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Jacob Taubes, né en 1924 et mort en 1987, était selon ceux qui l’ont connu, un personnage infréquentable. L’un rapporte à son propos : « Il sollicitait votre avis avec un œil pétillant, puis, dès qu’on commençait à lui répondre, son regard se voilait d’un immense désintérêt qui vous blessait profondément » (Heinz Wismann selon Aeschimann 2009), un autre dit : « Il sonnait chez toi à 11 heures du soir et te disait : « Je voudrais dormir dans ton lit ! » ».
Qu’est-ce qui le rendait aussi impossible ?
À mon sens, la conviction d’avoir tout compris dès l’âge de 23 ans et de l’avoir bien expliqué dans sa thèse (Abendländische Eschatologie, 1947). Il avait tout compris et en particulier trois choses :
1° que Paul de Tarse, « saint Paul », avait résolu le drame de la condition humaine
2° que Freud avait compris la nature profonde du judaïsme et du christianisme, et qu’il était du coup le plus grand théologien de tous les temps
3° que la pensée occidentale est par nature, apocalyptique et messianique.
J’explique.
Paul de Tarse a compris que l’être humain est déchiré entre ce que sa raison (l’« esprit ») lui enjoint de faire et ce que son corps (la « chair » dans les traductions classiques des Épîtres ; l’« inconscient » chez Freud) l’oblige à faire par ailleurs du fait qu’il n’a qu’un seul souci inscrit dans la nature animale de l’homme : assurer sa propre survie et celle de l’espèce. Comment résoudre la souffrance qui résulte de la constatation que l’on fait que ses propres agissements sont déconnectés des intentions que l’on a, voire en totale contradiction avec elles ? Paul affirme 1° que les hommes sont tous les mêmes, c’est l’universalisme de sa parole qui s’adresse aussi bien aux Gentils qu’aux Juifs, et qu’il existe donc une solution valant pour tous, 2° qu’il existe une instance qui résout tous les conflits entre la chair et l’esprit, elle se trouve au ciel et c’est le Christ qui doit être en nous. En termes modernes, le « surmoi » a cessé d’être un combat permanent entre ce que j’ai l’intention de faire et ce qu’exige contradictoirement de moi la voix de mes parents dans ma tête, parce que le Surmoi se trouve ailleurs, à savoir au ciel où Paul l’a éjecté dans sa prédication, d’où il me dit sans ambiguïté ce que je dois faire.
Freud a compris de quoi il était véritablement question avec ce « péché originel » dont le Christ nous a dit qu’il nous délivrait. Ce péché originel, c’est que nous les frères, nous nous sommes mis en bande, nous avons assassiné le père et nous l’avons dévoré. Et le Christ nous délivre de cet acte abominable dont nous ne conservons que l’ombre d’un souvenir (il a été « refoulé ») quand il nous dit : « Il fallait malheureusement en passer par là : il fallait que les fils se débarrassent du père ! Le règne du fils est arrivé, j’ai payé de mon propre martyre notre faute à tous, la note a été réglée par moi : maintenant, allez l’âme en paix ! »
La pensée occidentale étant obsédée par l’histoire, passée et à venir, est du coup nécessairement apocalyptique et messianique : elle voit que tout va mal et prévoit que tout va bientôt s’écrouler (l’« apocalypse ») mais elle ajoute avec optimisme que tout s’arrangera aussitôt après parce que, comme son nom l’indique, l’apocalypse est une « révélation ». L’injustice crève les yeux, c’est à cause d’elle que l’on va droit à la catastrophe, mais le changement est proche et l’orchestrateur de la métamorphose indispensable a pour nom le « messie ». Chez Marx, le messie, c’est la classe ouvrière, et le Royaume de Dieu qui vient après l’apocalypse (la Révolution), c’est la société sans classe. Toute réflexion un peu poussée au sein de notre culture occidentale conduit inéluctablement, dit Taubes, à deux conclusions liées : que l’écroulement est proche et, de manière plus inquiétante encore, que le messie en question, c’est peut-être bien ma propre personne ! Mais comme quiconque consacrant à la question un minimum de réflexion débouche nécessairement sur ces deux conclusions, que la fin est proche et que le déclencheur de l’écroulement final, c’est peut-être moi, leur portée en est considérablement banalisée et réduite !
La conclusion personnelle que Taubes avait tirée du fait d’avoir ainsi tout compris était que plutôt que de se croire le messie, il valait mieux rire de tout, quitte à passer, comme ce fut son cas, pour un malappris ! [1]
Post-scriptum : Or il n’y a rien au ciel, pas même le Surmoi universel ! Et, non, le banquet des fils où l’on mangeait du steak ou une côtelette de père n’a pas eu lieu : c’est de la mythologie ! Et de plus, le messie ne viendra pas, et l’injustice ne sera pas réparée, alors que la catastrophe – qui ne sera pas une révélation – aura lieu quand même ! Alors que faire ?
(La réponse au prochain numéro 😉 )
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Aeschimann, Eric, « L’Apocalypse selon Jacob Taubes », Libération, le 30 décembre 2009
[1] Une insolence comme celle de Taubes n’est pas sans risque cependant, les ennemis de la liberté tels Léo Strauss vous prennent en grippe et se livrent à leurs falsifications habituelles. L’éthique, pour des individus comme Strauss étant une référence juste bonne pour les gogos, pas pour des personnes de leur qualité :
« En 1952, Taubes quitte l’université de Jérusalem, fâché avec son professeur, Gershom Scholem. Direction les États-Unis, où il espère trouver un poste universitaire. Au même moment, Scholem écrit à Léo Strauss, celui dont on fera bien plus tard le maître à penser des néo-conservateurs américains. Taubes ‘utilise ses talents indéniables pour des tours de passe-passe philosophiques, écrit Scholem. Un charabia prétentieux sans cohérence intérieure. Je n’ai rien pu changer chez ce jeune homme’. Réponse de Strauss, trois semaines plus tard : ‘Je n’ai jamais vu une ambition aussi effrontée, pourra-t-il jamais être corrigé’. Léo Strauss demande à Gershom Scholem une attestation prouvant que Taubes n’a jamais enseigné à l’université de Jérusalem, fait circuler le document et réussit à fermer définitivement les portes des universités américaines au jeune homme, coupable, dit-il, d’‘antisémitisme philosophique’. » (Aeschimann 2009).
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