Billet invité. P. J. : J’attire votre attention sur ce texte à proprement parler fondateur. Ouvert aux commentaires.
Il n’est pas de marché ni de monnaie qui n’ait pour raison les valeurs éthiques que les sociétés humaines ont privilégiées à partir des structures sociales qui leur donnent naissance et qu’elles ont élues. Mais que se passe-t-il entre ces structures sociales qui instaurent la confiance, la solidarité, la paix, la justice et les entreprises capitalistes ? En l’absence d’interface de système, les marchandises produites au prix de la valeur d’échange de la force vitale brute des salariés sont proposées sur le marché à un prix inférieur à celui des marchandises qui doivent intégrer dans leur définition la dimension éthique engendrée par les structures sociales qui conditionnent leur production, autrement dit la monnaie des uns n’est pas la même que la monnaie des autres.
Nous rappellerons brièvement notre conception de la réciprocité et de la renommée. Nous préciserons que la monnaie est soit la représentation de la valeur de réciprocité, soit la représentation de la valeur d’échange. Et nous reconnaîtrons cette contradiction au cœur du débat monétaire aujourd’hui.
La réciprocité
La réciprocité conjoint en chacun le fait d’agir et de subir. Elle établit une relation entre deux consciences antagonistes dont la résultante est une conscience révélée à elle-même qui donne sens aux actes des uns et des autres. Cette révélation est libération des déterminismes de la nature, et pour ne pouvoir appartenir à personne sans la contribution d’autrui, elle peut être dite un Tiers entre les partenaires de la réciprocité, qui s’exprime aussitôt par la Parole, laquelle exige la reproduction de sa matrice par la coutume ou par la Loi.
Ayant par nature une structure contradictoire puisqu’il résulte de la relativisation de forces contraires (l’agir et le subir), le Tiers pose un problème à la logique classique pour laquelle ce qui est en soi contradictoire n’a pas de représentation immédiate. La fonction symbolique se charge donc de le traduire par l’image d’une réalité non-contradictoire empruntée à la nature : l’imaginaire.
Dès lors que le Tiers en chacun des membres de la communauté de réciprocité est le sujet de la Parole, les dons peuvent être interprétés comme des paroles de bienveillance qui inaugurent la réciprocité positive. La valeur créée par celle-ci est appelée depuis les Grecs la philia. Chacun surenchérit dans le don réciproque pour augmenter la puissance du Tiers qui l’anime, qu’il se représente dans le prestige. La réciprocité positive devient la dialectique du don, et l’économie de réciprocité a d’autant plus d’élan que le nombre de partenaires du cycle de réciprocité est plus élevé ; car si pour être puissant il faut donner plus, pour donner plus il faut produire plus. C’était là le ressort des économies d’abondance des sociétés primitives.
La monnaie de renommée
L’anthropologie a clairement établi l’origine de la monnaie à partir de la renommée acquise par la générosité. Dans les communautés archaïques, les donateurs manifestent leur prestige dans une parure, plus précisément un masque d’une grande beauté comme si la beauté était la marque d’élection à l’expression du Tiers. D’où son caractère sacré. Sa valeur est inaliénable parce qu’elle est le nom de l’humanité. Prenons la peine d’un court rappel de la référence sur le sujet. Chez les Maori, le prestige se répartit dans les ornements du masque, les vaygu’a. Bronislaw Malinowski observait que ces vaygu’a sont des objets précieux qui ne peuvent être échangés parce que liés au nom du donateur. Lorsqu’ils sont “donnés”, ils sont plutôt confiés car ils distribuent la puissance du donateur. Celui qui reçoit un vaygu’a doit cependant le mériter en reproduisant le don des vivres qui justifie qu’il en soit le possesseur. Lorsque les redistributions de vivres créent l’abondance jusqu’à saturation, le cycle se poursuit sans que celles-ci soient nécessaires, impliquant même leur destruction. Malinowski observait que les vaygu’a sont de deux sortes : bracelets (mwali) et colliers (soulava), qui circulent en sens inverse l’un de l’autre. Les soulava sont dits masculins, les mwali féminins parce que leurs relations de réciprocité permettent de construire des alliances sociétales sur le mode des alliances matrimoniales. La valeur de ces objets dits cérémoniels tire donc sa substance des sentiments éthiques engendrés dans les relations de réciprocité entre les uns et les autres.
Leur donation vaut au donateur une renommée supérieure à celle qu’ils représentaient. Les signes distinctifs qui lui sont ajoutés lors de chaque donation attestent cette croissance de valeur. Mais quelle valeur ? La valeur engendrée par la réciprocité elle-même. La valeur du Tiers est rehaussée par chaque cycle de réciprocité.
Lorsque le vaygu’a (collier ou bracelet) est redonné, il mérite, comme l’a reconnu Marcel Mauss, le nom de monnaie de renommée. Pourquoi ? Parce qu’il a acquis par devers lui le pouvoir de nouer de nouvelles relations sociales et motiver la production de la valeur.
La monnaie de renommée représente un capital imaginaire qui se nourrit de la réciprocité et de la dialectique du don, mais elle peut aussi représenter un imaginaire engendré par la dialectique de la vengeance. L’honneur est en effet à la réciprocité négative ce que le prestige est à la réciprocité positive. Il existe des monnaies de réciprocité négative. Celles-ci peuvent être rendues équivalentes aux monnaies de réciprocité positive (notamment quand un meurtre dans une relation de réciprocité de vengeance est jugé équivalent d’une relation matrimoniale). Nous ne faisons allusion à cette équivalence que parce qu’elle souligne à quel point la réciprocité crée la valeur indépendamment de l’imaginaire dans lequel elle se représente. On doit donc faire la distinction entre le capital symbolique qui appartient au cycle de réciprocité et l’imaginaire dans lequel ce capital se représente dans son contexte communautaire.
Nous ne pouvons ici développer la raison pour laquelle la réciprocité négative est souvent perçue comme fondamentale à l’orée des civilisations humaines. Disons seulement que l’intégration des défunts dans le cycle de la vengeance permet de surpasser la mort, et qu’en évitant toute confusion entre le sentiment spirituel qui résulte de la réciprocité et la jouissance des biens matériels en laquelle la réciprocité positive l’ennoie, la réciprocité négative offre une prise plus directe sur ce que l’homme crée comme au-delà de sa vie biologique. C’est pourquoi la compréhension de la théorie de la vengeance permettrait selon nous d’éteindre une grande part des conflits de la planète.
Les communautés humaines cherchent néanmoins à remplacer la réciprocité négative par la réciprocité positive tout en conservant sa mémoire grâce aux rituels sacrificiels. Pourquoi garder la mémoire de la réciprocité négative ? Ici non plus nous n’engagerons pas de polémique. Nous rappellerons seulement que toute conscience née de la réciprocité se représente de façon non-contradictoire, mais que c’est de la relativisation de la réciprocité positive et de la réciprocité négative (comme on vient de le rappeler entre l’alliance matrimoniale et la vengeance par meurtre) que se développe une conscience commune libérée de tout imaginaire.
La monnaie de réciprocité
La plupart des sociétés relativisent les deux formes de réciprocité, négative (généralement attribuée à l’homme) et positive (attribuée à la femme), afin de limiter les effets de leurs imaginaires respectifs et de promouvoir la valeur de cette forme de réciprocité que nous appelons “symétrique”. Le signifiant maternel proposé par la nature pour dire la genèse du Tiers (la maternité) a été partout ou presque remplacé par un signifiant qui appartient à l’humanité seule : le travail. Ainsi la réciprocité productive succède à la réciprocité distributive proposée par la nature, et la valeur de la réciprocité symétrique devient éthique.
La monnaie de réciprocité est-elle efficiente ? Oui, elle ordonne l’obligation de réciprocité : pas seulement de reproduire des richesses mais de reproduire la matrice de la valeur, et par conséquent la valeur, y compris des choses (leur valeur symbolique). Réduite à la valeur d’échange capitaliste lors de l’abandon de la réciprocité, la monnaie perd cette puissance. Elle ne visualise plus que la force acquise par la privatisation et le pouvoir des uns sur les autres.
Mais pourquoi la réciprocité symétrique n’est-elle jamais qualifiée ni même nommée comme l’est la réciprocité positive (le don) et la réciprocité négative (la vengeance) ? Sans doute parce qu’elle provient de la relativisation de la réciprocité positive et de la réciprocité négative de façon que la valeur produite échappe à toute représentation qui demeurerait sous l’emprise du réel et qui risquerait d’être dénaturée dans le fétichisme. Parce qu’il est engendré par cette forme symétrique de la réciprocité, le capital symbolique est donc invisible. Pour autant, la valeur peut se désigner par les signifiants proposés par la réciprocité positive ou la réciprocité négative, d’où l’ambiguïté de sa représentation qui oscille entre fétichisme et symbolisme, entre l’incarnation de l’éthique et son aliénation dans le pouvoir.
Le marché de réciprocité
Nous savons que la réciprocité simple en miroir (l’alliance) crée la philia (l’amitié), que le face-à-face collectif (l’alliance généralisée) crée une amitié collective, sans miroir particulier pour l’incarner, que l’on peut nommer la confiance (la fraternité selon la devise républicaine). Lorsque la réciprocité collective (le commun) caractéristique de la communauté familiale (l’oikos) se différencie avec la division du travail et devient le partage (metadosis), cette transformation fait apparaître une nouvelle structure parce que chacun peut recevoir d’un côté et donner d’un autre, et cette structure ternaire permet l’individuation du sujet et transforme la philia en responsabilité. Enfin, la généralisation de cette réciprocité ternaire engendre la justice.
L’avènement de la réciprocité ternaire est une révolution prométhéenne parce qu’elle transforme la sujétion à la loi en liberté du sujet responsable. Elle est l’origine du marché. Elle abolit l’aliénation de la valeur dans le prestige et donne la prééminence à l’égalité et à la justice.
Selon la structure sociale de base binaire ou ternaire que l’on choisit, la valeur se traduit donc par l’amitié, la confiance (la fraternité), la responsabilité ou la justice.
L’échange de réciprocité
L’échange de réciprocité est une autre révolution qui libère la valeur des partenaires de la réciprocité en la confiant aux objets qui peuvent s’échanger entre eux. Il démultiplie la réciprocité en fonction des besoins des uns et des autres sans contraindre à une relation immédiate et directe. Il permet en effet de remplacer un objet par un autre sans pour autant modifier la structure de réciprocité. Il soumet cependant la production à l’utilité sociale que gèrent désormais les rapports des choses entre elles sous l’emprise de la raison. Le marché se conforme donc à l’utilité sociale de la marchandise qui doit répondre des besoins des hommes qui obéissent non plus à l’imaginaire mais à la raison.
Le marché se fonde désormais sur la justice dans la distribution. Néanmoins, la confiance anime toujours la renommée de chacun au niveau de la production. La confiance fonde désormais le crédit. Elle autorise la dette à devenir le moteur de la circulation des richesses et de leur reproduction, ce que Rabelais comparait au mouvement universel et à la vie, dont le sang est le produit comme la valeur le produit de la réciprocité. La dette est le nom de la renommée. L’extension du marché de réciprocité exige seulement que la masse monétaire disponible augmente suffisamment pour que rien n’entrave l’investissement de la réciprocité productive et l’extension des réseaux d’échange de réciprocité. Tant que l’échange respecte la réciprocité (l’échange de réciprocité), l’utilité est utilité sociale parce qu’elle reste subordonnée au besoin de tous, et les choses peuvent être déconnectées de tout imaginaire et la monnaie être objective sans déroger aux impératifs de l’éthique qui justifie leur production.
La monnaie de la réciprocité symétrique se révèle donc objective et universelle, hors de l’emprise de tout imaginaire, d’une part grâce au marché de réciprocité, dont il faut rappeler que la structure de base – la structure ternaire généralisée – produit l’individuation du sujet, la responsabilité et la justice, et d’autre part grâce à l’échange qui permet de mesurer les choses en fonction de leur utilité. La valeur est reconnue dans l’objet pour son utilité sociale.
Le libre-échange
Mais c’est à l’efficacité de l’objet qu’est peu à peu transmise la valeur créée par l’entraide réciproque, efficience qui dicte des normes qu’appréhende la raison et non le sentiment. Et l’utilité ne reste pas nécessairement ordonnée aux besoins de tous. Elle peut obéir aux intérêts de particuliers. La privatisation de la propriété introduira une interface entre deux domaines : celui de l’économie sociale où la monnaie exprime la valeur née d’un rapport de réciprocité, et celui de l’économie libérale où la monnaie exprime la valeur d’échange née d’un rapport des choses entre elles arbitré par un rapport de force.
Lorsque le libre-échange interrompra la réciprocité, c’est au pouvoir des choses qui mesurent ce rapport de force que sera confié le soin de régler les rapports des hommes entre eux. L’individualisme remplacera l’individuation, l’intérêt la responsabilité, l’idéologie du libre-échange l’éthique de la réciprocité, et le profit désarticulera la production sociale en propriété privée : une autre révolution !
On peut alors s’inquiéter du rapport de force qui vient interférer avec la réciprocité. Il s’immisce, en effet, entre des valeurs différentes (c’est la violence du symbolique qui provient du fait que tout sentiment éthique est absolu parce que de nature affective, et qu’à ce titre chacun prétend à la primauté sur les autres), ou entre des imaginaires différents puisqu’ils peuvent être antagonistes (le bien de la réciprocité négative étant le mal pour la réciprocité positive et réciproquement en raison du caractère unidimensionnel de la polarité de leur dialectique respective), ou entre l’imaginaire et le symbolique (dès lors que l’imaginaire se fétichise dans le signifiant de la valeur). Dans toutes ces éventualités, le rapport de force signifie la compétition pour le pouvoir, qui prend la place de la liberté commune (la puissance sociale) à laquelle conduit la réciprocité symétrique.
La monnaie d’échange
Depuis que les hommes ont pris le relais de la nature pour organiser leurs conditions d’existence, ils authentifient la valeur à partir de leur production et reconnaissent la différence entre le travail et le produit de leur travail, le travail pour ensemencer un champ et le bénéfice de la récolte. Le boulanger est capable de produire cent pains lorsqu’il ne lui en faut qu’un pour nourrir sa famille. Et le surplus multiplie la réciprocité et l’échange. Mais dans une relation d’échange, si l’un des protagonistes (Pierre par exemple) déclare que le produit de son travail égale dix fois sa peine (y = 10x), et que l’autre protagoniste, Jean par exemple, déclare que le produit de ce travail équivaut à cette dépense, Pierre ne sera pas d’accord pour échanger le fruit de son travail (y) au prix de Jean (z = x), à moins qu’ils ne se situent tous les deux dans un autre cadre que celui de l’échange, comme Glaucos et Diomède qui au dire d’Homère « échangèrent» sur le champ de bataille leurs boucliers, l’un de bronze l’autre d’or, au nom de l’amitié de leurs pères. Mais Pierre peut y être contraint s’il ne peut plus produire qu’à la condition d’acquérir z quelle que soit la valeur de z. Que Pierre traverse un désert où Jean possède le puits d’eau de l’oasis, il comprendra très vite que s’il veut abreuver son troupeau, z = y = x si tel est le bon plaisir de Jean. Que signifie cette réduction (y = 10x) à (y = z = x) ? Que le rapport des deux hommes est un rapport de force, que Jean est plus puissant que Pierre, et que la réciprocité est rompue au bénéfice de l’intérêt égoïste de celui qui a privatisé la propriété commune.
Le capitalisme primitif
Au XIX° siècle, les économistes observent que l’institutionnalisation de la propriété privée a pour conséquence que le rapport de force entre le propriétaire des moyens de production et l’ouvrier qui ne dispose plus que de sa force de travail comme moyen d’échange conduit le propriétaire des moyens de production à réduire la valeur d’échange de la force de travail de l’ouvrier au prix des subsistances nécessaires à sa reproduction. Les deux parties n’ont pas la même notion du travail : pour l’un le travail signifie la vie usée dans la production, que paie le salaire, pour l’autre la production du travail vivant que s’approprie le propriétaire des moyens de production. Pour l’un il est une fonction catabolique, pour l’autre une fonction anabolique. Mais ce qui permet à l’un d’imposer sa définition à l’autre, c’est un rapport de force.
La concurrence entre les propriétaires des moyens de production est impitoyable. Elle contraint à ne consentir au salarié que ce qui est nécessaire à sa survie, le prix de sa force vitale brute, et à attribuer la totalité du bénéfice de la production (du “travail vivant” selon l’expression de Karl Marx) au capital (et au loisir du capitaliste). Désormais, la monnaie a pour étalon la valeur d’échange de la force de travail brute des salariés.
Lors de la naissance du capitalisme industriel, la qualité du travail libre, la puissance d’innovation, la créativité de l’ouvrier sont écartées du contrat du travail tandis que le produit du travail social est utilisé comme la manne du désert, ou comme l’air que l’on respire. Les découvertes de l’humanité, l’électricité, la machine à vapeur sont exploitées sans être honorées de la moindre considération ou rémunération pour la société qui les a produites, au même titre que la compétence de l’artisan ou de l’ouvrier aliénée dans le contrat de travail.
Le capitalisme conduit aussitôt à la lutte des classes et aux guerres coloniales pour l’approvisionnement des ressources nécessaires à la production du capital, enfin à la guerre entre les nations les plus industrialisées.
La fin de ce capitalisme primitif lors de la grande crise de 1929 obligea à reconnaître à l’innovation, la qualité du travail, sa fonction créatrice de la valeur sous le nom générique de capital humain, mais dans la mesure où celui-ci pouvait être transformé en valeur d’échange, en profit, en capital, et en rapports de force entre nations.
La monnaie de réciprocité de John Maynard Keynes : le bancor
La première tentative sérieuse des responsables politiques du capitalisme pour endiguer les affrontements entre nations eut lieu après la deuxième guerre mondiale lors des accords de Bretton Woods en 1944. Il était devenu clair que la conception capitalistique de la valeur (la valeur d’échange) et le rapport de force entre nations pouvaient se conclure par une extermination mutuelle. John Maynard Keynes proposa la création d’un Fonds monétaire commun qui s’exprimerait par une monnaie supranationale : le bancor. Une chambre de compensation internationale accorderait des crédits en bancors sans condition aux pays dont la balance commerciale serait provisoirement déficitaire afin de leur permettre de rembourser leurs emprunts à l’abri des spéculations sur la fluctuation de leur monnaie d’échange. Les pays détenteurs d’excédents de bancors seraient obligés de les réinvestir dans les pays dont la balance commerciale serait négative, et invités à participer ainsi au rétablissement de leur économie. Ce mécanisme de réciprocité positive assurait un équilibre relatif des monnaies nationales, qui, elles, demeuraient polarisées par la spéculation et le profit. J. M. Keynes proposait donc la relativisation des rapports de force monétaires par l’institution d’une monnaie inconvertible en monnaie d’échange, et à laquelle les monnaies d’échange seraient subordonnées par des relations de réciprocité. La parité des monnaies vis-à-vis du bancor pouvait cependant être reconsidérée périodiquement si l’un des États membre de la communauté rompait unilatéralement avec le principe de réciprocité. Entre-temps, la Chambre de compensation pouvait ramener à la raison ceux qui accumulaient les bancors sans les réinvestir par une sanction sous forme d’un intérêt progressif sur leurs bancors, et ceux qui abusaient de son crédit également par un intérêt progressif sur leurs emprunts. Cette rançon était donc exigée selon le principe de réciprocité négative pas seulement de celui qui empruntait trop mais également de celui qui capitalisait trop.
Ce double mécanisme de réciprocité positive et de réciprocité négative contraignait les monnaies nationales, dont les fluctuations unilatérales étaient susceptibles d’entraîner la déroute des monnaies les moins fortes, à revenir aux équilibres nécessaires à la paix. Le bancor est une monnaie de réciprocité symétrique !
Cette proposition a été refusée parce que les États-Unis d’Amérique, estimant que l’issue de la deuxième guerre mondiale les consacrait comme la plus grande puissance du monde (Hiroshima !), ont proposé que le dollar joue un double rôle : de monnaie d’échange nationale et de monnaie de référence pour toutes les monnaies nationales. La confiance dans le rôle pacifique des États-Unis, gendarmes du monde, semblait naturelle puisqu’il y allait de leur intérêt que l’économie mondiale ne subisse plus de crise majeure. Cette confiance quoique forcée autorisait donc le dollar à témoigner de la prospérité universelle et le consacrait comme monnaie de renommée et pas seulement de libre-échange.
L’une des solutions défendue par John Maynard Keynes est celle de la monnaie de réciprocité, l’autre, défendue par Harry Dexter White, celle de la monnaie de renommée.
Le dollar monnaie d’échange et de renommée
Les États-Unis d’Amérique, contrôlant la science, la technologie, l’économie, la force militaire et la force monétaire, imposèrent la seconde solution. Le dollar, choisi pour assurer la paix, n’est donc pas une monnaie de réciprocité, mais une monnaie d’échange qui s’approprie le rôle de monnaie de renommée : la Banque centrale garantit l’essor mondial du commerce et de l’industrialisation en gérant les banques commerciales par des prêts en dollars. La renommée du dollar ne tient pas seulement à la richesse de la nation américaine, elle tient aux structures sociales que la circulation de la richesse met en mouvement. La monnaie ne représente pas seulement du capital amassé grâce à la privatisation des moyens de production, mais du capital issu de la productivité des différents modes de relation des hommes entre eux, d’échange certes mais aussi de réciprocité, autrement dit de leur production sociale (et notamment de la science).
En tant que monnaie d’échange, la monnaie créée par les banques commerciales ne crée aucune valeur nouvelle. Elle n’est avancée que pour anticiper la production de marchandises. Mais il n’en est pas de même de la monnaie créée par la Banque centrale. Comme monnaie de renommée ou de réciprocité, elle représente une valeur non matérielle, la confiance, et c’est elle qui fonde le crédit.
Le plan Marshall
Le plan Marshall en est une illustration. Il n’échange pas, il ne donne pas non plus, il confie un capital de dollars aux États européens sous condition qu’ils le fassent fructifier, et qu’ils reproduisent une prestation identique en retour. La clause principale du contrat est que les États débiteurs investissent au moins le double du montant octroyé par les États-Unis dans la production de leurs entreprises, autrement dit qu’ils fassent la preuve qu’ils sont capables de donner à leur monnaie la renommée du dollar. Les États européens, définissant leur monnaie par la valeur d’échange, pouvaient dévaluer et rembourser les États-Unis en monnaie de singe. Cette solution déloyale du point de vue de la réciprocité fut enrayée par l’obligation pour les entreprises européennes de racheter en dollars des biens d’équipement aux États-Unis pour la valeur du prêt confié aux États. Ce n’est pas en termes de distribution de vivres, comme chez les Maori, que se mesure la renommée du dollar mais, ce qui revient au même, en termes de production des vivres. Le plan Marshall était placé sous la responsabilité d’une institution, en principe impartiale, désintéressée et supranationale : le Fonds Monétaire International.
La mondialisation du libre-échange, la Banque mondiale, le Fonds monétaire international, démontrèrent que le dollar pouvait servir de référence universelle en tant que monnaie de renommée et pas seulement de monnaie nationale d’échange pour les États-Unis.
La monnaie de renommée devint le moteur du progrès économique, mais pas de n’importe lequel ! L’unique dénomination de la monnaie de référence mondiale pour les deux fonctions de réciprocité et d’échange autorisait leur confusion car dans la perspective nord-américaine la confiance ordonnée au rôle universel du dollar est subordonnée au profit du capital ou plus exactement à l’économie telle que la définissent les capitalistes selon leurs intérêts.
La crise monétaire
Que les structures sociales qui donnent naissance aux valeurs de l’éthique soient détruites et aussitôt la monnaie ne représente plus que les rapports de force entre les intérêts des uns et ceux des autres. La dévaluation ramène la valeur symbolique à la valeur d’échange. Cette éventualité rend sa pertinence à ce propos de Karl Marx qui dénonçait la dette publique lorsqu’elle est comptée en valeur d’échange par les agents du capitalisme qui font main basse sur l’État, aujourd’hui les banquiers et leurs obligés… : « La dette publique opère comme un des agents les plus énergiques de l’accumulation primitive. Par un coup de baguette, elle dote l’argent improductif de la vertu reproductive et le convertit ainsi en capital, sans qu’il ait pour cela à subir les risques, les troubles inséparables de son emploi industriel et même de l’usure privée. Les créanciers publics, à vrai dire, ne donnent rien, car leur principal, métamorphosé en effets publics d’un transfert facile, continue à fonctionner entre leurs mains comme autant de numéraire. Mais, à part la classe de rentiers oisifs ainsi créée, à part la fortune improvisée des financiers intermédiaires entre le gouvernement et la nation – de même que celle des traitants, marchands, manufacturiers particuliers, auxquels une bonne partie de tout emprunt rend le service d’un capital tombé du ciel – la dette publique a donné le branle aux sociétés par actions, au commerce de toute sorte de papiers négociables, aux opérations aléatoires, à l’agiotage, en somme, aux jeux de bourse et à la bancocratie moderne. » (Le Capital – Livre 1er, 1867).
La crise actuelle ne provient pas de la défiance dans le dollar en tant que monnaie de renommée, mais des spéculations des banques commerciales lorsque les États s’endettent auprès des marchés financiers. La crise des subprimes en 2008 a rappelé que les banques commerciales obéissent aux intérêts privés des spéculateurs et non à des obligations sociales de réciprocité. Il est apparu, lors de la crise grecque notamment, que les banques commerciales transformaient la monnaie de renommée, distribuée par la Banque centrale aux États, en monnaie d’échange pour le compte des actionnaires du capital, et qu’elles forçaient les États à racheter leurs dettes en sacrifiant la protection sociale des citoyens. La spéculation est en effet d’autant plus lucrative que la réciprocité est affaiblie. La faillite des États européens n’a pu être jugulée que par l’intervention de la Banques centrale, mais à quel prix ? Au prix du transfert du capital social (de réciprocité), dont les États étaient encore détenteurs, au capital des capitalistes : une partie des services publics ont été privatisés, et une partie des services gratuits sont devenus payants pour financer les déficits de l’État. La réduction de la dette de renommée en dette d’échange asservit la République au Capital. Il eut été plus rationnel de donner la priorité à la réciprocité, de conforter l’économie sociale par l’uniformisation des prestations sociales et de diminuer le pouvoir d’accumulation du secteur privé en monnaie d’échange (par l’interdiction des paris financiers et la mutualisation de la dette).
Dans une société où la réciprocité serait généralisée, il serait impossible que la monnaie puisse refléter autre chose que le prix juste, l’équivalence de réciprocité ; il serait impossible qu’un emprunt puisse entraîner une cascade de défaillances bancaires comme lors de la crise des subprimes puisque le crédit ne saurait permettre l’accumulation du profit et à plus forte raison la spéculation. Et l’État cesserait d’exciter la convoitise des capitalistes.
La réciprocité invisible
Rien cependant n’empêche les États-Unis d’Amérique d’émettre autant de monnaie que nécessaire pourvu que la croissance des échanges puisse l’absorber, et que la production de richesse satisfasse l’imaginaire des uns et des autres. La liberté de choix est pour la monnaie de renommée aussi décisive que le pouvoir d’achat pour la monnaie d’échange, au point que son augmentation peut se payer d’une diminution de pouvoir d’achat. La liberté de choix se doit à la différentiation de la production et non à son accumulation. Entre un pouvoir d’achat élevé, qui n’a d’autre option de consommation que le pain, la pomme de terre et le chou, et un pouvoir d’achat moindre mais dont la liberté de choix s’étend au saumon fumé, aux huîtres et aux nids d’hirondelles, le consommateur préfèrera toujours moins de pouvoir d’achat et davantage de liberté de choix. Le capitalisme a dès lors intérêt à démultiplier les compétences humaines par l’extension des communications interactives, que peut assurer la liquidité monétaire, et à démultiplier la productivité grâce à la gratuité de l’information (l’open source de la révolution numérique), ce qui est en somme un appel d’offre important au capital humain. La valeur de renommée qui représente ce capital humain est ainsi intégrée au capital, et la monnaie témoigne de la puissance créative de la société, bien qu’à l’aune des rapports de force entre propriétés privées. La valeur est absorbée par la valeur d’échange, le travail vivant par le travail mort (le capital), mais la quantification de la valeur repose toujours sur la privatisation de la propriété des ressources et des moyens de production. La contradiction entre ceux qui capitalisent le produit du travail en pouvoir et ceux qui exigent la liberté de choix quant à l’investissement de leur créativité, et qui pour cela revendiquent la propriété des moyens de production qui leur sont nécessaires, sont les principaux enjeux du capitalisme, mais le cordon ombilical du profit n’est pas tranché.
Logiciel libre et open source
C’est le débat que Richard Stallman a identifié entre les partisans de ce qu’il appelle le logiciel libre et les partisans de ce qu’il appelle l’open-source. Les premiers utilisent leur droit d’auteur pour interdire que les bénéficiaires de la réciprocité puissent détourner le cours de celle-ci au bénéfice de l’accumulation capitaliste. Ils défendent systématiquement la réciprocité généralisée en suspendant l’usage de leurs découvertes au respect de son principe. La valeur engendrée par la réciprocité exige en effet la reproduction de sa matrice sous peine de disparaître. Les seconds entendent faire bénéficier les capitalistes de leurs productions au motif que cette collaboration serait plus féconde que de ralentir l’inventivité des chercheurs rémunérés par le capital. Ils peuvent prétendre que leur pari n’est pas insensé s’il est vrai que la révolution numérique échappe au contrôle de tout être humain particulier, et que la technologie de l’informatique, requérant le principe de réciprocité l’imposera aux hommes, qu’ils le veuillent ou non, et aussi bien sous sa forme de marché que sous la forme du partage.
Qui domine quoi ? La réciprocité soumet-elle l’échange à l’éthique, ou l’échange soumet-il la réciprocité au pouvoir ? La spéculation monétaire dépend-elle de la circulation des marchandises mue par la réciprocité, ou, rivée à l’intérêt individuel conduit-elle aveuglément à l’épuisement des ressources de la planète ? Aujourd’hui, l’échange rompt avec la réciprocité, et l’économie libérale envoie l’humanité dans le mur, d’où la crainte des principaux intéressés eux-mêmes qui se replient sur la propriété (qu’ils définissent comme propriété privée) au détriment de la liberté (qu’ils définissent comme liberté d’échange), c’est le reflux du libéralisme sur le nationalisme.
La crise actuelle se résumerait-elle à la contradiction du national-capitalisme et de l’ultralibéralisme, et dans les deux cas à briser toute réciprocité universelle ?
Propriété et liberté capitalistes
La question de la propriété reste donc centrale ; mais elle est relayée par une autre, celle de la liberté, comme l’a rappelé Richard Stallman. La propriété privée des moyens de production, précise-t-il, est privatrice pour autrui. Privatiser veut dire priver ou “privatriser”, pour reprendre son expression, ou encore, selon celle de Marx, exproprier. Du coup, privatiser peut vouloir dire aussi se défendre de la privatrisation, comme lorsqu’une Commune déclare privé son territoire pour empêcher qu’elle n’en soit privée. On peut appeler “privativation” cette mesure défensive ou préventive. Mais celle-ci n’est plus nécessaire si l’on supprime le caractère prédateur de la privatisation. Les deux termes de privativation et privatrisation tombent avec l’abolition de la privatisation. Autrement dit, l’abolition de la privatisation restituerait à tout le monde la propriété que la société pourrait attribuer à chacun afin qu’il puisse faire valoir ses dons et exercer sa puissance créatrice.
C’est ce que propose aujourd’hui l’idée du dividende universel, quotient de la masse totale de la monnaie divisée par le nombre d’êtres humains concernés. Selon Stéphane Laborde qui défend la Théorie relative de la monnaie : « Le Dividende Universel correspond donc simplement à la reconnaissance de la co-propriété de la zone économique par chaque Citoyen (présent et à venir, et aucune génération n’a de droit privilégié de ce point de vue). La citoyenneté de la zone économique est consubstantielle au droit fondamental à une part comparable de la création monétaire commune entre chaque citoyen ». La redistribution d’une propriété monétaire de base est en effet la condition de leur liberté réelle ! Aujourd’hui, le capital monétaire a remplacé le capital foncier, mais à cette nuance près, on entend toujours Karl Marx : « Oui, messieurs, la Commune entendait abolir cette propriété de classe, qui fait du travail du grand nombre la richesse de quelques-uns. Elle visait à l’expropriation des expropriateurs. Elle voulait faire de la propriété individuelle une réalité, en transformant les moyens de production, la terre et le capital, aujourd’hui essentiellement moyens d’asservissement et d’exploitation du travail, en simples instruments d’un travail libre et associé. » Karl Marx (La Guerre civile en France – 1871).
La Théorie Relative de la Monnaie et la monnaie d’échange généralisé.
Selon la Théorie Relative de la Monnaie développée par Stéphane Laborde, le champ de valeur des citoyens est engendré par la symétrie de leurs positions. Cette symétrie est subordonnée à la clause lockéenne « qui déclare que l’on ne peut s’approprier légitimement les ressources originelles sans qu’il en reste suffisamment et en assez bonne qualité pour autrui ». Cette clause n’inclut pas le principe de réciprocité puisqu’elle n’implique pas que cette appropriation s’inquiète du besoin d’autrui pour engendrer un bien commun. Mais elle suffit à empêcher l’accumulation du capital à partir de la privatisation de la propriété des moyens de production, de la terre ou de ses ressources et du travail vivant, et par conséquent elle garantit un minimum de liberté pour tous. Symétrie veut dire égalité des uns et des autres vis-à-vis d’une même chose. Et cette chose est la liberté.
Ce qui est pris ici en considération par la Théorie relative de la monnaie comme moteur de l’économie est la puissance créatrice de l’individu libre. Dès lors tous les jugements individuels sur la valeur sont légitimes pourvu qu’ils s’inscrivent dans un même champ de valeur unifié. Et le moyen de relier dans un ensemble monétaire cohérent les référentiels de tous les particuliers est la liberté. Quelle liberté ? Liberté d’accès aux ressources – Liberté de production de valeurs – Liberté d’échange dans la monnaie – Liberté de choix de son code monétaire.
Ces quatre exigences renvoient cependant au primat de l’individu sur ses relations.
Réciprocité ou symétrie ?
La Théorie relativiste de la monnaie soutient que « la définition d’une valeur de référence comme monnaie forcée est un biais fondamental qui nie la relativité de toute valeur que tout individu est en droit de juger indépendamment de ses concitoyens » Soit ! Mais que tout individu juge indépendamment de ses concitoyens est très problématique : cela veut dire que son imaginaire a perdu son ancrage avec la responsabilité ou la loi, qui sont, elles, produites par la réciprocité. Son imaginaire peut alors se confondre avec son intérêt, et conduire au fétichisme de la valeur dans les limites de son pouvoir. C’est ce que doit concéder Stéphane Laborde : « Or, sur ce substrat de valeur, se développent des valeurs marchandes qui, elles, valorisent leurs produits rares ou artificiellement raréfiés en exigeant une obligation de paiement ».
La Théorie relativiste de la monnaie libère l’imaginaire des uns et des autres, mais ne supprime pas leur compétition ni la concentration du pouvoir au profit du plus fort. L’autonomie de chaque particulier en regard de tous les autres ignore le Tiers que leur réciprocité engendrerait.
Sans doute les théoriciens de la monnaie d’échange généralisée espèrent-ils que l’individu qui évalue les choses d’un point de vue différent de celui d’autrui ne souscrira pas nécessairement à l’impératif du profit. Mais la difficulté demeure car pour l’économie libérale le mot libéral signifie tirer parti de la réciprocité généralisée dans son intérêt particulier ou encore garantir la liberté individuelle par la différenciation biologique. L’individu est-il donc la seule référence de l’humanité ? La liberté n’implique-t-elle la liberté d’autrui que pour autant que l’individu puisse en espérer un bénéfice pour sa propre créativité ?
L’individuation du sujet
Nous savons que si la réciprocité est inégale, l’un perçoit son être social comme bien qui se convertit en pouvoir, et l’autre le perçoit comme déficient et assujetti. Nous avons dit que la réciprocité symétrique supprime cette inégalité, efface toute référence imaginaire et propose des valeurs éthiques universelles. Et nous avons rappelé que la réciprocité ternaire généralisée produit l’individuation du sujet, la responsabilité et la justice. Mais lorsque l’on omet de préciser le sens du mot individu, et que celui-ci au lieu de signifier l’individuation du sujet désigne l’individualité de la différenciation biologique ou autre, aussitôt l’on implique le déterminisme de la vie, c’est-à-dire la concurrence et la non-réciprocité. La lutte pour le pouvoir ou même seulement la lutte pour la vie, quand bien même l’intérêt des uns et des autres exige qu’ils ne se détruisent pas mutuellement, s’impose au détriment de la responsabilité et de la justice.
Selon la théorie de la réciprocité, la liberté est autre chose que la liberté du sujet lorsque par l’échange celui-ci rompt ses amarres avec la réciprocité. La liberté de l’individuation du sujet lorsque la réciprocité est généralisée se manifeste dans le sentiment de responsabilité vis-à-vis de la société entière. Désormais chacun est responsable de donner une valeur à sa production et de proposer une équivalence aux valeurs d’autrui. De la réciprocité généralisée (la réciprocité de marché), on déduit donc aussi que le sentiment de responsabilité justifie la propriété nécessaire à l’action, la propriété personnelle.
Mais il y a libéralisme et libéralisme : le libéralisme aristotélicien s’entend comme générosité. L’homme libéral, pour Aristote, est celui qui pratique la réciprocité à bon escient, c’est-à-dire envers quiconque est capable de réciprocité. Cette notion n’a rien à voir avec celle du capitaliste qui fait prévaloir dans ses échanges son intérêt particulier au détriment de celui d’autrui, quand bien même il lui reconnaît objectivement les moyens d’en faire autant. Le généreux, dit Aristote, est le contraire de l’égoïste. D’où les deux sens du mot libéral.
La socialisation du sujet
L’autre déficience de la Théorie relative de la monnaie est qu’elle n’accorde à la valeur de renommée qu’un contenu amputé d’une partie des valeurs éthiques du capital humain : l’individu est-il la seule référence de l’humanité ?
Le capital humain est constitué de la justice et de la responsabilité qui sont promues par le libéralisme politique aristotélicien, mais aussi des valeurs produites par les autres structures sociales de base de la société répondant au principe de réciprocité : la valeur produite par la réciprocité de face-à-face collectif (la confiance), la valeur produite par la réciprocité centralisée (la solidarité), et surtout la valeur de référence spécifique de chaque système complexe, c’est-à-dire des systèmes de production et de redistribution nationaux dont la résistance aujourd’hui à la mondialisation capitaliste est qualifiée de populisme parce que alliant confusément national-capitalisme et économie sociale.
Si l’on s’en tient à la seule relativisation des points de vue individuels pour définir un capital monétaire censé représenter le capital humain, une partie du capital humain reste hors du champ de la valeur de référence. La monnaie d’échange relativiste ou généralisée ne suffit pas à remplacer les monnaies adossées à l’imaginaire des peuples parce qu’elle marginalise le potentiel symbolique et détruit les valeurs spécifiques de leur système de réciprocité.
Le débat se porte donc sur la définition de la communauté politique d’hommes libres, capables de légiférer de façon démocratique et de répartir la propriété des moyens de production en les attribuant à qui de droit en raison de leur fonction sociale (la propriété indivise aux structures de réciprocité collective, la propriété personnelle aux structures de réciprocité généralisée), de façon à ce que toutes les valeurs éthiques de l’humanité deviennent l’apanage de tout le monde.
La destruction des acquis sociaux par la privatisation de la propriété entraîne la disparition des matrices des différentes valeurs sociales tandis que la transformation des échanges qui s’inscrivaient dans la réciprocité en échanges de libre-échange conduit à des rapports de force, à la guerre, plus précisément à la production d’armes de guerre pour le compte des capitalistes et de tous les citoyens qui sous l’aile de la démocratie capitaliste collaborent au crime contre l’Humanité. La destruction des matrices de la valeur est un assassinat économique de la Cité.
Dès lors que les deux propositions issues des accords de Bretton Woods sont caduques, la question se pose : comment la monnaie peut-elle recouvrer sa fonction sans être abandonnée aux rapports de force induits par le libre-échange ou l’accumulation capitaliste ?
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