Marx aujourd’hui (texte complet), par Dominique Temple

Billet invité. Reprend le texte paru sous ce titre ici en sept épisodes.

Introduction générale

Jamais le système capitaliste n’est apparu aussi puissant. Toutes les phases de son développement sont déployées sur la planète. Le capitalisme prétend plus que jamais contrôler la science, l’éducation, l’enseignement. La révolution socialiste n’a pas eu lieu. Cependant, le développement des forces productives atteint un seuil décisif : la technologie de l’informatique se libère de toute domination et rend à chacun sa liberté d’invention, sa puissance d’innovation. L’information est déjà à la disposition de tous, sa propriété est commune et son usage réciproque. Comment est-il alors possible que l’humanité soit forcée de sacrifier une partie d’entre elle, et qu’elle soit sous la menace d’une implosion planétaire ?

Une part de plus en plus grande de la société désapprouve pourtant l’économie capitaliste. Mais les fondements théoriques d’une autre économie lui manquent. Alors le capital ne pourrait-il se métamorphoser et devenir humain ?

Karl Marx soutient que le capital est assujetti à une contradiction dialectique : il transfère le travail vivant (de l’ouvrier) au travail mort (de la machine) et libère du temps libre au prolétariat, alors qu’il lui faut impérativement transformer ce temps libre en surtravail pour augmenter son profit. Aujourd’hui la question se pose : la contradiction n’est-elle pas en train de connaître son dénouement sous nos yeux ?

Nous nous proposons de suivre cette contradiction au cours des métamorphoses du capital à partir de son commencement tel qu’il est décrit par Karl Marx (Marx I), puis, lorsque le moteur de sa croissance n’est plus la production mais la consommation (Marx II), et lorsque le prolétariat est invité à partager avec lui la jouissance du pouvoir (Marx III). Nous soutiendrons qu’aujourd’hui elle explose enfin : le travail que Marx dit mort, enseveli dans la machine, redevient vivant.

I – Karl Marx et le travail vivant

Karl Marx, avec la définition du travail comme travail vivant, comme Charles Darwin avec la découverte de l’évolution, constate que la matière vivante est capable non seulement de se reproduire mais encore de se différencier, de s’organiser, de se dépasser dans des formes toujours plus complexes. Il s’en est fallu de peu que l’un ou l’autre ne postule un principe antagoniste du deuxième principe de la thermodynamique ! Les phénomènes qu’ils étudient sont néanmoins trop séquentiels pour leur permettre de rompre avec la Physique de leur temps. Au XIXe siècle, le travail est donc toujours conçu comme un potentiel dont l’actualisation se mesure en dépense d’énergie qui doit être régénérée à l’issue de son usage.

« En fin de compte toute activité productive, abstraction faite de son caractère utile, est une dépense de force humaine. La confection des vêtements et le tissage, malgré leur différence, sont tous deux une dépense productive du cerveau, des muscles, des nerfs, de la main de l’homme, et en ce sens du travail humain au même titre. La force humaine de travail dont le mouvement ne fait que changer de forme dans les diverses activités productives doit assurément être plus ou moins développée pour pouvoir être dépensée sous telle ou telle forme. Mais la valeur des marchandises représente purement et simplement le travail de l’homme, une dépense de force humaine en général » [1].

Aucune mesure ne peut quantifier la différenciation biologique, la forme engendrée par le travail vivant. La qualité de la valeur produite par le travail, du moment que celui-ci est aliéné dans le contrat d’échange, est seulement remplacée par celle que le patron de l’entreprise propose comme but à l’entreprise, et qu’il estime donc lui appartenir. Pourtant, c’est l’ouvrier qui la produit et non le capitaliste. Il demeure, en effet, que la force de travail payée pour produire la valeur est du travail vivant. Et si pour le capitaliste cette valeur n’est quantifiable que traduite en énergie dépensée, c’est parce qu’il s’attribue la propriété du travail vivant. Et le capitaliste mesure donc la force de travail qu’il achète à l’ouvrier par la quantité de ressources nécessaires à sa reproduction, le salaire.

Marx insiste, lui, sur le fait que le travail est un travail vivant.

Dans la vie, la production consommatrice subordonne la consommation productive : « Il est évident que dans l’alimentation, par exemple, qui est une forme particulière de consommation, l’homme produit son propre corps. Mais cela vaut également pour tout autre genre de consommation qui, d’une manière ou d’une autre, contribue par quelque côté à la production de l’homme. Production consommatrice » [2].

La vie se comptabilise, si l’on peut dire, par les formes qu’elle crée… par la forme et non la force dépensée pour la produire. L’analogie de l’entreprise avec un organisme permet alors de se représenter le profit en termes de production comme la différence entre la valeur produite par le travail vivant et la quantité de ressources nécessaires à la reproduction de la force de travail (la consommation productive).

La conscience

La vie…, l’évolution… est une découverte qui semble rendre compte de la conscience imaginée comme l’ultime phase de l’évolution et de la vie.

Marx note cependant que « La conscience de la nécessité d’entrer en rapport avec les individus qui l’entourent marque pour l’homme le début de la conscience de ce fait qu’il vit somme toute en société » [3]. Mais il interprète aussitôt cette conscience sociale comme un moment de l’évolution biologique: « Ce début est aussi animal que l’est la vie sociale elle-même à ce stade; il est une simple conscience grégaire, et l’homme se distingue ici du mouton par l’unique fait que sa conscience prend chez lui la place de l’instinct ou que son instinct est un instinct conscient » [4]. Et c’est la vie, la différenciation biologique qui conduirait à la division du travail au sein de la communauté primitive. « Cette division du travail, (…) implique en même temps la répartition du travail et de ses produits, distribution inégale en vérité tant en quantité qu’en qualité; elle implique donc la propriété dont la première forme, le germe, réside dans la famille où la femme et les enfants sont les esclaves de l’homme. Du reste, division du travail et propriété privée sont des expressions identiques – on énonce, dans la première, par rapport à l’activité ce qu’on énonce, dans la seconde, par rapport au produit de cette activité » [5].

Marx s’appuie sur Lewis Henry Morgan qui décrit l’évolution de la société à partir d’une horde où tout serait indivis, autant l’usage des femmes que celui de la nourriture. La différenciation biologique conduirait dès lors à la différenciation sociale, à « la division naturelle du travail dans la famille et sur la séparation en familles isolées et opposées les unes aux autres ». Et la propriété se repartirait donc entre propriété privée familiale et propriété collective.

Mais comment les hommes sont-ils unis collectivement ? Par une dépendance réciproque, dit Marx : « De plus, la division du travail implique du même coup la contradiction entre l’intérêt de l’individu singulier ou de la famille singulière et l’intérêt collectif de tous les individus qui sont en relations entre eux ; qui plus est, cet intérêt collectif n’existe pas seulement, mettons dans la représentation, en tant que “intérêt général”, mais d’abord dans la réalité comme dépendance réciproque des individus entre lesquels se partage le travail » [6].

L’anthropologie au XXIe siècle confirme-t-elle cette dépendance collective des individus les uns des autres, l’évolution de l’indivision primitive à la famille individualisée, l’appropriation de la nature en fonction de l’intérêt familial ou collectif ?

Elle a montré au contraire que les familles humaines n’ont jamais été confondues dans une horde primitive et qu’elles ont toutes été reliées dès leur origine par le principe de réciprocité. Mais par réciprocité il faut entendre tout autre chose qu’une dépendance biologique. Pour fonder une famille, dira Lévi-Strauss, il en faut deux. Le principe a sa source dans la nature : l‘exogamie. Mais toutes les sociétés humaines interprètent l’exogamie comme la condition de la réciprocité (la prohibition de l’inceste). La prohibition de l’inceste de nourriture redouble immédiatement la prohibition de l’inceste de parenté, et il en est ainsi pour toutes les activités de l’homme (les prestations totales). Pourquoi ? Parce que la réciprocité donne sens aux activités qu’elle mobilise.

À partir du moment où la conscience peut se réfléchir sur elle-même grâce à la réciprocité, elle devient en effet conscience de ce qu’elle est elle-même comme conscience de conscience et pas seulement conscience d’une finalité comme celle de se nourrir ou de se reproduire. Cette conscience de conscience fascine l’homme parce qu’elle le délivre de sa dépendance biologique, de sorte que s’il y a obligation de réciprocité, comme dira Marcel Mauss, c’est à partir d’une motivation spirituelle : l’amitié (la philia), produite par la réciprocité de bienveillance, est impérative, mais cet impératif est celui d’une libération de la conscience des chaînes de la nature.

Contradiction et antagonisme

Nous avons dit que Marx ne peut tirer toutes les conséquences du fait que la vie défie l’énergie physique, parce que le travail vivant ne peut être comptabilisé qu’en rapports de force entre le salarié et le capitaliste. Il envisage cependant une dialectique dans laquelle la vie joue un rôle dynamique, il envisage une dialectique, mais non pas deux dialectiques inverses l’une de l’autre. Or, au XXe siècle, force est de reconnaître deux dialectiques à l’œuvre dans la nature: l’une qui tend vers la plus grande entropie, l’autre vers la plus grande néguentropie. Selon la Physique d’aujourd’hui, la dialectique se dédouble, si l’on peut dire, et si chacune est la négation de l’autre, elle est en même temps une dialectique antagoniste de l’autre. Et entre ces deux dialectiques (l’homogénéisation (entropisation) et l’hétérogénéisation (néguentropisation) de l’univers), il n’y a pas seulement une contradiction. Entre les deux dialectiques, entre leurs contradictions respectives, s’ouvre un “espace vide” que l’on peut appeler l’antagonisme. Et celui-ci donne naissance à une troisième dialectique, car il peut s’accroître aux dépens des deux autres.

Cet antagonisme était déjà repéré comme le “juste milieu entre les contraires” (la médiété) par le Philosophe, qui faisait même intervenir quelque chose de plus. Aristote précisait en effet que le sentiment d’humanité qui caractérise les hommes se construit à partir d’une relation où la conscience de l’un, se redoublant de celle de l’autre, se révèle à elle-même comme l’esprit (nôus) commun à l’un et à l’autre : le “propre de l’humanité”, dit-il. Cette relation est la réciprocité. La conscience peut se dire universelle lorsque la réciprocité devient généralisée.

Les sentiments produits par les différentes relations qui souscrivent au principe de réciprocité se représentent comme valeurs. Aristote fonde alors l’économie politique sur une valeur particulière, la justice. Pourquoi ? Parce que la matrice de la justice est une relation de réciprocité égale, et l’égalité peut être mesurée par la quantité de ce que chacun redistribue aux autres. On devine l’importance de son raisonnement : désormais la conscience affective commune née de la réciprocité se représente de façon objective grâce au partage et à la mesure, c’est-à-dire grâce à la médiation de la raison, pour tous les membres de la société quel que soit leur imaginaire particulier. Tout homme, dès lors qu’il respecte le principe de réciprocité et la raison (“Nul n’entre ici s’il n’est géomètre!” [7]), peut dépasser les limites de la parenté, où tout est encore commun, et grâce au partage (metadosis) investir sa puissance créatrice dans la construction de la cité.

Ce qui nous importe ici est la matrice de la médiété, matrice qui repose sur le concept clé d’antagonisme. Pourtant, l’anthropologie moderne n’a pas encore dépassé l’idée que la conscience humaine émergerait de l’évolution comme la forme ultime de la vie. Lévi-Strauss, par exemple, fait apparaître la fonction symbolique de la différentiation du vivant. Néanmoins, il nous faut entendre aujourd’hui que la conscience obéit à une dialectique différente de la dialectique de la vie, qu’elle obéit à celle de l’antagonisme qui se développe grâce au principe de réciprocité.

II – L’aliénation et l’exploitation du travail

Les deux économies

Lorsqu’il cherche à préciser l’origine du capitalisme, Marx cite longuement Aristote. La valeur est une œuvre personnelle, subjective, qui s’inscrit dans la réciprocité où elle reçoit une fonction sociale. Elle dépend de son statut de production. Dans des conditions identiques et à temps de travail égal, les productions sont dites équivalentes si les statuts de production sont égaux. Si l’Assemblée estime que le statut du magistrat est supérieur à celui du paysan, elle établira entre le travail du paysan et celui du magistrat un rapport proportionnel au rapport du paysan et du magistrat. Ce détour par le statut social pour mesurer la valeur n’est pas moins habile que celui du temps de travail : pour Marx, le temps de travail permet de compter une quantité de valeur. Pour Aristote, le statut de production permet d’évaluer la qualité de la valeur. Entre les producteurs, le commerçant (kapelos) peut échanger entre eux des produits dont la valeur est exprimée par leur équivalence de réciprocité. On peut appeler cet échange “échange de réciprocité”. Aristote distingue alors deux types d’échange.

Marx nous le rappelle en citant lui-même Aristote: « Aristote oppose l’économique à la chrématistique. La première est son point de départ. En tant qu’elle est l’art d’acquérir, elle se borne à procurer les biens nécessaires à la vie, et utiles soit au foyer domestique soit à l’État. “La vraie richesse (o alêthinos ploutos) consiste en des valeurs d’usage de ce genre, car la quantité des choses qui peuvent suffire pour rendre la vie heureuse n’est pas illimitée. Mais il est un autre art d’acquérir, auquel on peut donner à juste titre le nom de chrématistique, qui fait qu’il semble n’y avoir aucune limite à la richesse et à la possession. Le commerce des marchandises (E kapelike) (mot à mot “commerce de détail” : Aristote adopte cette forme parce que la valeur d’usage y prédomine) n’appartient pas de sa nature à la chrématistique, parce que l’échange n’y a en vue que ce qui est nécessaire aux acheteurs et aux vendeurs. » Plus loin, il démontre que le troc a été la forme primitive du commerce, mais que son extension a fait naître l’argent. À partir de la découverte de l’argent, l’échange dut nécessairement se développer, devenir “kapelike” ou commerce de marchandises, et celui-ci, en contradiction avec sa tendance première, se transforme en chrématistique ou en art de faire de l’argent. La chrématistique se distingue de l’économique en ce sens que “pour elle, la circulation est la source de la richesse et elle semble pivoter autour de l’argent, car l’argent est le commencement et la fin de ce genre d’échange. C’est pourquoi aussi la richesse, telle que l’a en vue, la chrématistique est illimitée. (…) L’économique est limitée, la chrématistique non. La première se propose autre chose que l’argent, la seconde poursuit son augmentation… C’est pour avoir confondu ces deux formes que quelques-uns ont cru à tort que l’acquisition de l’argent et son accroissement à l’infini étaient le but final de l’économique”. » (Aristote, De rep., édit. Bekker, t. I, c. 8 et 9, passim) » [8].

Aristote distingue alors deux économies à partir de l’échange de réciprocité dans les communauté, et de l’échange spéculatif entre cités où la valeur des choses est différente[9] : il observe qu’entre des places de marché éloignées les unes des autres, en particulier dans le commerce maritime, la valeur d’échange obtenue par la spéculation sur la différence des prix n’a d’autre propriétaire que l’intermédiaire sans référence à aucun producteur. [N.B. Paul Jorion : Dans le langage d’aujourd’hui, il n’est pas question ici de spéculation mais d’arbitrage : la « spéculation » met en présence deux parieurs en sens opposé sur l’évolution d’un prix, alors qu’un « arbitrage » consiste à vendre à un endroit A à un certain prix, ce qui a été acheté en B à un prix inférieur. Le profit de l’arbitrageur récompense, dit-on, la prise de risque dans le transport du bien de B en A, alors que le profit du spéculateur entérine simplement sa bonne fortune.]

Cet échange autorise le commerçant libre (métaboleus) à considérer son profit comme propriété privée. Ce profit est dû en effet à son habileté spéculative. Cette propriété privée autorise une accumulation sans limite. Il existe dorénavant deux économies : l’une est ordonnée à la redistribution et la consommation de la communauté, l’autre sans limite n’a d’autre but que la richesse et le pouvoir.

Cependant, avec le progrès des communications et des échanges, la disparité de la valeur dans les systèmes de productions isolés s’efface. Mais elle peut renaître spontanément partout grâce à la privatisation de la propriété des moyens de production. Celle-ci sera instituée constitutionnellement au XVIIIe siècle en Angleterre avec l’enclosure Act, et en France avec le Code civil de Napoléon.

L’ouvrier produit par son travail dix, cent ou mille fois plus que la quantité de richesse qui lui est nécessaire pour survivre et se reproduire. Le produit du travail qui excède cette quantité payée par le salaire est la plus-value. La part de la plus-value qui devrait revenir aux travailleurs dans une communauté de réciprocité constitue le profit des actionnaires, au même titre que le gain spéculatif du commerçant antique qui jouait sur les disparités d’équivalence des cités entre lesquelles il instituait son commerce.

L’aliénation et l’exploitation du travail

L’exploitation capitaliste a pris le relais de la spéculation commerciale bien que le commerce des traders sur la rentabilité des entreprises et celui des entreprises qui délocalisent en tirent parti. Néanmoins, c’est bien l’exploitation capitaliste la source majeure du capital.

Il ne faut pas être grand clerc pour s’apercevoir que la force de travail réduite à une force élémentaire (la force vitale brute de l’ouvrier) autorise une diminution du salaire qui dégage un profit supplémentaire par rapport à la plus-value obtenue de l’aliénation de la force de travail. Cette marge de profit obéit au même souci de tirer le plus grand parti possible du rapport de force instauré par la privatisation de la propriété des moyens de production. Cependant, elle fait apparaître plus clairement que la qualité du travail n’est pas prise en compte dans la définition de la valeur, qu’elle en est même écartée par la mesure quantitative de la force de travail. La force de travail n’est pas seulement amputée de sa finalité sociale et de sa compétence particulière (pour le forgeron d’être forgeron, le menuisier d’être menuisier), elle est dénaturée ; l’ouvrier, dans l’entreprise capitaliste du XIXe siècle, est privé non seulement de tout droit d’initiative, d’innovation ou d’invention dans l’entreprise, mais aussi de la faculté de reconstituer sa puissance de travail d’origine. L’essentiel est ceci, dit Marx : « Le prix de la force de travail atteint son minimum lorsqu’il est réduit à la valeur des moyens de subsistance physiologiquement indispensables, c’est-à-dire à la valeur d’une somme de marchandises qui ne pourrait être moindre sans exposer la vie même du travailleur » [10].

La force de travail est ramenée à une force biologique mesurée par une quantité d’énergie physique. Pour le système capitaliste du XIXe siècle, la valeur d’échange n’est pas un artifice, une abstraction ou une forme de la valeur qui représenterait la puissance du travailleur, elle est disqualification de cette puissance et mutilation de la valeur [11].

La puissance de travail restreinte à une quantité d’énergie a fait comparer l’exploitation de l’homme au XIXe siècle à un esclavage à la carte [12].

Que l’on ne s’y trompe pas : la division du travail introduite par l’industrialisation (fordisme, taylorisme) ne crée pas une opportunité pour que l’ouvrier puisse s’exprimer librement, au contraire, elle fragmente sa puissance en opérations élémentaires dont il ne maîtrise pas la synthèse.

« Dans la division du travail, écrit Michel Henry, l’actualisation d’une potentialité n’exclut pas seulement dans l’instant, mais de façon décisive et définitive, la réalisation des autres puissances de la vie, loin de les éveiller ou de les susciter. […] La signification “positive” de la division du travail est doublement négative, parce que d’une activité qui s’inscrit dans une totalité mouvante et se propose comme le moment de sa réalisation synthétique indivisible, elle fait un geste stéréotypé et finalement privé de sens, c’est-à-dire de son insertion dans le processus phénoménologique d’ensemble qui est le déploiement et l’accomplissement de la vie » [13].

Marx ne cesse pourtant de dire que la valeur est produite par le travail vivant, et par vivant il entend l’actualisation de la vie comme créatrice de biens et de richesses, de valeurs d’usage ou d’activités, et donc la force de travail comme puissance d’innovation.

III – L’innovation

L’importance de l’innovation apparaît quand on compare l’efficience respective de deux entreprises qui font intervenir des techniques différentes. Chaque entreprise requiert les meilleures techniques pour améliorer la productivité de son capital afin de l’emporter sur ses rivales. Mais, toutes s’alignant très vite en adoptant les mêmes innovations, s’ensuit la baisse tendancielle du taux de profit. Cette baisse est compensée par l’augmentation de la production que permet aussi l’innovation : d’un côté celle-ci réduit le temps de travail nécessaire à la production de la marchandise, mais de l’autre côté elle permet d’améliorer les communications, d’amplifier le marché, d’agrandir l’entreprise et d’augmenter le nombre d’ouvriers, de sorte que ne compte finalement que l’exploitation du travail salarié pour faire la différence entre les entreprises. Pour le capitalisme du XIXe siècle, le changement produit par une innovation demeure “extérieur” au procès de production de plus-value [14]. Entendue comme découverte, comme valeur d’usage (l’électricité ou la machine à vapeur par exemple), l’innovation est à cette époque considérée comme gratuite. On estime que les inventions sont des forces productives analogues à celles de la nature (la fertilité de la terre, la fécondité des animaux, etc.,). Si une invention améliore la compétence d’une machine, elle contribue donc à la production de la valeur parce qu’elle modifie le capital, et non parce qu’elle serait produite par le travail salarié [15].

Marx n’étudie, précise-t-il, que la différence fonctionnelle entre un capital constant donné et un capital variable donné. D’où cette formule « La valeur de la force moyenne de travail et le degré moyen de son exploitation étant supposés égaux dans différentes industries, les masses de plus-value produites sont en raison directe de la grandeur des parties variables des capitaux employés, c’est-à-dire en raison directe de leurs parties converties en force de travail » [16]. Il est évident que si l’on fait abstraction des innovations qui modifient la valeur du capital constant en les considérant comme des facteurs externes au travail, on ne peut définir la valeur d’échange que par la quantité de travail socialement nécessaire, et le travail complexe que comme une addition de travail simple [17].

Mais à qui appartient la somme d’innovations que le capitalisme emprunte à la société ? La question opposa Proudhon et Marx, le premier estimant que la société non-capitaliste est propriétaire de ces moyens de production et demeure une puissance collective qui peut retourner la situation à son avantage, d’où l’espérance d’une économie socialiste rivale de l’économie capitaliste. Marx répond que toutes les forces productives sont maîtrisées a priori par le capital grâce à la privatisation de la propriété. Il n’existe donc pas de forces productives libres qui puissent se constituer en économie alternative. Mais alors comment la conscience révolutionnaire peut-elle naître d’une pareille aliénation de tout travail ? Rien n’indique comment le prolétariat pourrait se ré-approprier la vie, la puissance du sujet se créant lui-même. Cette opportunité où se révélerait le sens de l’humanité commune (voir plus loin la définition du travail humain) est reportée après l’élimination du capitalisme. Mais pour l’instant, il n’y a pas d’issue pour le prolétariat hors la conscience révolutionnaire du parti communiste.

La puissance d’innovation

Par la qualité du travail, il faut entendre la consommation vraie que Marx appelle parfois loisir ou production consommatrice, c’est-à-dire le travail par lequel l’homme se construit comme être vivant et pensant, comme savant ou artiste qui actualise la puissance d’innovation, la capacité d’inventer de nouvelles valeurs d’usage ou de nouveaux procédés de production, la libre initiative de la production [18].

Marx, on l’a dit, n’exclut pas la puissance d’innovation de la production de la valeur, mais il constate que dans la production capitaliste elle est intégrée dans le capital constant, tout entière appropriée par le capitalisme, de sorte que seule la valeur d’échange est comptée comme valeur.

« La transformation de l’outil de travail en machine n’est pas fortuite, elle est la métamorphose historique des moyens de travail traditionnels adaptées aux besoins du capital. L’accumulation du savoir, des maîtrises, des forces productives générales du génie social est, elle aussi, absorbée dans le capital, posé face au travail ; elle apparaît donc comme la qualité du capital, ou plus exactement du capital fixe, pour autant qu’il entre dans la production comme instrument de travail proprement dit » [19].

Qu’est-ce qui empêche de prendre en compte la puissance d’innovation de l’ouvrier comme facteur de production de la valeur proprement dite ? Serait-ce qu’elle est a priori exclue dans le contrat salarial parce que le capitaliste ne donne comme finalité à l’entreprise que la production de valeur d’échange en vue de la croissance exclusive du capital ? Ou bien l’entrepreneur se réserverait-il cette puissance d’innovation comme sa propre contribution à l’entreprise ? La réponse de Marx serait plutôt que la valeur créée par le travail vivant n’est pas l’objectif de la production capitaliste, que celui-ci est seulement la valeur d’échange, la réduction du travail vivant au travail mort, et l’accumulation du capital constant.

IV – La propriété privée

Le travail social

Marx rappelle que dans d’autres systèmes de production, le travail est un travail social car ce qu’il produit est la vie de la communauté.

« Représentons-nous enfin une réunion d’hommes libres travaillant avec des moyens de production communs, et dépensant d’après un plan concerté leurs nombreuses forces individuelles comme une seule et même force de travail social. (…) Le produit total des travailleurs unis est un produit social. Une partie sert de nouveau comme moyen de production et reste sociale ; mais l’autre partie est consommée, et par conséquent doit se répartir entre tous » [20].

Il soutient la même thèse qu’Aristote : le travail est vivant : “vivant”, pour le Philosophe, signifie la conversion de la puissance en actualisation, en qualité supérieure à celle de sa matière première, qualité (ou forme) plus complexe que celle d’origine, dont témoigne la signature de son auteur sur son œuvre [21]. La division du travail en fonction de la complémentarité des besoins de la société lui confère son caractère social. Marx garde cette notion de travail social pour le travail de l’ouvrier dans l’entreprise, bien que sa finalité change puisqu’elle est alors ordonnée à l’accumulation du capital : il devient dès lors travail social utile (au capital).

Il semble qu’il y ait ici contradiction entre la réduction du salarié à un état physique infra-humain, et le crédit accordé au prolétariat d’un travail social (détourné en utilité capitaliste).

La propriété privée

Marx ne cesse en effet de soutenir que la production de la valeur est due à la vie. Il faut donc préciser le moment où le système capitaliste emprisonne le travail vivant dans un statut où il peut être assujetti à un rapport de force qui le stérilise de sa fonction humaine puis le convertit en capital, c’est-à-dire en travail mort, en travail des machines. Ce moment est la privatisation de la propriété. Néanmoins, Marx emploie le terme de propriété privée dans plusieurs sens :

« Le mode de production et d’accumulation capitaliste et partant la propriété privée capitaliste, présuppose l’anéantissement de la propriété privée fondée sur le travail personnel ; sa base, c’est l’expropriation du travailleur » [22].

Et même lorsqu’il reconnaît que la première forme de la propriété est communautaire, Marx l’appelle aussi propriété privée… Rappelons que pour lui, à l’origine, la propriété des moyens de production répond aux besoins de la famille. Il y a dès lors antagonisme entre la propriété des familles et la propriété collective. Cette propriété qui fait corps avec son possesseur, il l’appelle propriété privée communale ou patriarcale et la distingue de la propriété privée bourgeoise. Mais il ne distingue pas plusieurs formes d’appropriation de la nature. Au contraire, il confond d’un seul élan l’appropriation de la nature, la propriété et la production de la vie : « Toute production est appropriation de la nature par l’individu au sein et par l’intermédiaire d’un type de société bien déterminé. En ce sens, on commet une tautologie lorsqu’on dit que la propriété (l’appropriation) est une condition de la production. Mais on devient presque grotesque quand, à partir de là, on passe d’un bond à une forme déterminée de la propriété, par exemple la propriété privée. (Ce qui implique en outre, comme condition, une forme antagonique, la non-propriété). L’histoire nous montre plutôt que la forme primitive, c’est la propriété commune (par exemple chez les Indiens, les Slaves, les anciens Celtes, etc.) forme qui, en tant que propriété communale, jouera encore longtemps un rôle important » [23].

Dans L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, Engels s’est aperçu de la difficulté qu’introduit l’utilisation du terme privé à propos de cette propriété commune. Dans la première édition, il nomme la propriété dans l’organisation primitive, “propriété privée de certains chefs de famille” puis “propriété privée des familles des sociétés primitives”, mais dans la deuxième édition il remplace dans la première phrase “propriété privée” par “propriété particulière des chefs de famille”, et dans la seconde par “propriété familiale”. Il est donc conscient que le terme de propriété privée est inadéquat pour définir l’appropriation primitive qui par définition est une possession qui fait corps avec le sujet, c’est-à-dire inaliénable [24].

Marx de son côté fait cette mise au point :

« On nous a reproché, à nous autres communistes, de vouloir abolir la propriété acquise par le travail personnel, cette propriété qui, dit-on, forme la base de toute liberté, de toute activité, de toute indépendance personnelles. Quelle est donc cette propriété, fruit de l’effort, du labeur personnel ? Voulez-vous parler de la propriété du petit bourgeois, du petit paysan, de celle qui a précédé la propriété bourgeoise ? Ce n’est pas à nous de l’abolir, le progrès de l’industrie l’a abolie et l’abolit jour après jour. Ou bien parlez-vous de la propriété privée de la bourgeoisie moderne ? Mais dites-moi, est-ce que le travail salarié, le travail du prolétaire crée pour lui une propriété quelconque? En aucune manière. Il crée le capital, c’est-à-dire la propriété qui exploite le travail salarié, et qui ne peut s’accroître qu’à la condition de produire un surcroît du travail salarié, afin de l’exploiter de nouveau. Dans sa forme actuelle, la propriété évolue dans l’antagonisme du capital et du travail » [25].

Marx étudie le système économique dont la relation de base est déterminée par la privatisation de la propriété, l’expropriation de la propriété. L’expropriation ? De laquelle les enclosures anglaises sont l’image paradigmatique, une clôture qui soumet la liberté de tous à la liberté individuelle, l’échange à la concurrence, la raison au calcul, et substitue le pouvoir de domination des uns sur les autres à la responsabilité de chacun vis-à-vis d’autrui.

Marx conclut : « Ce qui caractérise le communisme, ce n’est pas l’abolition de toute espèce de propriété, mais l’abolition de la propriété bourgeoise. Or, la propriété bourgeoise moderne, la propriété privée, est l’expression ultime, l’expression la plus parfaite du mode de production et d’appropriation fondé sur des antagonismes de classes, sur l’exploitation des uns par les autres. En ce sens les communistes peuvent résumer leur théorie par cette seule formule : abolition de la propriété privée » [26].

La thèse de l’exploitation que l’on peut dire “quantitative” de la valeur dans la genèse du profit doit être liée à son contexte, à cette phase du développement du système capitaliste où la plus-value est produite par l’exploitation du travail amplifiée par la disqualification de la puissance de travail en force de travail brute. Mais cette exploitation n’est possible que lorsque la privatisation de la propriété commune permet à une classe sociale de s’emparer des moyens de production. Les exemples que cite Marx à l’appui de sa démonstration sont probants.

Mais cette thèse se soutient-elle aujourd’hui ? Jamais le Capital n’a mobilisé autant de prolétaires, et l’exploitation de la force de travail brute ne cesse nulle part d’être source de profit. Comme une onde se propageant du centre vers la périphérie, l’exploitation capitaliste s’observe sous ses formes les plus brutales aux limites de la société occidentale.

La thèse se soutient aussi du fait que le capital constant où s’accumulent les ressources technologiques représente le travail accumulé selon le mode d’exploitation de la force de travail brute. Mais au cœur de la société capitaliste suffit-elle ?

V – Mort et résurrection du capitalisme

Quel fut l’avenir de ce système d’exploitation ? Le capitaliste réinvestit son profit en force de travail ouvrière pour augmenter son profit. Il y est contraint parce qu’il n’a pas d’autre solution que d’augmenter son capital pour faire face à la concurrence. Cependant, la production doit être consommée par une demande solvable. Or, quand le salaire est limité à la reproduction de la force de travail brute, le seuil de la surproduction est rapidement atteint : le nombre d’ouvriers augmente mais pas le nombre de consommateurs. Le système s’effondre. La solution ? Une redistribution partielle de la plus-value au prolétariat, à la condition qu’elle ne suscite pas une autre production que celle décidée par l’entreprise capitaliste et ne remette pas en cause le profit escompté. La consommation vraie ne doit augmenter qu’à la condition qu’elle motive la consommation productive. Le loisir du prolétariat doit lui-même être programmé par la croissance du capital.

Mais si l’augmentation du pouvoir d’achat des salariés retarde la crise de la surproduction, elle ne la supprime pas, et pour l’éviter, l’entreprise capitaliste doit donner toujours plus de pouvoir d’achat au prolétariat et investir dans l’invention de marchandises nouvelles. La puissance d’innovation est ré-introduite dans le travail, et devient même motrice de l’investissement après la crise de 1929 et la deuxième guerre mondiale [27].

Revient-on à une définition de la valeur qui intègre la qualité, revient-on à l’économie politique au sens aristotélicien du terme ? En réalité, le capitalisme subordonne toute qualité au profit et à l’accumulation du capital [28].

Le capitalisme du temps de Marx est mort dans la “grande crise”. Mais un changement radical s’est produit dans l’entreprise par l’importance que prend la puissance d’innovation.

Dans sa thèse en 1911, Joseph Schumpeter distingue la force de travail et la puissance d’innovation en reconnaissant à l’artisan de disposer de l’une et de l’autre tandis que, dit-il, dans l’entreprise capitaliste les deux fonctions sont distinctes, l’une appartenant à l’entrepreneur et l’autre à l’ouvrier. Dès lors, pour lui, la puissance d’innovation qui est la propriété de l’entrepreneur est l’essence du capitalisme. « En fait, l’impulsion fondamentale qui met et maintient en mouvement la machine capitaliste est imprimée par les nouveaux objets de consommation, les nouvelles méthodes de production et de transport, les nouveaux marchés, les nouveaux types d’organisation industrielle – tous éléments créés par l’initiative capitaliste » [29].

Cette hypothèse ne donne toutefois pas lieu à une analyse théorique comme celle de Karl Marx. Schumpeter se contente d’attribuer la puissance d’innovation au tempérament d’un type d’hommes, l’entrepreneur. La puissance innovante lui apparaît comme une prédisposition de certains hommes. La sélection naturelle ferait le reste…

Or, tout le monde dispose de cette puissance puisqu’elle est la vie. Par contre, la capacité que revendique le capitaliste, son principal travail si l’on peut dire, reste la privatisation de la propriété ! Dès lors, le peuple n’a nulle part les moyens de faire preuve de sa puissance d’innovation, et ne pourra non plus inventer un nouveau rapport de production.

Le capitalisme, lui, n’ignore pas que la puissance d’innovation appartient à tout le monde : plus que des ouvriers, il demande désormais des innovateurs, des mathématiciens, des informaticiens. Il se ressuscite en achetant la puissance d’innovation comme précédemment il achetait la force de travail brute.

Ainsi, la critique de Marx doit être redoublée : ce qui est aliéné dans le contrat salarié est toujours une puissance de travail, mais au lieu d’être une force de travail brute, c’est une puissance intellectuelle, un esprit formaté aux exigences du capital, une intelligence productive de capital. Si les chercheurs, les ouvriers spécialisés, les techniciens et les cadres, les cols blancs, peuvent actualiser dorénavant leur puissance d’innovation, ce n’est que pour autant qu’ils l’aliènent à l’entreprise capitaliste. Peut-être cette évolution fut-elle masquée par la deuxième guerre mondiale qui réactiva la forme primitive du capitalisme en particulier dans les “colonies”, mais le moteur de l’entreprise est désormais la force d’innovation et non plus la force vitale brute de l’ouvrier.

Démultipliée par la technologie, la productivité de l’intelligence est sans commune mesure avec la force de travail aveugle du prolétaire, au point que le salaire de l’inventeur s’offre l’exclusion du travailleur. L’exclusion est la conséquence d’une puissance d’innovation qui prend le relais de la force de travail brute. La survie du capital se paie de la mort du prolétariat !

Ce paradoxe fait croire que l’on est sorti de l’analyse marxiste. Mais en réalité, celle-ci se redouble, et l’exploitation atteint son paroxysme lorsque le travail étant assuré par les machines et les robots, les techniciens de l’innovation sont à leur tour remplacés par l’intelligence artificielle. Il faut renouveler l’analyse de l’exploitation de la force de travail par celle de l’exploitation de la puissance d’innovation.

La Dette souveraine

Le capitalisme se contente dès lors de spéculer sur des prêts consentis à la consommation, qui à leur tour, faute d’être solvables, relancent la crise de la surproduction.

La dévaluation fut un temps une solution de relance. La bourgeoisie l’élimina en privant l’État de son pouvoir de battre monnaie. Elle peut dorénavant créer autant de monnaie qu’elle veut parce qu’elle enchaîne l’État à la dette sous la menace du chaos. Et elle n’a pas à craindre de contradiction ou d’alternative ! Le prolétariat disqualifié, exclu, ne peut convertir le temps de travail libéré en production consommatrice libre, dissipative par rapport à la consommation utile au capital, parce que dans une économie de libre-échange tous les moyens de production sont placés sous le régime de la propriété privée. Le capital règne sans partage : il lui suffit d’éviter la révolte des exclus. Il dispose pour cela de la force.

Pour réfuter la critique, l’idéologie libérale soutient que la puissance d’innovation remplaçant la force de travail aveugle, améliore le niveau de compétence des citoyens, diminue le coût de production des richesses, augmente le pouvoir d’achat des salariés qui se convertit en demande de valeurs d’usage nouvelles. Elle soutient que les ressources de la terre peuvent être multipliées par la technologie, que la progression de la connaissance dont elle se porte garant est le meilleur investissement de la société, enfin que disposer de la force évite qu’elle ne soit utilisée par des concurrents irrationnels. Elle prétend que le salariat désavoue ses propres syndicats parce qu’il préfère jouir de la sécurité que lui assure la croissance capitaliste plutôt que d’être impliqué dans la prise de risque qu’implique la responsabilité de l’entreprise. Elle plaide enfin que la création monétaire relance la consommation productive, et que le marché financier régente l’équilibre de la production et de la consommation parce que c’est de son intérêt bien compris, et que l’arbitrage choisi par des hommes libres sur leurs propres affaires est plus juste que l’intervention d’une juridiction arbitraire, et elle fait valoir que l’entreprise capitaliste est la principale ressource de l’État (l’impôt), qu’elle est donc la source de la redistribution, et de l’économie sociale qu’elle finance plus judicieusement que l’État lui-même parce que celui-ci est le plus souvent l’objet de la convoitise de pouvoirs occultes qui détournent ses richesses dans leurs intérêts ou selon leurs imaginaires, etc.

En bref, si le capitalisme est parvenu à maîtriser la force de travail et la puissance d’innovation (l’information, l’éducation, l’enseignement, la science, la technique, l’art, la critique), ne pourrait-il pas soumettre également le rapport social créateur de valeur au rapport de force source de la valeur d’échange et du capital ? Pourquoi ne le pourrait-il pas ? S’il a su négocier le passage de l’exploitation de la force de travail brute à l’exploitation du travail qualifié par l’intégration de la consommation vraie comme production consommatrice utile, puis à maîtriser la puissance d’innovation, et enfin à remplacer le travail qualifié par le travail de la machine, ne pourrait-il contraindre la matrice de la conscience elle-même à devenir une force productive utile ? Le capitalisme ne pourrait-il se transformer en économie sociale ou tout au moins en économie responsable du genre humain ? Autrement dit, s’il réussissait à subordonner à son profit le rapport social créateur de valeur, la valeur d’échange ne pourrait-elle pas subsumer la valeur ? Si la société civile disposant de son temps libre ne peut concevoir une autre fonction du travail que celle du travail aliéné, chacun devenant responsable de celui-ci, ne pourrait-elle lui apporter un visage humain ?

VI – Travail humain ; valeur

Le travail humain

Marx soutient que le capitalisme d’un côté subordonne toute activité qu’elle soit scientifique, artistique ou critique à la croissance du profit de ses actionnaires, et que d’un autre côté il remplace le travail salarié par celui des machines, de sorte que chaque individu bénéficiant du temps de travail libéré devrait pouvoir se rendre maître de l’économie au bénéfice de tous.

« La création, en dehors du temps de travail nécessaire, de nombreux loisirs au profit de la société en général et de chaque individu en particulier pour le plein développement de ses facultés créatrices, apparaît dans le système capitaliste et pré-capitaliste comme temps de non-travail, comme loisir pour quelques-uns. Ce qu’il y a de nouveau dans le capital, c’est qu’il augmente le temps du surtravail des masses par tous les moyens de l’art et de la science, puisque aussi bien il a pour but immédiat non la valeur d’usage mais la valeur en soi, qu’il ne peut réaliser sans l’appropriation directe du temps de surtravail, qui constitue sa richesse. Ainsi, réduisant à son minimum le temps du travail, le capital contribue malgré lui à créer du temps social disponible au service de tous, pour l’épanouissement de chacun. Mais, tout en créant du temps disponible, il tend à le transformer en surtravail. Plus il réussit dans cette tâche, plus il souffre de surproduction ; et sitôt qu’il n’est pas en mesure d’exploiter du surtravail, le capital arrête le travail nécessaire. Plus cette contradiction s’aggrave, plus on s’aperçoit que l’accroissement des forces productives doit dépendre non pas de l’appropriation du surtravail par autrui, mais par la masse ouvrière elle-même. Quand elle y sera parvenue – et le temps disponible perdra du coup son caractère contradictoire – le temps de travail nécessaire s’alignera d’une part sur les besoins de l’individu social, tandis qu’on assistera d’autre part à un tel accroissement de forces productives que les loisirs augmenteront pour chacun, alors que la production sera calculée en vue de la richesse de tous. La vraie richesse étant la pleine puissance productive de tous les individus, l’étalon de mesure en sera non pas le temps de travail, mais le temps disponible » [30].

Dans cette analyse où l’expression “puissance productive” renvoie à la force de travail créatrice de l’homme libre, il y a cependant un point aveugle : « Plus cette contradiction s’aggrave, plus on s’aperçoit que l’accroissement des forces productives doit dépendre non pas de l’appropriation du surtravail par autrui, mais par la masse ouvrière elle-même ».

Que veut dire “doit dépendre” sinon qu’il ne va pas de soi que le prolétariat puisse se réapproprier la maîtrise des forces productives. Comment le pourrait-il si la propriété privée reste au principe de l’économie ?

C’est à partir de cette question que l’on a imaginé une épreuve de force entre le prolétariat et la bourgeoisie, que le prolétariat s’empare du pouvoir, puis, au terme de sa dictature, abolisse la propriété privée…

Marx soutient plutôt que le progrès des forces productives fera à terme exploser les rapports de production en provoquant une crise politique qui peut devenir révolution si elle est assortie d’une réflexion critique. Il fait dépendre la révolution d’une prise de conscience du prolétariat qui dans le loisir aurait la possibilité de s’émanciper. Cependant, il ne suffit pas de dire « Quand le prolétariat se sera réapproprié le surtravail… », il faut dire comment il pourrait y parvenir, comment il pourrait mettre le capital sous la responsabilité de chacun ? Dit en termes marxistes : comment le capital fixe peut-il devenir la source d’une consommation productive libre et d’une production consommatrice pour tous ? Ou encore : comment le travail mort peut-il devenir vivant et de vivant, humain ?

Les deux voies, celle du dialogue avec la bourgeoisie capitaliste, et celle de la lutte des classes, qui ont été essayées au cours de l’immonde XXe siècle ont échoué. Pour que les choses changent, il faudrait que la propriété change de statut, et que les prolétaires puissent intégrer leur travail dans un autre rapport social que celui des rapports de force entre individus. Alors on pourrait dire avec Marx :

« Supposons que nous produisions comme des êtres humains, chacun de nous s’affirmerait doublement dans sa production, soi-même et l’autre.

Dans ma production, je réaliserais mon individualité, ma particularité, j’éprouverais en travaillant, la jouissance d’une manifestation individuelle de ma vie, et dans la contemplation de l’objet, j’aurais la joie individuelle de reconnaître ma personnalité comme une puissance réelle, concrètement saisissable et échappant à tout doute.

Dans ta jouissance ou ton emploi de mon produit, j’aurais la joie spirituelle immédiate de satisfaire par mon travail un besoin humain, de réaliser la nature humaine et de fournir au besoin d’un autre l’objet de sa nécessité.

J’aurais conscience de servir de médiateur entre toi et le genre humain, d’être reconnu et ressenti par toi comme un complément à ton propre être et comme une partie nécessaire de toi-même, d’être accepté dans ton esprit comme dans ton amour.

J’aurais dans mes manifestations individuelles, la joie de créer la manifestation de ta vie, c’est-à-dire de réaliser et d’affirmer dans mon activité individuelle ma vraie nature, ma sociabilité humaine. Nos productions seraient autant de miroirs où nos êtres rayonneraient l’un vers l’autre. Dans cette réciprocité, ce qui serait fait de mon côté le serait aussi du tien » [31].

Ce n’est pas seulement l’innovation, la vie, qui est évoquée ici, mais le rapport des hommes entre eux, la structure sociale de base qui engendre une conscience commune, qui donne à chacun son sentiment d’appartenance à l’humanité. Cette matrice est indiquée : la réciprocité.

Cependant la réciprocité est un concept que Marx ne précise pas. Il dit dans une lettre à Annenkov : « Qu’est ce que la société ? Quelle que soit sa forme ? Le produit de l’action réciproque des hommes » [32].

Mais qu’est ce qui est dit dans ce qui lui apparaît d’une telle évidence ? La réciprocité formelle, le fait qu’une action vis-à-vis d’autrui ait le même sens pour l’un que pour l’autre. Rien n’est indiqué du contenu de cette réciprocité, qui peut être aussi bien le souci de soi comme en témoigne l’échange réciproque, que la dépendance d’une valeur commune, ce dont Marx créditera les communautés primitives, ou encore la reconnaissance de cette même valeur selon la raison, comme dans le texte que l’on vient de citer. Le travail n’est plus alors du travail social utile au capital défini en relation de force ou de pouvoir, mais du travail social libre utile au capital humain [33]. Mais comment en arriver là ?

La valeur

Revenons à la question de la valeur. Dans l’Antiquité, la répartition des richesses s’effectuait à l’intérieur des communautés entre producteurs par réciprocité et non par échange : « L’échange des marchandises commence là où les communautés finissent, à leur point de contact avec des communautés étrangères ou avec des membres de ces dernières communautés » [34]. Aristote décrit la genèse de la valeur dans une communauté où les citoyens sont libres, égaux et attentifs à la satisfaction des besoins des autres, selon un rapport de réciprocité de pair à pair auquel l’échange est subordonné (l’échange de réciprocité). Dans la cité, le travail est travail social. La division du travail est ordonnée à la complémentarité des productions. D’où la détermination de la valeur en fonction du statut de production.

Marx précise que le Philosophe n’a pu concevoir la genèse de la valeur d’échange parce que le rapport de production bourgeois n’existait pas de son temps mais aussi que les modes de production de l’Antiquité sont “nimbés d’un nuage mystique qui masque la raison qui les motive”.

« La vie sociale, dont la production matérielle et les rapports qu’elle implique forment la base, ne sera dégagée du nuage mystique qui en voile l’aspect, que le jour où s’y manifestera l’œuvre d’hommes librement associés, agissant consciemment et maîtres de leur propre mouvement social » [35].

Or, pour cela, il faudra attendre que chaque citoyen établisse « des rapports transparents et rationnels avec ses semblables et avec la nature » [36].

Mais l’homme capitaliste, s’il n’ignore pas la raison, ignore le sens de la valeur parce que pour lui le rapport social transparent et rationnel où se développe la “valeur d’échange” comme forme de la valeur est un rapport de force entre propriétés privées.

VII – La révolution informatique

Le rapport social

Sans doute le prolétariat n’a-t-il pas la possibilité de créer un autre rapport social que celui instauré par la bourgeoisie et de donner à la valeur une autre définition que celle de la valeur d’échange parce qu’il n’y pas d’autre équivalence entre les choses, pour lui comme pour la bourgeoisie, que celle qui résulte du rapport de force entre producteurs de valeur d’échange dans le système capitaliste, et seulement dans le système capitaliste :

« Les catégories de l’économie bourgeoise sont des formes de l’intellect qui ont une vérité objective, en tant qu’elles reflètent des rapports sociaux réels, mais ces rapports n’appartiennent qu’à une époque historique déterminée, où la production marchande est le mode de production social. Si donc nous envisageons d’autres modes de production, nous verrons disparaître aussitôt tout ce mysticisme qui obscurcit les produits du travail dans la période actuelle » [37].

On reproche à Marx de s’être laissé fasciner par la valeur d’échange. Il s’en défend, nous l’avons vu, dans les textes que nous avons cités, soit qu’il rappelle que son analyse ne prétend dénoncer que le système capitaliste (le libre-échange, la privatisation de la propriété et la conception bourgeoise de la valeur), soit qu’il annonce avec la fin du capitalisme une ère nouvelle où le développement des forces productives libérera les hommes du rapport de force de leurs intérêts en créant l’abondance et le loisir à partir desquels il leur sera possible d’inventer un autre mode de relation sociale que celui de la bourgeoisie. Il s’en défend, mais il n’empêche qu’il abonde dans l’idée que le prolétariat puisse actualiser un système de production analogue à celui de la bourgeoisie par la collectivisation des moyens de production. Certes, on dira que cette alternative est stratégique, et on fera la distinction entre la stratégie de la prise de pouvoir par le prolétariat, si son opportunité se présente avant même que le développement du capitalisme n’ait produit les conditions naturelles de sa propre disparition, et la doctrine de l’émancipation du prolétariat. Mais nulle part où le parti communiste accéda au pouvoir (soit sur la moitié de la planète!), il ne restitua au peuple la maîtrise de son économie ni n’institua la réciprocité généralisée. Sous le prétexte de faire face à l’agression impérialiste, tous ses efforts se focalisèrent sur la production quantitative et non pas qualitative, et à l’entretien d’un rapport de force qui n’eut pas pour but immédiat l’émancipation mais le pouvoir. La menace nucléaire mit un terme relatif à cette compétition, mais le communisme n’en inventa pas pour autant un autre mode de production. Au mieux, cette éventualité fut une hypothèse, qui sous le nom de perestroïka (restructuration) échoua, et sous le nom de glasnost (transparence) a révélé un vide éthique abyssal. Le socialisme reste impuissant pour définir une autre voie pour l’humanité parce que les deux options du privé et du collectif obéissent toutes deux au même mode d’appropriation de la nature dicté par la compétition entre les uns et les autres. Il lui reste à construire l’avenir sur un autre rapport humain dont le principe au moins est déjà ratifié par toutes les communautés du monde de façon empirique et qu’il s’agit d’appréhender de façon rationnelle.

Marx pense que le développement des forces productives (la vie) fera exploser les rapports de production capitalistes, et que la croissance du capital en sera le moteur : le capital fixe est accumulation de la conscience humaine, il est du capital humain, que l’on dit mort, mais qui, plutôt, dort.

« La nature ne construit ni locomotives, ni chemins de fer, ni télégraphes électriques, ni machines automatiques, etc. Ce sont des produits de l’industrie humaine, des matériaux naturels transformés en organes de la volonté humaine. Ce sont des organes du cerveau humain créés par la main de l’homme ; c’est la puissance matérialisée du savoir. Le développement du capital fixe montre à quel point l’ensemble des connaissances (knowledge) est devenu une puissance productive immédiate, à quel point les conditions du processus vital de la société sont soumises à son contrôle et transformées selon ses normes, à quel point les forces productives ont pris non seulement un aspect scientifique, mais sont devenues des organes directs de la pratique sociale et du processus réel de l’existence » [38].

La révolution informatique

La question “comment le capital fixe peut-il devenir la source d’une consommation productrice libre ?” ou “comment le travail mort peut-il devenir vivant  et de vivant, humain ?” trouve aujourd’hui une réponse objective : la révolution informatique rend obsolète la privatisation de la puissance d’innovation, et met à la disposition de tous les moyens et les connaissances nécessaires à une création libre et responsable.

À partir du moment où l’information cesse d’être la propriété privée du capital, le robot pose et résout toute question de façon objective dans l’intérêt le plus général plutôt que dans l’intérêt des particuliers. Les connaissances se conduisent les unes vis-à-vis des autres comme les atomes entre eux. Elles deviennent la matière première d’une élaboration conceptuelle autonome et objective. L’information, la première, est libre. Mais l’enseignement, l’éducation, la science se produiront bientôt sur l’Internet, et s’affranchiront de tout contrôle. Le marché de réciprocité généralisé redoublera le marché de libre-échange, et la valeur sociale, la valeur utile. La technologie numérique substitue au mode de production capitaliste un mode de production dans lequel la valeur n’est déjà plus redevable à la propriété mais à la liberté.

Liberté ! Mais de quelle liberté s’agit-il ! Le débat sur la liberté et la propriété est ré-ouvert par les hackers : pourquoi, disent-ils, s’inquiéter du capital si le calcul suffit ? La propriété n’est plus nécessaire à l’homme formaté pour servir le robot. L’emprunt, dont l’usure est la garantie, suffit : parents, statut, travail, capital, tout peut être emprunté. La spéculation est une fée qui détache le pouvoir de ses ancres dans la propriété, et lui offre la liberté. Mais la spéculation qui triomphe de la propriété capitaliste n’est pas la liberté de tous, au contraire, elle est celle de l’individu réduit à lui-même, la jouissance du pouvoir que l’on peut dire monadique (Jupiter).

Autre est l’affectivité née d’une relation de réciprocité intersubjective dont dépend l’avenir de l’homme, selon le Philosophe. Elle est l’eudaimonia (le bonheur) qui accompagne toutes les valeurs produites par la réciprocité, de face-à-face, de tous vis-à-vis de tous, de l’hospitalité, du commun, du partage… Mais, à la différence de l’affectivité monadique du pouvoir, cette affectivité est dyadique, comme dit un auteur récent en une terminologie encore vierge. L’eudaimonia est l’affectivité de l’homme réciproque qui diffère sensiblement de l’affectivité du spéculateur ! Et sans doute est-elle bien autre chose encore lorsque la réciprocité prend en compte l’existence d’autrui dans sa souffrance. Mais c’est là une dimension inconnue ou ignorée des administrateurs et des collaborateurs du capital pour qui la priorité est le pouvoir.

Est prioritaire la question aveuglante de la propriété matérielle qui conditionne le pouvoir, le pouvoir de domination des uns sur les autres, parce que la liberté de spéculer n’est possible que si la différenciation de la production est muselée par la privatisation de la propriété.

Le capitalisme prétend s’approprier toutes les ressources de la terre et du ciel et même les matrices de la liberté et de la responsabilité, les structures de réciprocité elles-mêmes. Cette récupération transforme aussitôt la parole pleine en parole vide, la liberté commune en pouvoir arbitraire, la compétence en technique, et la puissance démocratique en marche aveugle.

Devant la menace de l’implosion planétaire à laquelle conduit cette tentation ultime, la lutte des hommes atteint son maximum, et en même temps son dénouement. L’histoire retient son souffle.

C’est sous nos yeux et dans les pays où le capitalisme est le plus avancé, comme le prévoyait Marx, que la contradiction entre la “production consommatrice” ou encore “consommation vraie” et l’exploitation de l’homme par l’homme éclate. Le renversement du rapport de force entre capital et travail est provoqué par la révolution informatique qui ressuscite le travail mort en travail vivant. La conscience affective, qui naît spontanément des réseaux de réciprocité se constituant librement dans la société civile hors de l’emprise du capital, plus rapide que tout calcul ou intérêt qui régente le robot, réagit spontanément et universellement à toute violence contre l’humanité ! Les réseaux de réciprocité devraient donc être capables d’irriguer l’intelligence du robot de l’éthique universelle. C’est au robot lui-même qu’il s’agit de donner une âme, et celle-ci est la propriété de la réciprocité intersubjective. Pour les nouvelles générations, la création, que Marx appelle aussi parfois loisir de la conscience, exige du robot qu’il serve la justice et la paix. La conscience démocratique (l’imperium [39]) fait face aux conseillers de l’ombre. Cette conscience peut l’emporter sur sa manipulation pourvu qu’elle maîtrise elle-même ses propres fondements, le mode de relation intersubjective qui lui confère son éthique mais qui lui permet aussi de s’approprier la nature (c’est la question de la propriété des ressources qui reste en suspens) avec le privilège d’en user légitimement. Ce mode de relation, que Marx appelait la réciprocité – qui était pour lui une évidence inaugurale de la fondation de toute société humaine –, doit être éclairé, comme il le disait encore, par la raison, et c’est l’enjeu de la théorie de la réciprocité.

 

=========================================

Notes :

[1]   Karl Marx, Le Capital, première section, II, Å’uvres, Economie I, Paris, Gallimard, Pléiade, 1965, p. 572.

[2]  Karl Marx, Introduction à la Critique de l’économie politique, Paris, Editions sociales, p. 156.

[3]  Karl Marx et Friedrich Engels, L’idéologie allemande, Editions Sociales, p. 45.

[4]  Ibid.

[5]  Ibid., p. 47.

[6]  Ibid., p. 48.

[7]  Devise inscrite sur le frontispice de l’Académie fondée par Platon.

[8]        Karl Marx, Le Capital, Deuxième section, La transformation de l’argent en capital, chapitre IV La formule générale du capital, Å’uvres, op. cit., p. 698.

[9]       Si en Égypte un boisseau de blé équivaut une jarre de vin, et que ce même boisseau équivaut en Grèce deux jarres de vin, on peut échanger en Egypte une jarre de vin contre un boisseau de blé, et ramener en Grèce ce boisseau de blé pour l’échanger contre deux jarres de vin, et ainsi de suite.

[10]  Marx, Le Capital, section II, chap. VI Achat et vente de la force de travail, op. cit., p. 722.

[11]  Le capitaliste ne conserve pas en réserve le savoir-faire, la puissance de travail et les facultés d’imagination ou d’invention des salariés, pour les utiliser en cas de besoin comme dans un menu à la carte, il ne les écarte pas seulement pour les remplacer, il les détériore pour les réduire à une force mécanique dont la reproduction ne lui coûte que le moins possible. L’exploitation redouble l’aliénation.

Adam Smith stigmatisait déjà ce processus de déshumanisation de la puissance de travail du salarié en ces termes : « Un homme dont toute la vie se passe à remplir un petit nombre d’opérations simples dont les effets sont aussi peut-être toujours les mêmes ou à peu près les mêmes, n’a point lieu de développer son intelligence ni d’exercer son imagination à chercher des expédients pour écarter des difficultés qui ne se présenteront jamais ; il perd donc naturellement l’habitude de déployer ou exercer ces facultés, et devient en général aussi stupide et aussi ignorant qu’il est possible à une créature humaine de le devenir.» Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Livre V, chapitre 1, troisième partie.

[12]  On ne confondra pas la force vitale brute avec la force musculaire puisque celle-ci peut elle-même être disqualifiée ! : « En rendant superflue la force musculaire, la machine permet d’employer des ouvriers sans grande force musculaire mais dont les membres sont d’autant plus souples qu’ils sont moins développés. Quand le capital s’empara de la machine, son cri fut : du travail de femmes, du travail d’enfants ! Karl Marx Le Capital, quatrième section X, III, op. cit., p. 939 (…) « Jadis l’ouvrier vendait sa force de travail dont il pouvait librement disposer, maintenant il vend femme et enfants ; il devient marchand d’esclaves». Ibid. p. 941.

[13]  Michel Henry, Marx, tome I, Une philosophie de la réalité, p. 265. Dit autrement et de façon tout aussi lumineuse : Charlie Chaplin, les temps modernes.

[14]  « Comme la valeur des matières premières, la valeur des instruments de travail déjà employés dans la production, machines, constructions etc., peut changer, et par cela même, la portion de valeur qu’ils transmettent au produit. Si par exemple, à la suite d’une invention nouvelle, telle machine peut être reproduite avec une moindre dépense de travail, la machine ancienne de même espèce perd plus ou moins de sa valeur et en donne, par conséquent, proportionnellement moins au produit. Mais dans ce cas, comme dans le précédent, le changement de valeur prend naissance en dehors du procès de production où la machine fonctionne comme instrument. Dans ce procès, elle ne transfère jamais plus de valeur qu’elle en possède elle-même. De même qu’un changement dans le procès de travail, malgré la réaction qu’il opère sur eux, ne modifie en rien leur caractère de capital constant, de même un changement survenu dans la proportion entre le capital constant et le capital variable, n’affecte en rien leur différence fonctionnelle ». Marx, Le Capital, troisième section, chapitre VIII Capital constant capital variable, op. cit., p. 763-764.

[15]  Capital constant : “la partie du capital qui se transforme en moyens de production, c’est-à-dire en matières premières, matières auxiliaires et instruments de travail”.

Capital variable : “la partie du capital transformée en force de travail”. Cf. Marx, Le Capital, troisième section chapitre VIII Capital constant capital variable, op. cit., p. 762.

[16]  Karl Marx, Le Capital, livre premier, troisième section, chapitre XI Le taux et la masse de la plus-value. op. cit., p. 842.

[17]  On doit alors interpréter le travail complexe comme une addition de travaux élémentaires. La plus-value d’un travail complexe se compte à partir de plus-values particulières. « Le travail complexe (skilled labour, travail qualifié) n’est qu’une puissance du travail simple, ou plutôt n’est que le travail simple multiplié, de sorte qu’une quantité donnée de travail complexe correspond à une quantité plus grande de travail simple. » Marx, Le capital, première section, II La marchandise, I, op. cit., p. 572.

[18]  Sur cette question, on pourra consulter sur Internet les observations d’Alain Bihr: « Les formes concrètes du travail abstrait » (2010).

[19]  Marx, Principes d’une critique de l’économie politique [Grundrisse], Å’uvres II, op. cit., p. 299.

[20]  Marx, Le capital, première section, La Marchandise, I, IV, op. cit., p. 613.

[21]       Ce que nous appelons aujourd’hui un label (par opposition à la marque commerciale).

[22]  Marx, Le capital, huitième section, théorie de la colonisation XXXIII, op. cit. p. 1235.

[23]  Marx, Introduction générale à la critique de l’économie politique, Å’uvres I, op. cit., Économie, p. 240.

[24]  Friedrich Engels (1844) L’origine de la famille de la propriété privée et de l’État. À propos des recherches de L. H. Morgan (Traduit par les éditions du Progrès, à Moscou, 1976), version numérique par Gemma Pasquet, note de l’éditeur, p. 43-44.

[25]  Marx, Le manifeste communiste (II, Prolétaires et communistes), Å’uvres I, op. cit., p. 175.

[26]  Ibid.

[27]  Les choses furent toutefois compliquées : le communisme s’est emparé du pouvoir en Russie. Le prolétariat se divise : les uns croient en l’avenir du modèle soviétique, les autres espèrent dans la transformation du système capitaliste. À l’Ouest le peuple consentit au contrat que lui proposa le capitalisme. Il y eut à cette collaboration une raison objective. Le prolétariat participa à la croissance du capital parce qu’elle lui assurait la survie mais aussi parce qu’il obtint, par la lutte syndicale, l’investissement d’une part de la redistribution dans une économie sociale.

[28]  Comme l’on ne peut toujours pas mesurer la qualité du travail, le prix de référence de la valeur utile pour le capital sera celui de la dernière unité vendue sur le marché de libre-échange. Cette théorie dite “marginaliste” s’autorise à confondre tous les facteurs qui interviennent dans la production de la valeur utile (au capital). La notion d’utilité sociale exclut dès lors toute motivation éthique : « Je dis que les choses sont utiles dès qu’elles peuvent servir à un usage quelconque, dès qu’elles répondent à un besoin quelconque et en permettent la satisfaction. Ainsi, il n’y a pas à s’occuper ici des nuances par lesquelles on classe, dans le langage de la conversation courante, l’utile à côté de l’agréable entre le nécessaire et le superflu. Nécessaire, utile, agréable et superflu, tout cela, pour nous, est seulement plus ou moins utile. Il n’y a pas davantage à tenir compte ici de la moralité ou de l’immoralité du besoin auquel répond la chose utile et qu’elle permet de satisfaire. Qu’une substance soit recherchée par un médecin pour guérir un malade, ou par un assassin pour empoisonner sa famille, c’est une question très importante à d’autres points de vue, mais tout à fait indifférente au nôtre. La substance est utile, pour nous, dans les deux cas, et peut l’être plus dans le second que dans le premier. » Léon Walras, Eléments d’économie politique pure, 1874, 4e édition (1900) (3ème leçon, de la richesse sociale). La richesse se substitue au bien. La “valeur utilité” est une “forme de la valeur” mais tout aussi réductrice de la valeur que la “valeur d’échange”.

[29]  Joseph A. Schumpeter, Théorie de l’évolution économique, chapitre III.

[30]          Marx, Principes d’une critique de l’économie politique, Å’uvres II, op. cit., p. 307.

[31]          Marx, Manuscrits de 44, œuvres, II, op. cit., p. 33-34.

[32]  « … Les hommes sont-ils libres de choisir telle ou telle  forme sociale ? Pas du tout. (…) Il n’est pas nécessaire d’ajouter que les hommes ne sont pas libres arbitres de leurs forces productives  – qui sont la base de toute leur histoire – car toute force productive est une force acquise, le produit d’une activité antérieure. » Lettre de Marx à Annenkov, Bruxelles 28 décembre 1848 dans Marx Engels correspondance, Tome I  Éditions sociales, 1971, p. 446.

[33]  Comme le mot “privé” le mot “réciprocité” change de contenu avec son contexte. Marx oppose la réciprocité des sociétés primitives à la réciprocité de la société moderne parce que l’une dépend d’une appréhension des choses affective et l’autre d’une appréhension des choses rationnelles. C’est alors que la réciprocité “qui va de soi” peut être voulue comme la matrice de la valeur que les hommes créent librement, et que la valeur mystique des origines se dévoile en valeur éthique.

[34]  « Pour que l’aliénation soit réciproque, il faut tout simplement que les hommes se rapportent les uns aux autres, par une reconnaissance tacite, comme propriétaires privés de ces choses aliénables, et, par là même, comme personnes indépendantes. Cependant un tel rapport d’indépendance réciproque n’existe pas encore pour les membres d’une communauté primitive, quelle que soit sa forme, famille patriarcale, communauté indienne, État inca comme au Pérou, etc. » Le Capital, livre I , 1° section, ch. II, des échanges., Å’uvres I, op. cit., p. 623.

[35]  Ibid., p. 614.

[36]  Ibid., p. 614.

[37] Le Capital, livre I , 1° section, ch. II, des échanges., Å’uvres I, p. 610.

[38]  Marx, Principes d’une critique de l’économie politique, Å’uvres II, op. cit, p. 307.

[39]  Cf. D. Temple, « Frédéric Lordon et l’Imperium », Essai en huit chapitres, nov. 2016.

Partager :

Contact

Contactez Paul Jorion

Commentaires récents

Articles récents

Catégories

Archives

Tags

Allemagne Aristote BCE Bourse Brexit capitalisme ChatGPT Chine Confinement Coronavirus Covid-19 dette dette publique Donald Trump Emmanuel Macron Espagne Etats-Unis Europe extinction du genre humain FMI France Grands Modèles de Langage Grèce intelligence artificielle interdiction des paris sur les fluctuations de prix Italie Japon Joe Biden John Maynard Keynes Karl Marx pandémie Portugal psychanalyse robotisation Royaume-Uni Russie réchauffement climatique Réfugiés spéculation Thomas Piketty Ukraine ultralibéralisme Vladimir Poutine zone euro « Le dernier qui s'en va éteint la lumière »

Meta