Billet invité.
Ritournelle dérisoire, de Claude François. Le cycle des élections françaises de 2017 touche à sa fin. Il me laisse et laisse à beaucoup un goût amer. Il a duré près de deux ans ! Comporté sept tours : trois primaires de partis, deux présidentielles et deux parlementaires ! Si l’on songe aux candidatures à la primaire, il faut compter à partir de septembre 2016. Mais si l’on songe à l’appel de Paul Jorion à Thomas Piketty, à la déclaration de Jean-Luc Mélenchon, aux préparatifs d’Emmanuel Macron, à la valse-hésitation de Hollande, de Valls, de Sarkozy, et à divers feuilletons judiciaires, il faut remonter à bien plus d’un an.
Que reste-t-il ? Un « paysage politique » chamboulé. Une majorité « improbable ». Un président surprise. Des candidats sèchement battus, sinon exclus. Des partis menacés dans leur existence. Un dégoût.
Et qu’avons-nous appris ? Que devons-nous conclure par rapport à nos propres espoirs politiques, de citoyens et d’intellectuels ? Comment faire passer ce « goût amer » et passer à autre chose ?
Le sujet est vaste. Il ne faut pas tomber dans l’ornière, vouloir « refaire le match » avec des « et si… », dénicher des coupables, verser dans l’anathème. Il faut vraiment échapper au spectacle. Mais tirer quelques leçons pour nous, avec nos souvenirs partagés, paraît utile, si cela peut ouvrir à de nouvelles questions à explorer. J’avais proposé un « premier récit » à l’aube du premier tour. Je trace ici des pistes pour un « deuxième récit » que je me garde bien de figer !
1/ La campagne a été violente et elle nous a bousculés, parlant à nos émotions autant qu’à la raison.
Le nombre de votants à la primaire de droite laissait penser que des électeurs venus d’ailleurs sont intervenus pour peser sur le résultat en bloquant deux candidats attendus et favorisant un 3e. Ensuite la destruction de cette candidature par les révélations que l’on sait n’a laissé personne indifférent. Et les discussions de couloir au sein du parti Les Républicains n’étaient sans doute pas tendres, et les actes de Fillon, dont la manif du Trocadero, s’inscrivaient dans un rapport de force plutôt que dans une progression sereine.
Les relations qui ont présidé à la primaire de « la belle alliance populaire » n’étaient pas tristes non plus : exclusion préalable de candidats, coups fourrés durant la campagne, reniements suite à l’arrivée d’un candidat surprise, sinon trahisons manifestes. L’itinéraire de Manuel Valls, y compris auprès du mouvement En Marche, offre son lot de truanderies partagées…
La campagne de Jean-Luc Mélenchon ne fut pas un long fleuve tranquille. L’appui du Parti Communiste, refusé puis accordé, fut limité : le PC mena une campagne distincte, avec des arguments divergents ! Les discussions avec le candidat PS et le candidat des Verts furent plutôt des pugilats que des recherches d’accords. Enfin la campagne contre Jean-Luc Mélenchon dans la dernière semaine avant la présidentielle avait tout du lynchage.
Même Emmanuel Macron a subi quelques attaques sur sa vie privée. Même si cela n’est pas allé bien loin. Et des attaques informatiques contre son site de campagne, non élucidées.
Bref il y eut de la matière pour nous faire sortir de nos gonds, pour avoir peur, pour passer de l’espoir à la rage déçue, et pour quitter toute sérénité rationnelle. Un parcours émotionnel qui venait de loin et qui a percolé chez les militants et chez les citoyens : les deux quinquennats précédents n’ont pas été des modèles propres à donner confiance et sérénité… Et la démocratie ne sort pas grandie d’une élection où les votes blancs et les abstentions ont battu des records.
2/ La presse a eu un rôle de manipulation de l’opinion plus apparent que d’habitude. Il faut lire l’article de Thomas Guénolé dans Marianne pour avoir la mesure d’une bronca médiatique et « d’un manque de pluralisme des points de vue ».
On y ajoutera le matraquage de BFM pour Macron, le lynchage de Fillon par plusieurs journaux (l’information est légitime et salutaire, mais on reste étonné par la pratique des « fuites judiciaires » dans la presse, où les organes de presse surenchérissent dans l’odieux, dans les ballons d’essai, etc.). Or les « réseaux sociaux » amplifient les effets émotionnels de telle ou telle dépêche. Comment mener une campagne dans ces conditions ? (On est loin de l’époque où on célébrait la présence (sereine) d’Obama sur les réseaux sociaux – c’était il y a dix ans, à la veille de la crise). La campagne a été « obscure » et c’est une de nos frustrations. Et encore ! Nous n’avons pas connu les soubresauts de la campagne anglaise, avec deux ou trois attentats, et qui a paru tranquille en comparaison.
3/ Il faudrait ajouter la manipulation des instituts de sondage, qui ont été peu contestés pendant la campagne, alors qu’on les « attendait au tournant ». On n’a pas contesté ni les questions posées, qui induisaient beaucoup d’idéologie « éditocratique », ni les échantillons. Je relève notamment cette manie de faire de prévisions en sièges parlementaires, sur base de projections hasardeuses et autoréalisatrices, et d’affirmer ainsi par exemple « la France insoumise n’aura que 5 à 15 sièges », ce qui occulte le simple fait politique (et citoyen) que ce mouvement a quelque soixante candidats au deuxième tour. Ce petit jeu du pronostic est franchement antidémocratique, manipulateur. Et ce silence sur les résultats réels et détaillés des votes est un signe de mépris envers les votants (ou les abstentionnistes et autres votes blancs). En Belgique aussi, la question « quel est le message de l’électeur selon les résultats du vote ? » ne tient pas l’écran une heure : seule la répartition du pouvoir est regardée, qui concerne avant tout le « personnel politique ». Or le faible taux de participation des citoyens (non inscrits, mal inscrits, abstentionnistes, blancs…) est le principal enseignement du scrutin de 2017, et il est inquiétant !
4/ On a vu surgir deux « mouvements » nouveaux, « En marche » et « France insoumise » qui ont connu un indéniable succès (aucun « parti » ne s’est ainsi imposé en quatre mois). Et la quasi disparition de deux partis : le Parti socialiste et le parti EELV.
Les deux mouvements ont largement mordu sur les électorats promis à des partis, encore présents dans les trois primaires. C’est un phénomène qui mérite explication. Il est à rapprocher des succès improbables de Trump, de Cinque Stelle en Italie. Mais aussi de mouvements comme Podemos ou Syriza ou de la campagne de Bernie Sanders. Est-ce dû à une époque, à un moment (comme les années ’20 avec Mussolini et le Boulanger des Croix de Feu) ? Ou l’effondrement des partis est-il plus général, ne correspondant plus à une société ayant perdu sa structure en classes ou autres groupements ?
N’enterrons pas trop vite le parti de Droite, qui sera la principale opposition mais qui doit trouver un nouveau leadership et une cohérence… à rebâtir.
5/ Parce qu’elle promettait une orientation écologique et sociale assez cohérente, l’opération « France insoumise », qui a obtenu un succès indéniable et improbable au premier tour de la présidentielle, devrait être mieux décortiquée. Car la double chute du mouvement, juste après le premier tour, et avec la campagne pour les parlementaires, me paraît un symptôme instructif, dont il faut tirer les leçons. Pourquoi cette atonie, et ce superbe isolement ? Pourquoi cette attitude rigoriste, hautaine, d’un seul homme, alors qu’on attendait de l’imagination, d’autres figures, une autre promesse d’opposition, l’appel à un mouvement non électoral, citoyen, participatif, de long terme… Faut-il attendre à nouveau un sauveur (celui-là ou un autre) et un programme, contre tous les groupements politiques et associatifs qui nous animent ? JE m’interroge sur ce noyau de l’équipe Mélenchon, quasiment exclusivement issue de son « Parti de gauche », je m’interroge sur cette équipe de rédaction du programme, qui a bien mené des auditions, mais qui n’a pas su mettre des propositions en débat public avant ses propres décisions. Deux petits groupes, peu apparus en pleine lumière, qui n’ont pas pu « jouer l’ouverture » avec les citoyens, avec les organisations. Je m’interroge enfin sur cette querelle financière qui a envenimé les derniers contacts entre les listes proches, sources de divisions de la gauche. La droite en a largement profité, ou même le FN.
On pourrait d’ailleurs comparer les deux opérations « France insoumise » et « En marche » avec intérêt, pour autant qu’on en connaisse les conditions exactes de préparation et de lancement. Mais la mise en perspective au regard des résultats atteints et des événements vécus, devrait donner des leçons à tirer sur le plan sociologique et politique. Et surtout : faut-il refaire la même chose ? Ou alors, que faut-il changer ?
6/ Il faut continuer à s’inquiéter du vote Front National. Lui aussi a progressé, ne l’oublions pas. Je le vois surtout progresser dans les pays ruraux, où c’est la disparition du service public (poste, transport), de l’État (police), des services aux citoyens (médecin, alimentation…) qui entrainent cette orientation électorale. Là comme dans les banlieues, se joue une violence sociale qui sournoisement déstructure la communauté. Ce n’est pas qu’une question d’immigration ou d’allocations sociales, c’est un sentiment d’abandon et de frustration qui se répand. La victoire de « La république en marche », c’est un peu celle d’une nouvelle classe en marche, en progrès, en mouvement dans la vie sociale nouvelle, avec l’instruction, les ressources et les réseaux nécessaires. Contre d’autres classes, exclues ou déniées, qu’il faudrait décrire, en termes d’électorats disponibles, mais pas seulement ; en termes de groupes d’opinion en attente de structuration. Il nous manque une analyse sociale renouvelée. Elle pourrait orienter les programmes, qui paraissent parfois déconnectés de tout public, alors que ce n’est pas le cas.
7/ Au total, on a un changement très inattendu. Un peu à la Lampedusa : « tout changer pour que rien ne change ». Ou alors selon l’avertissement de Naomi Klein (merci à Timiota pour la traduction) : au choc économique, ils ont voulu rajouter un choc politique qui déstructure même nos moyens de défense de notre structure sociale. Il est vrai que l’austérité, la précarité (et la simple menace de précarité sociale), l’instabilité financière et ces présidents néolibéraux inattendus nous font craindre le pire.
Alors, pour nous citoyens et intellectuels et militants, que faire ? Outre le goût amer, il émane un sentiment d’urgence à construire quelque chose et en même temps un brouillard sur les quelques perspectives que nous avions eues. Ne pas seulement attendre les luttes sociales défensives, que nous avons souvent perdues, qu’on agite actuellement comme opposition future à la majorité. Mais construire un mouvement, construire de la cohérence. Et anticiper, imposer un autre agenda. Peut être un autre jeu, qui contraindrait autrement les candidatures et les mouvements à venir en 2022. Cette question a paru se poser aussi dans le contexte de la campagne de Bernie Sanders. « Plus rien ne sera comme avant » a-t-on dit aux USA, même si ce n’est pas évident. Mais cette conclusion ne ressort pas de la campagne électorale française. C’est aussi une part de notre frustration.
Laisser un commentaire