Fibres organiques, par Panagiotis Grigoriou

Billet invité.

Large époque des déchets. Les contractuels municipaux du pays soi-disant plénier, affectés à la tâche du ramassage des ordures, sont en grève depuis quelques jours. Ils estiment que leur mission répond à des besoins précis et durables. Ils devraient donc “être embauchés réellement et durablement”. Les poubelles débordent et l’air devient irrespirable. Comme pour ce qui est de la politique et de l’économie diront alors certains.

Les poubelles à Athènes. Juin 2017

Dans cette urgence des… déchets, le “gouvernement” vient de promettre “une certaine solution pour la semaine prochaine”, à savoir, le prolongement de leurs contrats et une embauche supposée définitive sous condition dans le futur. Athènes suinte de son jus putréfié, 37 °C à l’ombre très exactement. Les habitants en ont vu certes bien d’autres et d’ailleurs en ce moment, ils préféreraient si possible fréquenter les plages proches que le centre-ville c’est évident.

Décrépitude toujours, et une bien curieuse affaire devrait en tout cas secouer l’opinion publique de la colonie et pourtant… D’après les médias du moment, le ministre de la Défense Panos Kamménos, se serait entretenu cette année à plusieurs reprises au téléphone avec Makis Yannoussakis, empoisonné car condamné à la perpétuité pour l’affaire d’un petit cargo, le “Noor One”, pris… à son bord avec plus de deux tonnes d’héroïne pure en juin 2014, par exemple reportage du quotidien “Kathimeriní” de cette semaine.

Depuis 2014, de nombreuses pièces du dossier de l’instruction auraient été “amalgamées” et ainsi fusionnées, alors que, quelques semaines seulement avant le procès, les officiers des garde-côtes qui ont découvert l’affaire ont été curieusement mutés (même provisoirement), et en même temps… la Présidente de la Cour jugeant l’affaire s’est dessaisie du dossier, suite à des… douleurs musculaires soudaines. Et enfin, deux témoins importants et autant accusés, sont morts, tandis que d’autres témoins sont toujours placés sous protection policière.

Mariés… devant le bâtiment historique de l’Université. Athènes, juin 2017
Voleur de… faîtages. Athènes, juin 2017
Déchets non ramassés (détail). Université d’Athènes, juin 2017

La presse s’enflamme de nouveau, le ministre Kamménos “serait intervenu auprès du condamné Yannoussakis pour que ce dernier dénonce dans cette affaire le rôle présumé qu’aurait joué l’armateur du Pirée Marinákis”, ce dernier vient d’ailleurs de porter plainte (complot, diffamation), visant également le ministre de la Défense (quotidien “Naftemborikí” du 23 juin), tandis que le ministre n’a toujours pas démenti les faits présumés de… manière claire.

Sauf que les Grecs ne s’intéressent plus vraiment à cette affaire comme à tant d’autres. Les bassesses abyssales du “pouvoir politique” (en réalité du système politique) ont tout balayé, pas besoin d’en apprendre davantage, c’est alors visible à l’œil nu. La vie presse ! Ainsi, les nouveaux mariés iront toujours se faire photographier devant le bâtiment historique de l’Université d’Athènes (œuvre de l’architecte Danois Hans Christian Hansen entre 1839 et 1864), les détritus divers et variés ne seront pas ramassés, tandis que des voleurs de toitures… au grand jour, s’en servent, en grimpant par exemple sur ces bâtiments historiques rue Stadíou, ravagés par le feu au moment des émeutes de février 2012.

La grande vérité est en somme désormais connue des Grecs. Comme l’écrit très clairement Státhis Kouvelákis : “Dépossédé de tout contrôle sur sa politique budgétaire et monétaire, l’État grec se voit désormais privé de tout levier d’action, y compris ceux qui concernent des attributions régaliennes telles que la collecte de l’impôt. Les institutions représentatives, à commencer par le parlement, sont réduites à un décorum, dépossédées de la capacité de suivre l’exécution d’un budget dont les lignes échappent de toute façon à son contrôle. Cette destruction de la souveraineté étatique s’accompagne de la mise en place d’une variante particulièrement brutale d’accumulation par dépossession, pour utiliser le concept de David Harvey, basée sur le bradage du patrimoine public et le saccage des ressources naturelles et de l’environnement dont bénéficient à la fois des fractions prédatrices de capitaux nationaux et étrangers. Pour le dire de façon abrupte, la Grèce se transforme en néo-colonie, la fonction de son gouvernement national, quelle que soit sa couleur, ne différant pas de celle d’un administrateur colonial, le simulacre de négociations auxquels se livrent les deux parties à l’occasion de cette interminable série de réunions de l’Eurogroupe et de sommets européens ne servant qu’à maquiller superficiellement cet état de fait” (Státhis Kouvelákis, L’Europe forteresse) .

Conscients… ainsi pleinement des réalités qui sont les nôtres, les… sans-rien, interpelleront durablement les passants et les passantes sous une chaleur accablante, tandis que nos visiteurs photographieront ces mêmes bâtiments de l’Université historique, ère autant des banalisations. Fort heureusement, on représente parfois à Épidaure, comme en ce juin 2017, “Les Sept contre Thèbes”, troisième pièce de la trilogie thébaine d’Eschyle, tout donc ne serait jamais définitivement perdu dans la colonie, en dépit des bassesses amplement abyssales du “pouvoir politique”.

“Les Sept contre Thèbes” à Épidaure. Affiche, Athènes, juin 2017
Les… sans-rien, interpelleront les passantes. Athènes, juin 2017
Nos visiteurs photographiant. Athènes, juin 2017

On se souviendra d’ailleurs à l’occasion, du profond dégoût d’Eschyle à l’égard de l’hybris, démesure des hommes mettant en danger l’ordre et l’harmonie de la cité, car… lorsque les poubelles débordent, l’air devient décidément irrespirable.

Et il était également question de l’hybris lorsque mon ami Lákis Proguídis a débattu et conféré au soir du 19 juin avec Yórgos Karambelias (activiste, résistant contre la junte des Colonels et écrivain) dans un café littéraire d’Athènes. Le thème : Aléxandros Papadiamántis (1851-1911) le grand écrivain, le regard de l’Occident sur la Grèce, et aussi l’hybris (déjà) de la technoscience (en réalité de l’homme), d’après Papadiamandis comme d’après Lákis Proguídis.

Comme je l’écrivais déjà sur ce blog (25 mars 2017), Lákis Proguídis, lequel a consacré une bonne partie de sa vie à l’étude et à la diffusion de l’œuvre d’Aléxandros Papadiamántis (et il poursuit), s’y connait : “Il faut se ressourcer dans l’œuvre de Papadiamántis par les temps qui courent”, rappelant devant un public athénien averti, “Le Chant funèbre du phoque”, texte publié trois ans avant la mort du grand écrivain de l’île de Skiáthos. “L’entendrons-nous toujours ?”

Lákis Proguídis (à gauche) et Yórgos Karambelias en débat dans un café littéraire. Athènes, le 19 juin
Lákis Proguídis et Yórgos Karambelias en débat dans un café littéraire. Athènes, le 19 juin

L’homme de Papadiamántis encore dans sa plénitude, demeure une personne irréductible, ce qui ne sera plus le cas un siècle plus tard. “Et ce n’est pas n’importe quel siècle” – remarque Lákis Proguídis dans son essai (paru en grec aux éditions “Hestia”, Athènes, 2017) – “mais le XXe siècle, celui de l’obsolescence de l’homme. Oui, de son l’obsolescence, d’après la pensée philosophique de Günther Anders. Non pas de l’aliénation de l’homme dont parlait Marx au milieu du XIXe siècle, ni d’ailleurs de la ‘privatisation’ de l’homme (son auto-marchandisation) que Cornelius Castoriadis avait tant évoqué au cours de la deuxième moitié du XXe siècle.”

Athènes sinon, aux yeux des visiteurs et aux besoins toujours précis et constamment durables. Les poubelles des rues déborderont pour encore quelques jours ou pour quelques heures, et quant aux autres… poubelles c’est plus compliqué. Sans hélas exagérer, le dit “Parlement” à Athènes prend à son tour la forme d’une poubelle qui déborde, par exemple à travers ce dessin de presse très réussi, publié par le quotidien “Kathimeriní”, exercice plus que symbolique de l’exacerbation des paradoxes du réel.

Le… “Parlement” grec. Quotidien “Kathimeriní”, du 23 juin

Paradoxes du réel toujours et encore, et le voisin Kóstas comme Eleni son épouse, vont enfin prendre leur café avec nous comme du temps de jadis. Ils méditent, ils se plongent dans la mesure du possible dans la connaissance hétérodoxe. Ils ont définitivement éteint leur télévision et ainsi ils quittent à leur tour le temps des illusions, faussetés politiques comprises. Le choc de la trahison Tsiprosaure durant l’été 2015 les avait tant bouleversés il faut dire. Enfermés chez eux, ils avaient volontairement interrompu tout échange d’idées pour ne pas dire tout échange tout court. Et ce n’est que pratiquement deux ans après avoir fait le deuil de leurs illusions (comme de leur pays dans un sens), que Kóstas et Eleni, retrouvent alors leur élan, disons habituel.

C’est alors ainsi que les Grecs (certains d’entre eux en tout cas) ne s’intéresseront plus visiblement aux affaires supposées courantes… et encore moins aux cargos mixtes du temps présent. Les bassesses abyssales du “pouvoir politique” (presse comprise) rendent même de plus en plus ridicule ce cercle, devenu vicieux et qui tourne en boucle, autophage et même autodestructeur, entre les “faits et gestes politiques” et le verbiage journalistique ambiant.

L’immeuble où avait vécu (aussi) le poète Yórgos Seféris. Athènes, juin 2017

Athènes, huit heures du matin devant l’immeuble où avait vécu Yórgos Seféris , notre (autre) grand poète. Enfin, un peu de calme !

“La mer, la danse immobile des montagnes. C’est bien la même chose que je retrouve dans l’ondulation de ces tuniques, comme de l’eau pétrifiée sur le torse et les flancs de ces fragments décapités. Ma vie entière, je le sais, ne me suffira pas pour exprimer ce que je cherche à dire depuis tant de jours : l’union de la nature avec un simple corps humain. (…) Chez Homère tout se tient, le monde entier est un tissu de fibres organiques,” (pages de son Journal – 1925-1971 – Mercure de France, 1988.

Athènes, à huit heures du matin, sous le regard énigmatique des seuls animaux adespotes. Fibres organiques !

Sous le regard énigmatique des seuls animaux adespotes. Athènes, juin 2017

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* Photo de couverture: Fibres organiques… Athènes, juin 2017

“Nous ne nous faisons plus d’illusions quant au système politique. C’est un jeu théâtral, d’ailleurs incarné par ces comparses alors de la pire espèce. C’est une très longue lutte… œcuménique qui s’engage, et elle durera nous semble-t-il peut-être… près d’un siècle. Nous n’irons plus jamais voter et nous nous organisons déjà en cellules de veille comme de réveil… ontologiques. Voilà tout ce qu’il va falloir transmettre à nos enfants, et notre riposte… ou la leur, alors viendra. Elle sera violente, elle sera brutale, sauf qu’elle ne rappellera en rien les manières du passé.”

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