« De l’anthropologie à la guerre civile numérique » – VIII. Subissons-nous l’empreinte de l’écriture en tant que telle ?

Suite de l’entretien du 5 mai 2016 avec Franck Cormerais et Jacques-Athanase Gilbert de la revue Études digitales, en complément de l’entretien intitulé De l’anthropologie à la guerre civile numérique.

VIII. Subissons-nous l’empreinte de l’écriture en tant que telle ?

Études digitales

L’ouvrage Comment la vérité et la réalité furent inventées s’ouvre sur l’évocation d’une taxinomie symétrique totalement à l’écart des figures postérieures asymétriques. Comment envisagez-vous les figures inclusives au regard de l’émergence du couple itératie, numératie. Dans Le dernier qui s’en va éteint la lumière, vous faites allusion à la mythologie et à l’emprise des objets. Celle-ci n’est-elle pas de nature scripturaire ?

Jack Goody place d’emblée les premiers signes scripturaires en Mésopotamie dans une logique de comptabilité.

Paul JORION

J’étais très proche de Goody (1919 – 2015), étant pendant cinq années enseignant dans le département à Cambridge qu’il dirigeait, après y avoir été doctorant pendant deux ans (j’étais aussi locataire d’une minuscule maison ouvrière dont il était le propriétaire) et nous avons souvent eu des discussions passionnées.

Je n’ai jamais été convaincu comme l’ont été Goody, Derrida (1930 – 2004) ou Stiegler que l’écriture a une qualité propre qui apporterait un élément différent de la parole. Ce qu’ils ont cru capturer par ce truchement me semble être de l’ordre de la relation symétrique ou antisymétrique que j’ai mise en évidence, certaines langues comme le chinois ne disposant pas, comme nous l’avons vu, de la relation antisymétrique, ce qui interdit d’y lire les relations d’inclusion et de cause à effet, seules les relations d’affinité entre choses, de « connexion simple », dont l’une sera le signe de l’autre, et de cycle, ou des choses alternent, y étant présentes.

Les cultures dites « archaïques » – que nous avons appelées aussi « totémiques » mais que nous aurions tout aussi bien appeler tout simplement « chinoises » – mettent en œuvre des relations purement symétriques alors que les cultures de l’écriture sont des civilisations de la relation antisymétrique. Les commentateurs dont j’ai signalé les noms ont attribué à l’écriture plutôt que la parole, les effets dus en réalité à la relation antisymétrique plutôt que la connexion simple. Leur démarche n’est pas sans rappeler celle de Lévy-Bruhl qui explique de manière imprécise la « mentalité primitive » comme étant « pré-logique », sans interroger la logique elle-même pour comprendre ce que « pré-logique » pourrait bien vouloir dire. Il n’avait, je l’ai dit, que peu d’intérêt pour la logique en tant que telle. Il ne l’a définie à aucun moment. Si tous les éléments d’analyse sont présents, il ne les a pas assemblés comme l’on ferait d’un puzzle.

Je n’ai pas cédé à cette tentation car j’ai abordé ces problématiques sous un biais plus mathématique, en particulier grâce aux modélisations que j’ai effectuées dans le langage de programmation Prolog qui m’a permis d’opérer la distinction entre pensées symétrique et antisymétrique.

Études digitales

Vous développez au contraire une approche topologique.

Paul JORION

Tout à fait.

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