Billet invité
Cette contribution fait suite au texte très intéressant pour lequel Cédric Chevalier doit être remercié : « Incorporer les termes de l’avenir ».
Je m’écarte cependant grandement de ses conclusions. C’est que l’échelle de temps envisagée ne me semble pas du tout la bonne, et de ce fait le blocage principal pour réussir à « incorporer les termes de l’avenir » me semble être à un tout autre endroit que là où l’auteur le suggère.
L’échelle de temps, d’abord. La question n’est pas notre responsabilité envers les gens qui vivront – espérons-le – cinq millénaires dans l’avenir. Ni même envers nos seuls enfants. Certes, il est toujours souhaitable de s’inquiéter de l’avenir de ses enfants et petits-enfants, personnes que l’on peut espérer connaître un jour ou que l’on connaît déjà, mais en réalité, la question est déjà notre responsabilité vis-à-vis de nous-mêmes, de notre propre avenir personnel. Sauf pour les plus âgés d’entre nous, nous avons de grandes chances de vivre tout à fait directement et concrètement au moins le début de l’effondrement.
Les deux facteurs principaux, épuisement des ressources naturelles à commencer par les énergies fossiles, et effondrements écologiques partiels et locaux risquant de finir par s’agglomérer en un effondrement global, sont déjà à notre porte. Leurs premières conséquences sur nos affaires, fragilisation du système financier, accélération de la course à l’inégalité par égoïsme des élites, regain des conflits internationaux et de l’instabilité politique violente sont déjà visibles.
En ce qui concerne l’épuisement des ressources, sans tenter un inventaire complet qui serait fort long, il suffit d’évoquer le cas du pétrole, dont les formes classiques ont connu leur pic de production en 2006. La légère baisse de sa production depuis a été compensée et au-delà par la production de formes alternatives (pétroles de schistes, agrocarburants) qui sont loin d’avoir le même taux de retour énergétique (TRE, égal au quotient de l’énergie produite par l’énergie consommée) et pour cette raison pourraient être difficile à maintenir fort longtemps. Nous sommes en ce qui concerne la production de pétrole déjà entrés dans l’ère des pis-allers, alors même qu’il reste aussi indispensable à notre économie qu’il l’a toujours été, car irremplaçable notamment pour les transports, « nouveaux renouvelables » ou pas.
Les tensions sur certaines parties de la biosphère, qui pourraient être des signes avant-coureurs d’effondrements, ne sont hélas pas difficiles à repérer. Citons les chutes spectaculaires de la population des abeilles ou les destructions de forêts tropicales comme exemples localisés, l’élévation de température moyenne encore plus rapide qu’on le craignait comme exemple mondial.
Qu’il s’agisse de l’exploitation des ressources naturelles qui sont la base de notre économie, ou de la préservation du monde vivant dont nous dépendons encore davantage, on semble se rapprocher de plus en plus d’un état métastable. Rappelons que la métastabilité est l’état d’un système qui a l’apparence de la stabilité mais qu’une perturbation pourrait faire aller vers un état encore plus stable – dans ce cas un état effondré, de fait plus stable si beaucoup moins confortable. Un exemple pourrait être un barrage vieillissant et vermoulu, parcouru de crevasses où circulent des filets d’eau et grondant parfois sous la pression de l’eau qu’il retient encore. Ou encore tout simplement l’épée de Damoclès que la légende représente accrochée par un simple crin de cheval au-dessus de la tête du souverain.
La sortie d’un état métastable du fait d’une perturbation suffisante ne peut être prévue de manière rigoureuse. Un homme de l’art se basant sur son expérience pourrait peut-être examiner le barrage et dire quelque chose du genre « Oh ça tiendra peut-être plus longtemps que ça n’en a l’air, ces vieux trucs-là c’est solide. Peut-être … ans voire plus. D’un autre côté, ça m’étonnerait que ça tienne … ans. Et puis ça pourrait aussi craquer demain sans prévenir » Cela dit… il n’existe pas d’expérience vraiment pertinente de ce genre de situation, donc pas d’homme de l’art expérimenté, nous sommes en pleine terra incognita.
Quoi qu’il en soit, il est difficile d’imaginer que le début des véritables effondrements ne concerne que la génération qui nous suivra, sans parler des millénaires à venir. Et cela change tout à fait la nature de ce qu’il faudrait faire pour y parer, ou du moins en limiter les conséquences.
Nul besoin donc de manipulations génétiques pour changer la nature de l’humain, à supposer que ce soit même possible. Pas davantage que de nouvelle religion, qui soit dit en passant ne se fonde pas juste en le décidant, un Jésus un Bouddha un Lao-Tseu ou un Mahomet ne se trouve pas sous le pas d’un cheval. Quant aux voyages spatiaux, il est temps de se faire à l’idée qu’ils appartiennent à notre passé et non à notre avenir : ce n’est pas un système économique et technologique en voie de plafonnement qui pourra soutenir des voyages spatiaux plus lointains dans quelque avenir prévisible que ce soit. Personne ne retournera sur la Lune sans parler d’aller plus loin ou de créer une cité spatiale du vivant même du plus jeune d’entre nous, et quant à ce que feront les gens dans ce domaine dans deux siècles ou dans dix cela n’est pas du tout d’actualité.
Je suis d’avis qu’il n’est aucun besoin de rechercher quelque nouvelle technologie ou martingale sociale que ce soit pour changer les gens ou les sociétés. La vérité c’est que confrontés à une menace même nouvelle et angoissante les êtres humains se sont toujours débrouillés pour se mobiliser et trouver des solutions… à ces seules conditions impératives d’être à la fois conscient de la menace et en mesure de bien l’interpréter. Et c’est là que se situe à mon sens le blocage principal.
Nous avons aujourd’hui deux obstacles véritablement majeurs :
– Les menaces sont largement négligées. Non seulement c’est une petite minorité seulement qui en est véritablement avertie, mais encore le plus grand nombre – j’en suis – dans cette minorité même n’en ont qu’une connaissance uniquement intellectuelle. L’être humain n’étant pas seulement esprit, celui dont la sensibilité et le corps n’ont pas encore perçu la menace n’est certainement pas mobilisé pleinement pour l’action et la survie.
– Les voies et moyens de sauvegarde de sociétés humaines vivables et stables dans la longue durée ne sont pas encore clarifiés, ceci non seulement sur le plan politique – comment s’organiser – mais même sur le plan simplement technique. Rappelons par exemple que les « nouveaux renouvelables » non seulement ont un TRE faible, mais encore dépendent de ressources rares en métaux pour les panneaux solaires ou les batteries, sans compter qu’ils ne peuvent faire face aux besoins de transport. Il n’est donc pas vrai que la solution technique pour fournir en énergie dans la durée une économie industrielle soit connue : on ne sait tout simplement pas encore comment faire ! Et l’énergie n’est encore qu’une partie de la question. Le fait même que trop de gens pensent qu’il suffirait de « faire du renouvelable » pour se débarrasser à la fois des énergies fossiles et de l’énergie nucléaire… est une partie de l’obstacle numéro un de prise de conscience insuffisante.
Le deuxième obstacle ne peut être surmonté qu’avec un très grand nombre d’intelligences suffisamment mobilisées, ce qui suppose la prise de conscience largement généralisée et les financements – massifs – qui suivraient une prise de conscience véritable. Bref, la première condition pour aborder le deuxième obstacle avec quelque chance de succès… est d’avoir déjà passé le premier.
Le premier obstacle ? Paul Jorion et quelques autres sonnent l’alarme, tentent de susciter une prise de conscience, avec un effet réel – mais limité. Leur action a été et continue d’être indispensable, mais ne saurait suffire.
Passer d’une minorité intéressée car intellectuellement en partie au courant à une majorité mobilisée car ayant perçu au moins par l’esprit et la sensibilité si ce n’est par le corps la totalité de la menace et ne pouvant donc se satisfaire de croyances rassurantes comme « construisons des panneaux solaires et des éoliennes, mangeons bio et tout ira bien » sans parler de distractions pour les inquiétudes et les colères comme de faire la guerre ici ou là ou de se choisir tel bouc émissaire… voilà l’ordre du jour ! Voilà le véritable facteur bloquant !
Ceci maintenant, pas dans une génération. De préférence en tout cas avant le début des véritables effondrements, afin du moins que s’ils surviennent pour de bon les réactions initiales ne soient pas désordonnées et inefficaces voire nocives comme justement toute forme de violence en particulier collective ou tout égoïsme de classe à courte vue, ce qui risquerait alors de faire perdre le peu de temps qui resterait encore afin d’éviter le pire du pire.
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