Marx aujourd’hui (VII) La révolution informatique, par Dominique Temple

Billet invité. Ouvert aux commentaires.

Le rapport social

Sans doute le prolétariat n’a-t-il pas la possibilité de créer un autre rapport social que celui instauré par la bourgeoisie et de donner à la valeur une autre définition que celle de la valeur d’échange parce qu’il n’y pas d’autre équivalence entre les choses, pour lui comme pour la bourgeoisie, que celle qui résulte du rapport de force entre producteurs de valeur d’échange dans le système capitaliste, et seulement dans le système capitaliste :

« Les catégories de l’économie bourgeoise sont des formes de l’intellect qui ont une vérité objective, en tant qu’elles reflètent des rapports sociaux réels, mais ces rapports n’appartiennent qu’à une époque historique déterminée, où la production marchande est le mode de production social. Si donc nous envisageons d’autres modes de production, nous verrons disparaître aussitôt tout ce mysticisme qui obscurcit les produits du travail dans la période actuelle »[1].

On reproche à Marx de s’être laissé fasciner par la valeur d’échange. Il s’en défend, nous l’avons vu, dans les textes que nous avons cités, soit qu’il rappelle que son analyse ne prétend dénoncer que le système capitaliste (le libre-échange, la privatisation de la propriété et la conception bourgeoise de la valeur), soit qu’il annonce avec la fin du capitalisme une ère nouvelle où le développement des forces productives libérera les hommes du rapport de force de leurs intérêts en créant l’abondance et le loisir à partir desquels il leur sera possible d’inventer un autre mode de relation sociale que celui de la bourgeoisie. Il s’en défend, mais il n’empêche qu’il abonde dans l’idée que le prolétariat puisse actualiser un système de production analogue à celui de la bourgeoisie par la collectivisation des moyens de production. Certes, on dira que cette alternative est stratégique, et on fera la distinction entre la stratégie de la prise de pouvoir par le prolétariat, si son opportunité se présente avant même que le développement du capitalisme n’ait produit les conditions naturelles de sa propre disparition, et la doctrine de l’émancipation du prolétariat. Mais nulle part où le parti communiste accéda au pouvoir (soit sur la moitié de la planète!), il ne restitua au peuple la maîtrise de son économie ni n’institua la réciprocité généralisée. Sous le prétexte de faire face à l’agression impérialiste, tous ses efforts se focalisèrent sur la production quantitative et non pas qualitative, et à l’entretien d’un rapport de force qui n’eut pas pour but immédiat l’émancipation mais le pouvoir. La menace nucléaire mit un terme relatif à cette compétition, mais le communisme n’en inventa pas pour autant un autre mode de production. Au mieux, cette éventualité fut une hypothèse, qui sous le nom de perestroïka (restructuration) échoua, et sous le nom de glasnost (transparence) a révélé un vide éthique abyssal. Le socialisme reste impuissant pour définir une autre voie pour l’humanité parce que les deux options du privé et du collectif obéissent toutes deux au même mode d’appropriation de la nature dicté par la compétition entre les uns et les autres. Il lui reste à construire l’avenir sur un autre rapport humain dont le principe au moins est déjà ratifié par toutes les communautés du monde de façon empirique et qu’il s’agit d’appréhender de façon rationnelle.

Marx pense que le développement des forces productives (la vie) fera exploser les rapports de production capitalistes, et que la croissance du capital en sera le moteur : le capital fixe est accumulation de la conscience humaine, il est du capital humain, que l’on dit mort, mais qui, plutôt, dort.

« La nature ne construit ni locomotives, ni chemins de fer, ni télégraphes électriques, ni machines automatiques, etc. Ce sont des produits de l’industrie humaine, des matériaux naturels transformés en organes de la volonté humaine. Ce sont des organes du cerveau humain créés par la main de l’homme ; c’est la puissance matérialisée du savoir. Le développement du capital fixe montre à quel point l’ensemble des connaissances (knowledge) est devenu une puissance productive immédiate, à quel point les conditions du processus vital de la société sont soumises à son contrôle et transformées selon ses normes, à quel point les forces productives ont pris non seulement un aspect scientifique, mais sont devenues des organes directs de la pratique sociale et du processus réel de l’existence »[2].

La révolution informatique

La question “comment le capital fixe peut-il devenir la source d’une consommation productrice libre ?” ou “comment le travail mort peut-il devenir vivant  et de vivant, humain ?” trouve aujourd’hui une réponse objective : la révolution informatique rend obsolète la privatisation de la puissance d’innovation, et met à la disposition de tous les moyens et les connaissances nécessaires à une création libre et responsable.

À partir du moment où l’information cesse d’être la propriété privée du capital, le robot pose et résout toute question de façon objective dans l’intérêt le plus général plutôt que dans l’intérêt des particuliers. Les connaissances se conduisent les unes vis-à-vis des autres comme les atomes entre eux. Elles deviennent la matière première d’une élaboration conceptuelle autonome et objective. L’information, la première, est libre. Mais l’enseignement, l’éducation, la science se produiront bientôt sur l’Internet, et s’affranchiront de tout contrôle. Le marché de réciprocité généralisé redoublera le marché de libre-échange, et la valeur sociale, la valeur utile. La technologie numérique substitue au mode de production capitaliste un mode de production dans lequel la valeur n’est déjà plus redevable à la propriété mais à la liberté.

Liberté ! Mais de quelle liberté s’agit-il ! Le débat sur la liberté et la propriété est ré-ouvert par les hackers : pourquoi, disent-ils, s’inquiéter du capital si le calcul suffit ? La propriété n’est plus nécessaire à l’homme formaté pour servir le robot. L’emprunt, dont l’usure est la garantie, suffit : parents, statut, travail, capital, tout peut être emprunté. La spéculation est une fée qui détache le pouvoir de ses ancres dans la propriété, et lui offre la liberté. Mais la spéculation qui triomphe de la propriété capitaliste n’est pas la liberté de tous, au contraire, elle est celle de l’individu réduit à lui-même, la jouissance du pouvoir que l’on peut dire monadique (Jupiter).

Autre est l’affectivité née d’une relation de réciprocité intersubjective dont dépend l’avenir de l’homme, selon le Philosophe. Elle est l’eudaimonia (le bonheur) qui accompagne toutes les valeurs produites par la réciprocité, de face-à-face, de tous vis-à-vis de tous, de l’hospitalité, du commun, du partage… Mais, à la différence de l’affectivité monadique du pouvoir, cette affectivité est dyadique, comme dit un auteur récent en une terminologie encore vierge. L’eudaimonia est l’affectivité de l’homme réciproque qui diffère sensiblement de l’affectivité du spéculateur ! Et sans doute est-elle bien autre chose encore lorsque la réciprocité prend en compte l’existence d’autrui dans sa souffrance. Mais c’est là une dimension inconnue ou ignorée des administrateurs et des collaborateurs du capital pour qui la priorité est le pouvoir.

Est prioritaire la question aveuglante de la propriété matérielle qui conditionne le pouvoir, le pouvoir de domination des uns sur les autres, parce que la liberté de spéculer n’est possible que si la différenciation de la production est muselée par la privatisation de la propriété.

Le capitalisme prétend s’approprier toutes les ressources de la terre et du ciel et même les matrices de la liberté et de la responsabilité, les structures de réciprocité elles-mêmes. Cette récupération transforme aussitôt la parole pleine en parole vide, la liberté commune en pouvoir arbitraire, la compétence en technique, et la puissance démocratique en marche aveugle.

Devant la menace de l’implosion planétaire à laquelle conduit cette tentation ultime, la lutte des hommes atteint son maximum, et en même temps son dénouement. L’histoire retient son souffle.

C’est sous nos yeux et dans les pays où le capitalisme est le plus avancé, comme le prévoyait Marx, que la contradiction entre la “production consommatrice” ou encore “consommation vraie” et l’exploitation de l’homme par l’homme éclate. Le renversement du rapport de force entre capital et travail est provoqué par la révolution informatique qui ressuscite le travail mort en travail vivant. La conscience affective, qui naît spontanément des réseaux de réciprocité se constituant librement dans la société civile hors de l’emprise du capital, plus rapide que tout calcul ou intérêt qui régente le robot, réagit spontanément et universellement à toute violence contre l’humanité ! Les réseaux de réciprocité devraient donc être capables d’irriguer l’intelligence du robot de l’éthique universelle. C’est au robot lui-même qu’il s’agit de donner une âme, et celle-ci est la propriété de la réciprocité intersubjective. Pour les nouvelles générations, la création, que Marx appelle aussi parfois loisir de la conscience, exige du robot qu’il serve la justice et la paix. La conscience démocratique (l’imperium[3]) fait face aux conseillers de l’ombre. Cette conscience peut l’emporter sur sa manipulation pourvu qu’elle maîtrise elle-même ses propres fondements, le mode de relation intersubjective qui lui confère son éthique mais qui lui permet aussi de s’approprier la nature (c’est la question de la propriété des ressources qui reste en suspens) avec le privilège d’en user légitimement. Ce mode de relation, que Marx appelait la réciprocité – qui était pour lui une évidence inaugurale de la fondation de toute société humaine –, doit être éclairé, comme il le disait encore, par la raison, et c’est l’enjeu de la théorie de la réciprocité.

FIN

=========================================
[1] Le Capital, livre I , 1° section, ch. II, des échanges., Å’uvres I, p. 610.

[2]  Marx, Principes d’une critique de l’économie politique, Å’uvres II, op. cit, p. 307.

[3]  Cf. D. Temple, « Frédéric Lordon et l’Imperium », Essai en huit chapitres, nov. 2016.

Partager :

Contact

Contactez Paul Jorion

Commentaires récents

Articles récents

Catégories

Archives

Tags

Allemagne Aristote BCE Bourse Brexit capitalisme ChatGPT Chine Confinement Coronavirus Covid-19 dette dette publique Donald Trump Emmanuel Macron Espagne Etats-Unis Europe extinction du genre humain FMI France Grands Modèles de Langage Grèce intelligence artificielle interdiction des paris sur les fluctuations de prix Italie Japon Joe Biden John Maynard Keynes Karl Marx pandémie Portugal psychanalyse robotisation Royaume-Uni Russie réchauffement climatique Réfugiés spéculation Thomas Piketty Ukraine ultralibéralisme Vladimir Poutine zone euro « Le dernier qui s'en va éteint la lumière »

Meta