Billet invité.
Introduction générale
Jamais le système capitaliste n’est apparu aussi puissant. Toutes les phases de son développement sont déployées sur la planète. Le capitalisme prétend plus que jamais contrôler la science, l’éducation, l’enseignement. La révolution socialiste n’a pas eu lieu. Cependant, le développement des forces productives atteint un seuil décisif : la technologie de l’informatique se libère de toute domination et rend à chacun sa liberté d’invention, sa puissance d’innovation. L’information est déjà à la disposition de tous, sa propriété est commune et son usage réciproque. Comment est-il alors possible que l’humanité soit forcée de sacrifier une partie d’entre elle, et qu’elle soit sous la menace d’une implosion planétaire ?
Une part de plus en plus grande de la société désapprouve pourtant l’économie capitaliste. Mais les fondements théoriques d’une autre économie lui manquent. Alors le capital ne pourrait-il se métamorphoser et devenir humain ?
Karl Marx soutient que le capital est assujetti à une contradiction dialectique : il transfère le travail vivant (de l’ouvrier) au travail mort (de la machine) et libère du temps libre au prolétariat, alors qu’il lui faut impérativement transformer ce temps libre en surtravail pour augmenter son profit. Aujourd’hui la question se pose : la contradiction n’est-elle pas en train de connaître son dénouement sous nos yeux ?
Nous nous proposons de suivre cette contradiction au cours des métamorphoses du capital à partir de son commencement tel qu’il est décrit par Karl Marx (Marx I), puis, lorsque le moteur de sa croissance n’est plus la production mais la consommation (Marx II), et lorsque le prolétariat est invité à partager avec lui la jouissance du pouvoir (Marx III). Nous soutiendrons qu’aujourd’hui elle explose enfin : le travail que Marx dit mort, enseveli dans la machine, redevient vivant.
Karl Marx et le travail vivant
Karl Marx, avec la définition du travail comme travail vivant, comme Charles Darwin avec la découverte de l’évolution, constate que la matière vivante est capable non seulement de se reproduire mais encore de se différencier, de s’organiser, de se dépasser dans des formes toujours plus complexes. Il s’en est fallu de peu que l’un ou l’autre ne postule un principe antagoniste du deuxième principe de la thermodynamique ! Les phénomènes qu’ils étudient sont néanmoins trop séquentiels pour leur permettre de rompre avec la Physique de leur temps. Au XIXe siècle, le travail est donc toujours conçu comme un potentiel dont l’actualisation se mesure en dépense d’énergie qui doit être régénérée à l’issue de son usage.
« En fin de compte toute activité productive, abstraction faite de son caractère utile, est une dépense de force humaine. La confection des vêtements et le tissage, malgré leur différence, sont tous deux une dépense productive du cerveau, des muscles, des nerfs, de la main de l’homme, et en ce sens du travail humain au même titre. La force humaine de travail dont le mouvement ne fait que changer de forme dans les diverses activités productives doit assurément être plus ou moins développée pour pouvoir être dépensée sous telle ou telle forme. Mais la valeur des marchandises représente purement et simplement le travail de l’homme, une dépense de force humaine en général » [1].
Aucune mesure ne peut quantifier la différenciation biologique, la forme engendrée par le travail vivant. La qualité de la valeur produite par le travail, du moment que celui-ci est aliéné dans le contrat d’échange, est seulement remplacée par celle que le patron de l’entreprise propose comme but à l’entreprise, et qu’il estime donc lui appartenir. Pourtant, c’est l’ouvrier qui la produit et non le capitaliste. Il demeure, en effet, que la force de travail payée pour produire la valeur est du travail vivant. Et si pour le capitaliste cette valeur n’est quantifiable que traduite en énergie dépensée, c’est parce qu’il s’attribue la propriété du travail vivant. Et le capitaliste mesure donc la force de travail qu’il achète à l’ouvrier par la quantité de ressources nécessaires à sa reproduction, le salaire.
Marx insiste, lui, sur le fait que le travail est un travail vivant.
Dans la vie, la production consommatrice subordonne la consommation productive : « Il est évident que dans l’alimentation, par exemple, qui est une forme particulière de consommation, l’homme produit son propre corps. Mais cela vaut également pour tout autre genre de consommation qui, d’une manière ou d’une autre, contribue par quelque côté à la production de l’homme. Production consommatrice » [2].
La vie se comptabilise, si l’on peut dire, par les formes qu’elle crée… par la forme et non la force dépensée pour la produire. L’analogie de l’entreprise avec un organisme permet alors de se représenter le profit en termes de production comme la différence entre la valeur produite par le travail vivant et la quantité de ressources nécessaires à la reproduction de la force de travail (la consommation productive).
La conscience
La vie…, l’évolution… est une découverte qui semble rendre compte de la conscience imaginée comme l’ultime phase de l’évolution et de la vie.
Marx note cependant que « La conscience de la nécessité d’entrer en rapport avec les individus qui l’entourent marque pour l’homme le début de la conscience de ce fait qu’il vit somme toute en société » [3]. Mais il interprète aussitôt cette conscience sociale comme un moment de l’évolution biologique: « Ce début est aussi animal que l’est la vie sociale elle-même à ce stade; il est une simple conscience grégaire, et l’homme se distingue ici du mouton par l’unique fait que sa conscience prend chez lui la place de l’instinct ou que son instinct est un instinct conscient » [4]. Et c’est la vie, la différenciation biologique qui conduirait à la division du travail au sein de la communauté primitive. « Cette division du travail, (…) implique en même temps la répartition du travail et de ses produits, distribution inégale en vérité tant en quantité qu’en qualité; elle implique donc la propriété dont la première forme, le germe, réside dans la famille où la femme et les enfants sont les esclaves de l’homme. Du reste, division du travail et propriété privée sont des expressions identiques – on énonce, dans la première, par rapport à l’activité ce qu’on énonce, dans la seconde, par rapport au produit de cette activité » [5].
Marx s’appuie sur Lewis Henry Morgan qui décrit l’évolution de la société à partir d’une horde où tout serait indivis, autant l’usage des femmes que celui de la nourriture. La différenciation biologique conduirait dès lors à la différenciation sociale, à « la division naturelle du travail dans la famille et sur la séparation en familles isolées et opposées les unes aux autres ». Et la propriété se repartirait donc entre propriété privée familiale et propriété collective.
Mais comment les hommes sont-ils unis collectivement ? Par une dépendance réciproque, dit Marx : « De plus, la division du travail implique du même coup la contradiction entre l’intérêt de l’individu singulier ou de la famille singulière et l’intérêt collectif de tous les individus qui sont en relations entre eux ; qui plus est, cet intérêt collectif n’existe pas seulement, mettons dans la représentation, en tant que “intérêt général”, mais d’abord dans la réalité comme dépendance réciproque des individus entre lesquels se partage le travail » [6].
L’anthropologie au XXIe siècle confirme-t-elle cette dépendance collective des individus les uns des autres, l’évolution de l’indivision primitive à la famille individualisée, l’appropriation de la nature en fonction de l’intérêt familial ou collectif ?
Elle a montré au contraire que les familles humaines n’ont jamais été confondues dans une horde primitive et qu’elles ont toutes été reliées dès leur origine par le principe de réciprocité. Mais par réciprocité il faut entendre tout autre chose qu’une dépendance biologique. Pour fonder une famille, dira Lévi-Strauss, il en faut deux. Le principe a sa source dans la nature : l‘exogamie. Mais toutes les sociétés humaines interprètent l’exogamie comme la condition de la réciprocité (la prohibition de l’inceste). La prohibition de l’inceste de nourriture redouble immédiatement la prohibition de l’inceste de parenté, et il en est ainsi pour toutes les activités de l’homme (les prestations totales). Pourquoi ? Parce que la réciprocité donne sens aux activités qu’elle mobilise.
À partir du moment où la conscience peut se réfléchir sur elle-même grâce à la réciprocité, elle devient en effet conscience de ce qu’elle est elle-même comme conscience de conscience et pas seulement conscience d’une finalité comme celle de se nourrir ou de se reproduire. Cette conscience de conscience fascine l’homme parce qu’elle le délivre de sa dépendance biologique, de sorte que s’il y a obligation de réciprocité, comme dira Marcel Mauss, c’est à partir d’une motivation spirituelle : l’amitié (la philia), produite par la réciprocité de bienveillance, est impérative, mais cet impératif est celui d’une libération de la conscience des chaînes de la nature.
Contradiction et antagonisme
Nous avons dit que Marx ne peut tirer toutes les conséquences du fait que la vie défie l’énergie physique, parce que le travail vivant ne peut être comptabilisé qu’en rapports de force entre le salarié et le capitaliste. Il envisage cependant une dialectique dans laquelle la vie joue un rôle dynamique, il envisage une dialectique, mais non pas deux dialectiques inverses l’une de l’autre. Or, au XXe siècle, force est de reconnaître deux dialectiques à l’œuvre dans la nature: l’une qui tend vers la plus grande entropie, l’autre vers la plus grande néguentropie. Selon la Physique d’aujourd’hui, la dialectique se dédouble, si l’on peut dire, et si chacune est la négation de l’autre, elle est en même temps une dialectique antagoniste de l’autre. Et entre ces deux dialectiques (l’homogénéisation (entropisation) et l’hétérogénéisation (néguentropisation) de l’univers), il n’y a pas seulement une contradiction. Entre les deux dialectiques, entre leurs contradictions respectives, s’ouvre un “espace vide” que l’on peut appeler l’antagonisme. Et celui-ci donne naissance à une troisième dialectique, car il peut s’accroître aux dépens des deux autres.
Cet antagonisme était déjà repéré comme le “juste milieu entre les contraires” (la médiété) par le Philosophe, qui faisait même intervenir quelque chose de plus. Aristote précisait en effet que le sentiment d’humanité qui caractérise les hommes se construit à partir d’une relation où la conscience de l’un, se redoublant de celle de l’autre, se révèle à elle-même comme l’esprit (nôus) commun à l’un et à l’autre : le “propre de l’humanité”, dit-il. Cette relation est la réciprocité. La conscience peut se dire universelle lorsque la réciprocité devient généralisée.
Les sentiments produits par les différentes relations qui souscrivent au principe de réciprocité se représentent comme valeurs. Aristote fonde alors l’économie politique sur une valeur particulière, la justice. Pourquoi ? Parce que la matrice de la justice est une relation de réciprocité égale, et l’égalité peut être mesurée par la quantité de ce que chacun redistribue aux autres. On devine l’importance de son raisonnement : désormais la conscience affective commune née de la réciprocité se représente de façon objective grâce au partage et à la mesure, c’est-à-dire grâce à la médiation de la raison, pour tous les membres de la société quel que soit leur imaginaire particulier. Tout homme, dès lors qu’il respecte le principe de réciprocité et la raison (“Nul n’entre ici s’il n’est géomètre!” [7]), peut dépasser les limites de la parenté, où tout est encore commun, et grâce au partage (metadosis) investir sa puissance créatrice dans la construction de la cité.
Ce qui nous importe ici est la matrice de la médiété, matrice qui repose sur le concept clé d’antagonisme. Pourtant, l’anthropologie moderne n’a pas encore dépassé l’idée que la conscience humaine émergerait de l’évolution comme la forme ultime de la vie. Lévi-Strauss, par exemple, fait apparaître la fonction symbolique de la différentiation du vivant. Néanmoins, il nous faut entendre aujourd’hui que la conscience obéit à une dialectique différente de la dialectique de la vie, qu’elle obéit à celle de l’antagonisme qui se développe grâce au principe de réciprocité.
Notes :
[1] Karl Marx, Le Capital, première section, II, Å’uvres, Economie I, Paris, Gallimard, Pléiade, 1965, p. 572.
[2] Karl Marx, Introduction à la Critique de l’économie politique, Paris, Editions sociales, p. 156.
[3] Karl Marx et Friedrich Engels, L’idéologie allemande, Editions Sociales, p. 45.
[4] Ibid.
[5] Ibid., p. 47.
[6] Ibid., p. 48.
[7] Devise inscrite sur le frontispice de l’Académie fondée par Platon.
Bonsoir Mr Jorion, bon je ne suis pas économiste, mais je repensais à quelques phrases lues, que l’on pouvait effacer…