Troisième tour, par Panagiotis Grigoriou

Billet invité. Aussi sur son propre blog greekcrisis.fr

Fortes pluies et orages sur la Grèce ces derniers jours. “Sale temps, fâcheux. Décidément, tout devient anormal”, insiste-t-il mon cousin Kóstas. “Argument-massue à une époque où on lèche le concret comme le bétail le sel”, écrivait Raymond Queneau, déjà en juillet 1939. Nous y serions toujours. Troisième Programme de la radio publique, émissions toujours consacrées à Mános Hadjidákis. Rue des rêves, ou autrement, ce destin qui domine le monde. Le soleil de la météorologie quant à lui, reviendra sans doute demain. Rare et belle pause entre poésie et musique.

Athènes sous les orages. Juin 2017

Mános Hadjidákis alors, et ses mélodies dédiées à l’oiseau par exemple égaré. Ce qu’on a voulu et cru supprimer était trop vivace pour ainsi périr, et ne pouvoir revivre. Qui sait ?

Actualité galopante, largement métapolitique et métadémocratique dans cette Europe. Conformisme sanguinolent des politiciens. Günther Anders et son Obsolescence de l’homme avaient déjà tiré la sonnette d’alarme en son temps:

“J’utilise l’adjectif totalitaire aussi rarement que possible, à vrai dire parce que je considère qu’il est mal employé et à peine moins suspect que la chose qu’il désigne. Si je l’emploie malgré tout ici, c’est pour le corriger, c’est-à-dire pour le remettre à la place qui est la sienne. On sait que cette expression est employée presque uniquement par des théoriciens et des politiciens qui affirment solennellement être citoyens d’États non ou anti totalitaires, ce qui la plupart du temps revient à faire de l’auto-justification ou de la flatterie.”

Graffitis et messages du temps présent. Athènes, juin 2017
Graffitis et messages du temps présent. Athènes, juin 2017
Vers la navette à destination de Salamine. Pérama, juin 2017

“Dans 99 cas sur 100, on considère le totalitarisme comme une tendance d’abord politique ou un système d’abord politique. Je crois que c’est faux. À la différence de cette majorité, on défend ici la thèse que la tendance au totalitaire appartient à l’essence de la machine et qu’à l’origine elle vient du domaine de la technique. Que la tendance inhérente à chaque machine en tant que telle, la tendance à maîtriser le monde, à profiter de façon parasitaire de ces éléments non maîtrisés, à fusionner avec d’autres machines et à co-fonctionner avec elles comme des pièces à l’intérieur d’une machine totale unique constitue le fait fondamental. Et que le totalitarisme politique, aussi épouvantable soit-il, n’est jamais qu’une conséquence et une variante de ce fait technologique fondamental.”

“C’en est arrivé à un tel point que je voudrais déclarer que je suis un ‘conservateur’ en matière d’ontologie, car ce qui importe aujourd’hui, pour la première fois, c’est de conserver le monde absolument comme il est. D’abord, nous pouvons regarder s’il est possible de l’améliorer. Il y a la célèbre formule de Marx: ‘Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières, ce qui importe, c’est de le transformer.’ Mais maintenant elle est dépassée. Aujourd’hui, il ne suffit plus de transformer le monde; avant tout, il faut le préserver. Ensuite, nous pourrons le transformer, beaucoup, et même d’une façon révolutionnaire. Mais avant tout, nous devons être conservateurs au sens authentique, conservateurs dans un sens qu’aucun homme qui s’affiche comme conservateur n’accepterait.”

“Question de temps”. Athènes, juin 2017
Photographies de la ville et du siècle dernier. Athènes, juin 2017
En attendant les touristes. Athènes, juin 2017

Les événements de ce dernier temps s’y prêtent. Mon cousin Kóstas, estime que la nouvelle situation grecque, et qui n’est pas une “crise” puisque cela dure plus de sept ans déjà, eh bien “aurait-elle pu être évitée… seulement, le consumérisme des années fastes ont conduit les Grecs à la situation actuelle”.

Notre cousin Vassílis, veuf depuis deux mois lorsque notre cousine Voúla pharmacienne, a alors quitté… cette époque où on lèche le concret comme le bétail le sel, a toujours été plus philosophe que Kóstas. “C’est un problème bien malin, et c’est une supposée ‘crise’ qui touche plutôt notre monde dans sa globalité. La Grèce n’est qu’un exemple. Cette fichue minorité du 1% planétaire, décide alors seule, et cela contre tout le reste. Nous sommes en guerre. Le système financier jouera alors toutes ses billes factices… tous les États ou presque, se trouvent endettés, mais alors envers qui ? Vois-tu Kóstas, c’est le grand bluff et en même temps le grand clash qui se préparent. La situation changera par la force… plus tard explosive des choses… cette transformation surviendra ainsi pour nos enfants, ou pour nos petits-enfants, plus pour nous. Et il va falloir entre temps abandonner toute conception plate de ce monde.”

Vassílis, comme Kóstas n’ont jamais entendu parler de Günter Anders pourtant. Sauf que dans les mentalités, c’est l’ère… déjà du troisième tour “des élections” qui se profile, ces derniers scrutins (grecs ou autres) devenant pour tout dire satyriques, au sens je dirais fort complet du terme.

Un certain café. Athènes, juin 2017
Graffitis et messages du temps présent. Athènes, juin 2017

Athènes et son Pirée sous les orages toujours, leurs vieillards se dirigeant en fin de journée vers la navette à destination de Salamine (les… Perses sont partis). Temps présent, aux histoires bien courtes. La taverne musicale nommée “Question de temps” a par exemple fait faillite, sauf que nous n’avons tout de même pas complètement oublié Édith Piaf, toute notre belle mémoire européenne n’est pas encore morte.

Et… en attendant, y règne ce conformisme sanguinolent des politiciens, et autant électoral, grandeur “nature”. “La douceur de la variété du totalitarisme appelée ‘conformisme’ – écrivait Günter Anders dans ‘l’Obsolescence de l’Homme’, son texte demeure hélas actuel – est tout sauf un signe d’humanité. Que nous soyons traités avec douceur, c’est un stigmate de notre défaite. ‘Même Polyphème rit après le petit-déjeuner. Si le conformisme n’est pas sanglant, c’est exactement parce qu’il nous a déjà avalés, parce qu’il n’a plus à compter avec la naissance de cette opposition pour la liquidation de laquelle le totalitarisme d’hier avait besoin ou croyait avoir besoin de sa terreur. Il est doux parce qu’il peut se permettre de refuser la menace et l’effusion de sang.” (Pour l’instant j’y ajouterais, et guère partout).

“Mais peu importe que cette thèse soit juste ou non, en un sens le conformisme est certainement sanglant. Car ce qui compte, ce n’est pas seulement de savoir si le processus de notre mise au pas est accompli de façon sanglante ou non, mais si les fins, les menaces et les risques que, une fois mis au pas, nous devons défendre comme nos fins, nos menaces et nos risques sont effectivement sanglants ou non. Aujourd’hui, à l’époque de l’atome et de la guerre de Corée, la réponse à cette question est connue. Elle est la suivante: aussi secrètement et doucement que puisse se dérouler le travail opéré sur nos âmes, du fait même que nous sommes travaillés et mis au pas, nous exprimons notre accord pour devenir des assassins (et, le cas échéant, aussi des assassinés).”

Spectacle inspiré d’Édith Piaf. Athènes, juin-juillet 2017
Graffitis (football) et… messages du temps présent. Athènes, place de la Constitution, juin 2017
Visiteurs Allemands. Exposition d’art contemporain – École Polytechnique. Athènes, juin 2017

“On doit bien supposer qu’il existe un rapport déterminé entre la terreur des fins et la terreur de la mise au pas: elles sont en rapport inversement proportionnel l’une avec l’autre. Cela signifie que les méthodes de séduction sont d’autant moins sanglantes et d’autant plus humaines que les fins ou les risques au nom desquels on nous met au pas sont plus sanglants et effrayants. Ce qui est incontestable au demeurant, c’est que la question de savoir si c’est un poing totalitaire couvert de sang et nu ou une main soignée et revêtue d’un gant glacé qui nous met au pas est devenue aujourd’hui – aussi incroyable que cela puisse sembler – une question secondaire.”

Ce qui compte, c’est seulement qu’on souhaite pouvoir compter sur nous pour que nous ne comptions pas. C’est le cas dans les deux variantes.”

Restaurant et café. Athènes, juin 2017

Athènes entre soleil et nuages, les touristes y sont attendus, sur certains vieux murs on accroche les photographies de la ville et du siècle dernier, “Question de temps” et iconographie surannée. Graffitis et autres messages du temps présent, visiteurs Allemands aux expositions d’art contemporain dans les locaux de la vielle École Polytechnique, volontairement laissée dans un certain état de délabrement et de dégradations pour tout dire volontaires.

Fortes pluies et orages sur la Grèce ces derniers jours. “Restaurants grecs, café et même plus…” telle est la promesse de la vitrine tout de même brisée. Troisième tour, nous y sommes, à une époque où on lèche toujours le concret comme le bétail le sel.

Vassílis et Kóstas, mes deux braves cousins n’auront pas lu Günter Anders, Mimi, l’animal attitré de Greek Crisis… peut-être que si. Ce qu’on a voulu et cru supprimer était trop vivace pour ainsi périr, et ne pouvoir revivre. Qui sait ?

Mimi de Greek Crisis.
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* Photo de couverture: Pérama (en face de Salamine). Juin 2017
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