Ci-dessous le billet qu’un grand quotidien français m’avait commandité le 27 mars. À ma connaissance il n’a jamais été publié. Je le publie ici parce que j’y fais allusion dans la vidéo que je publierai tout à l’heure. Ouvert aux commentaires.
Presse à sensations, dit-on en français, « gutter press », soit presse de caniveau ou « gossip press », presse à cancans, dit-on plus volontiers en anglais.
« Sensations » renvoie à l’affect, qu’il s’agit de secouer avec de l’inouï, voire de l’incroyable, « caniveau » renvoie au caractère sordide de la motivation : sexe ou argent ou, souvent, les deux à la fois, « cancans », à la pipolisation qui veut que ce ne soient pas les grandes forces sociales ou politiques qui meuvent l’histoire, mais des personnalités ou, en s’élevant d’un cran, des sociétés secrètes, des groupes ethniques tout entiers ou les fidèles d’une religion particulière.
Caractéristique marquante de cette presse bien entendu : les explications sont simples, « simplistes », diront ceux qui la critiquent, qui aimeront souligner les erreurs de fait commises, les incohérences du raisonnement, et le caractère seulement partiel des explications sensationnelles, la bouffée d’affect étant censée remplir les blancs.
La presse à sensations ne date pas d’aujourd’hui : elle constitue le double de la presse d’information depuis plusieurs siècles : son double « lowbrow » comme disent les Anglo-saxons. Le sourcil bas, par opposition au sourcil haut du lecteur de la presse d’information.
Si le phénomène est de toujours, pourquoi en parler aujourd’hui ? Parce que dans le climat actuel, le contraste « presse d’information » / « presse à sensations » vient redoubler un autre couple d’opposés traditionnel lui aussi : celui entre « parti de gouvernement » et « parti populiste ». Un parallèle que nous observons en temps réel avec la venue à la tête d’une grande nation, d’un politicien populiste, dont les justifications « sourcil bas » ont conduit à évoquer un troisième type de faits entre les faits avérés et les faits inexistants : les faits « alternatifs », et une époque qui serait désormais la nôtre : celle de la « post-vérité ».
Ainsi, dans un entretien accordé le 23 mars au magazine Time 1, le Président Trump tient des propos qui incitent le journaliste Michael Scherer à faire les remarques suivantes : « Vous dites maintenant que vous rapportiez quelque chose qui arriva le lendemain » : erreurs de fait, incohérences du voyage dans le temps, et : « Le fait que vos assertions soient mises en doute en rendent le message plus percutant, il se diffuse plus loin » : erreurs de fait, sensationnalisme.
Qu’importe ! Être riche comme l’est M. Trump assure automatiquement à vos propos une dimension « performative » : la réalisation de vos désirs en est facilitée puisque le monde tend à devenir par anticipation ce que vous en avez dit, dimension performative que le fait d’être Président démultiplie encore. Et si l’on devait n’être Président que pour la seule raison d’être riche, le risque est grand d’apparaître « sourcil bas » : partisan de faits alternatifs à une époque devenue du coup celle de la post-vérité.
Tout cela coule de source mais on aurait tort d’en rester là car il existe un troisième couple d’opposés parallèle à « presse d’information » / « presse à sensations » et « parti de gouvernement » / « parti populiste », un peu inattendu sans doute, mais qui ne devrait pas surprendre une fois révélé, même s’il requiert un détour historique.
Le 1er décembre 1940, alors que Londres peinait sous les bombes, John Maynard Keynes rédigeait un mémorandum où il écrivait ceci :
« … j’ai indiqué que sous de nouveaux auspices, l’Allemagne sera autorisée à renouer avec cette part de leadership économique en Europe centrale qui découle naturellement de ses qualifications et de sa position géographique. J’imagine mal comment le reste de l’Europe pourrait espérer une reconstruction économique effective si l’Allemagne en est exclue et demeure une masse purulente en son sein ; une Allemagne reconstruite renouera nécessairement avec son leadership. Une telle conclusion est inévitable, à moins que nous n’ayons l’intention de confier la tâche à la Russie ». 2
Telle était la conclusion inévitable selon Keynes alors que la Seconde guerre mondiale n’en était encore qu’à ses premiers mois : une Europe d’après-guerre sous le férule soit de Berlin, soit de Moscou.
Berlin ou Moscou ? Tel est bien le troisième couple d’opposés, géopolitique lui, venant redoubler aujourd’hui « presse d’information » / « presse à sensations » et « parti de gouvernement » / « parti populiste » : la presse d’information et les partis de gouvernement sont, nous le savons, en faveur de Berlin, alors que la presse à sensations et les partis populistes, roulent eux pour Moscou.
Y a-t-il pour autant quelque chose de « naturel » dans le fait que la respectabilité soit aujourd’hui du côté d’un Berlin abusant de son pouvoir, condescendant, empêchant à la fois l’accomplissement d’une Europe unifiée et son détricotage éventuel, et le « sourcil bas » du côté de Moscou, aux tendances autoritaires, agressif, et aux attitudes de hooligan ?
C’est en désespoir de cause et pour nulle autre raison, que les peuples écœurés par un Berlin riche et arrogant de sa bonne fortune, se tournent vers un Moscou jugé plus secourable – plus que probablement à tort hélas.
Tant d’aveuglement ! Alors que les questions qui motivent la montée du populisme et du mensonge généralisé sont celles de l’insatisfaction des peuples à l’égard de la classe politique ignorant superbement les véritables problèmes d’aujourd’hui : la concentration des richesses grippant l’économie, la spéculation saignant celle-ci à blanc, le délabrement de l’État-providence subordonné à une croissance devenue insaisissable, la disparition du travail et à sa suite, de l’emploi, la dégradation irréversible de l’environnement.
Quand nos politiques se décideront-ils, dépassant la multitude des faux-semblants, à prendre enfin le taureau par les cornes ?
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1 « Read President Trump’s Interview With TIME on Truth and Falsehoods », Time magazine, le 23 mars 2017
2 John Maynard Keynes, Proposals to counter the German « New Order », mémorandum adressé au ministère britannique de l’Information.
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