Retranscription de rts La 1ère, Tribu, « Le dernier qui s’en va éteint la lumière », le 4 mai 2017. Merci à Marianne Oppitz ! Ouvert aux commentaires.
Julien Magnollay – Bonjour et bienvenue dans Tribu. Elle s’appelle l’horloge de l’apocalypse, elle a été créée par des chercheurs du « Bulletin of the Atomic Scientists » à Chicago. Elle a pour but d’évaluer, symboliquement, les dangers qui pèsent sur notre planète. Eh bien, depuis l’élection de Donald Trump, cette horloge de l’apocalypse a été avancée de 30 secondes : elle affiche désormais 23h57m30s, minuit représentant la fin du monde. L’apocalypse serait donc proche, une vision alarmiste que partage notre invité de ce matin. Invité qui vient de sortir un essai sur l’extinction de l’humanité. Le livre s’appelle « Le dernier qui s’en va éteint la lumière ». Bonjour Paul Jorion.
Paul Jorion – Bonjour !
JM – Paul Jorion vous êtes anthropologue, sociologue, économiste. On vous connaît, notamment, pour avoir prédit la crise des subprimes aux États-Unis. Merci d’être en direct avec nous depuis les studios de radio France à Rennes. Alors vous dites que l’espèce humaine se trouve au bord de l’extinction. Vous allez quand même assez fort, qu’est-ce qui vous pousse à dire ça ?
PJ – Eh bien l’horloge dont on vient de parler ! Les conditions qui nous permettent de vivre en tant qu’espèce animale à la surface de la terre sont en train de se dégrader très rapidement et pas seulement par rapport à l’environnement mais par rapport, aussi, à notre capacité politique à gérer nos propres affaires. Nous avons inventé, en particulier, une machine qui fait preuve du génie de notre espèce, mais à laquelle nous confions de plus en plus nos décisions et dont nous perdons, petit à petit, la gestion. Et pire encore que ça, nous sommes sur le point de faire de cette machine, une machine plus intelligente que nous, sur tous les plans, et par conséquent, d’être dépassés par notre créature. Alors, un monde qui se dégrade et pendant ce temps là, nous avons peut-être créé notre descendant qui nous survivra mais les conditions deviennent de plus en plus difficiles pour nous. Les climatologues, des physiciens, des chimistes nous mettent en garde, c’est peut-être une question de 2 à 3 générations, c’est-à-dire de 60 à 90 ans.
JM – Paul Jorion, il y a toute une partie, presque la moitié de votre livre, qui s’attaque au capitalisme. Vous dites, voilà, je l’ai dit en introduction, vous aviez prédit la crise des subprimes, pour vous c’est un des principaux dangers : c’est la manière dont tout est financiarisé ?
PJ – Oui, certainement, on n’envisage plus de rien faire sans devoir emprunter, c’est-à-dire de divertir une partie de la somme pour récompenser des gens qui font des avances en argent. Il y a un économiste allemand qui a calculé que dans le prix de tout ce que nous achetons, il y a 30 à 35 % qui servent à payer des intérêts à quelqu’un quelque part. De cette manière, nous sommes dans un régime qui est productiviste, qui est consumériste. Nous accélérons en fait chaque jour la destruction de l’environnement autour de nous parce que notre système économique ne tient absolument pas compte de ça. Et par ailleurs, nous avons un système financier qui est extrêmement prédateur par rapport à l’économie, qui aggrave encore les choses : nous sommes arrivés, vous le savez, à une concentration de la richesse telle que 8 personnes au monde détiennent autant de patrimoine, autant de richesse, que la moitié la moins riche de l’humanité, 3,7 milliards de personnes, c’est-à-dire 3,7 fois 1.000 fois 1,000 fois 1,000, égal à 8. Nous sommes dans un système économique et financier qui est au bord de la catastrophe. Nous en avons déjà eu les signes avant-coureurs en 2008, la prochaine crise sera encore plus radicale que cela. Nous avons un système financier qui ne correspond absolument pas à la survie possible de notre espèce sur la terre.
JM – Mais, Paul Jorion, est-ce que ce n’est pas une vue ancienne, tout ça ? Parce que cela fait un moment, les critiques du capitalisme, depuis le 19è siècle ? Et puis il y a eu des crises, des crises assez majeures : il y a eu 1929, il y a eu 2008. En même temps, il y a une forme… chaque fois, on a l’impression que ça se retourne, que ça repart d’une manière ou d’une autre. Il y a des laissés pour compte dont on paye le prix politique encore aujourd’hui. Mais on a l’impression qu’il y a quand même… ça survit chaque fois ! Est-ce que ce catastrophisme que vous affichez par rapport au capitalisme, il n’est pas un peu trop fort ?
PJ – Non, non, non parce que la fragilité s’accroît chaque fois. Il y a une excellente étude qui a été réalisée pas très loin de chez vous, à Zurich, à l’École polytechnique, et qui nous montre la concentration, non seulement du système économique, mais aussi des décisions qui sont prises. Le système est devenu d’une fragilité énorme parce que tout est absolument interconnecté et, plus les crises se développent, plus la vitesse de contagion sera grande et plus des pans entiers tomberont rapidement.
En plus, les banquiers nous ont annoncé, après la crise de 2008, qu’il ne faudra plus compter la prochaine fois sur la solidarité dont ils avaient fait preuve. Ils nous disent : « Nous avons appris la leçon : il ne faudra plus compter sur nous. » Ils ont considéré que, dans la crise, ils ont fait trop de sacrifices. Ce qui rend, évidemment, les choses beaucoup plus dangereuses et il faudra que les gouvernements prennent des décisions, avec des réserves qui seront bien moindres qu’en 2008.
Non, non, il n’y a pas d’exagération de ma part : j’ai travaillé 18 ans dans la finance, essentiellement aux États-Unis, mais aussi dans la City à Londres, à Paris et à Amsterdam, même dans un hedge fund au Texas, j’ai une énorme expérience dans des milieux extrêmement différents de la finance, je sais à quel point ce système est fragile. Le ministre des Finances belges, il y a quelques années, m’avait demandé de faire partie d’un comité de 8 experts pour envisager l’avenir du secteur financier en Belgique : ce que je vous dis là, c’est le point de vue de quelqu’un qui connaît bien le système de l’intérieur et qui sait à quel point il est endommagé.
JM – Alors, Paul Jorion, pour vous il y a donc 3 facteurs. Il y a d’abord cette crise du capitalisme, il y a la question écologique et il y a la robotisation. C’est lequel de ces 3 facteurs qui va précipiter la chute de l’humanité ? Ce sont les 3 en même temps ou il y en a un qui va gagner sur les autres ?
PJ – Non, non, c’est devenu un « complexe », comme disait votre compatriote Jung, c’est un complexe ! Les éléments sont à ce point interconnectés que tout marche ensemble. Tout ça est interconnecté malheureusement. Tout : chacun des 2 autres facteurs a une influence sur le premier. Ce soliton comme je l’appelle, c’est-à-dire une vague déferlante énorme, est absolument indissociable. On ne pourra pas résoudre un de ces 3 problèmes séparément des autres : il faudra une solution globale absolument, tout est interconnecté.
JM – Ce qui est intéressant aussi dans votre livre, c’est que vous dites – en gros – l’homme a de la peine à réagir, parce qu’on ne s’est toujours pas remis du fait que nous devons tous mourir.
PJ – C’est vrai, il y a plusieurs éléments qui rendent la prise de conscience et la décision d’absolument se retrousser les manches, qui les rendent difficiles. Il y a le fait, effectivement, que l’animal humain – et là c’est Rousseau, un de vos concitoyens aussi, qui attirait notre attention là-dessus immédiatement, quand il en a parlé – notre prise de conscience immédiate que nous allons mourir un jour, nous fait baisser les bras d’une certaine manière. Nous avons construit des représentations autour de cela qui sont un peu démobilisantes, en particulier quand on imagine qu’il ne faut pas nécessairement résoudre les problèmes de notre vivant puisqu’ils s’arrangeront… plus tard. C’est un élément !
Notre constitution psychologique, aussi, fait que nous prenons souvent des décisions avec retard, notre conscience n’est pas liée à la volonté comme nous l’imaginons – les psychologues nous l’ont montré – et nous ne sommes pas nécessairement capables, non plus, de nous représenter un événement – je dirais – de la grandeur catastrophique comme la représentation d’une extinction possible. Nous sommes, là aussi, les psychologues nous l’ont montré – en particulier récemment – que plus on avance dans le temps, plus nous dissocions notre propre représentation de nous même des événements qui vont se passer. Quand on parle d’une dizaine, d’une vingtaine d’années, nous pensons à nous-même, comme à un étranger pour qui finalement les choses ne sont pas nécessairement importantes.
JM – Mais, est-ce que ce n’est pas là, aussi, Paul Jorion, ce qui nous permet de vivre ? Si on parlait de notre propre mort, si on pensait à notre propre mort tous les jours, on mettrait la tête sous la terre et puis on arrêterait de vivre. Est-ce que ce n’est pas aussi ce court-termisme que vous critiquez dans votre propre livre, n’est-ce pas aussi une manière de réussir à vivre ?
PJ – C’est vrai, nous n’avons pas encore bien compris exactement qui nous sommes. Mais la chose n’est pas impossible : il y a des manières, je dirais : la philosophie, la psychanalyse nous donnent des manières de comprendre quel est notre sort. Et si nous le comprenions un petit peu mieux, nous serions bien plus heureux plutôt que d’imaginer des formes détournées de compréhension de ce que nous sommes et de ce qu’il faudrait faire. Il faudrait que la lucidité prenne le pas : sur qui nous sommes et ce que nous faisons. Nous pourrions transformer, à partir de là, véritablement, le temps que nous avons à passer ici, comme un véritable paradis au lieu de projeter cette image de paradis dans un avenir lointain ou après notre mort.
JM – Et ce qui est intéressant dans votre livre, c’est que vous dites, – voilà – nous ne réagissons pas ou mollement et la seule question qu’on se pose, c’est : combien peut nous rapporter un éventuel changement de mentalité ou d’action pour éviter cette extinction de l’humanité.
PJ – Oui, c’est ça : il y a un caractère tout à fait dérisoire dans la manière dont on envisage – quand nous envisageons – le futur de notre espèce. Nous l’avons conçu.
Vous parliez du capitalisme et de la difficulté dans un cadre capitaliste de résoudre ces questions parce que, effectivement, chaque fois que nous pensons « Essayons de résoudre un problème », nous nous disons, en même temps, quel profit cela va-t-il rapporter à quelqu’un ?
Il est trop tard ! Il est trop tard pour envisager les choses dans ce cadre là ! Il faut se mobiliser indépendamment de savoir si ça va rapporter quelque chose à quelqu’un ! La question est trop importante. Mais, voilà : est-ce que notre système économique, est-ce que notre système financier très lié, toujours, à la prédation par le fait que nous avons autorisé la spéculation – je vous rappelle que dans votre pays, c’est en 1860 qu’on a autorisé la spéculation. En disant ça, j’attire l’attention sur le fait qu’elle était interdite dans la plupart des pays européens, même dans la plupart des pays du monde, avant cela. Non, nous ne tenons pas compte, du tout, du fait que des obstacles extraordinaires, des effets de cliquets extraordinaires existent dans notre système économique et financier qui rendent la solution des problèmes, non pas insoluble – parce que nous savons ce qu’il faudrait faire – mais à l’intérieur de notre cadre économique tel qu’il est défini, nous avons un système financier, en particulier, qui ne correspond pas à nos tailles de population parce qu’il permet simplement à des individus, tout à fait isolés, de le dérégler entièrement. Ce n’est pas comme ça qu’on pourra sauver les choses !
JM – Vous critiquez aussi dans votre livre, Paul Jorion, cette course un peu, cette croyance à la croissance éternelle. Vous êtes un décroissant, vous pensez qu’il faudrait ralentir le rythme, voire baisser le rythme ?
PJ – Mais c’est lié ! En fait, quand on pose ces questions, on ne peut pas les poser en dehors du cadre où nous nous posons la question : « Qu’est-ce que c’est que la propriété privée » qui fait que quiconque a besoin d’une ressource – et qui ne l’a pas – est obligé de l’emprunter quelque part et de payer des sommes supplémentaires – les intérêts, les dividendes – pour pouvoir les utiliser. Nous ne pensons pas à cela !
On nous dit : « La croissance c’est bien parce que ça va permettre aux gens de gagner davantage d’argent, etc. » Non, la croissance, elle est inscrite dans notre système économique. C’est celui qui nous dit que la richesse va se concentrer et que de plus en plus, pour tout ce que nous devons faire, nous devons emprunter. Et, en plus, les banques nous y encouragent. Nous devons emprunter de l’argent et payer une somme à partir de ça.
En 2008, souvenez-vous, on n’a pas dit, au moment où les choses repartaient, on n’a pas dit : « Les gens gagnent davantage ! », on a dit : « Le crédit repart ! » C’est-à-dire que des sommes peuvent être empruntées. Et ces sommes, ce sont bien entendu des sommes hypothéquées sur un avenir qui est problématique et qui le sera de plus en plus.
Regardez ce qui s’est passé aux États-Unis en 2008. Moi, j’ai travaillé dans le domaine des subprimes, pendant plusieurs années, et il n’est pas vrai qu’on prêtait de l’argent à des gens qui ne pouvaient pas rembourser ! Au moment où on leur avait prêté l’argent, ils pouvaient le rembourser ! Ce à quoi on n’a pas pensé, c’est que le système se fragilisait énormément en arrière-plan et qu’il suffisait à ce moment là d’un grain de sable pour que le château de cartes s’écroule.
JM – Paul Jorion, nous parlons avec vous de la fin de l’espèce humaine, vous avez donc écrit ce livre « Essai sur l’extinction de l’humanité ». Vous êtes aussi un blogueur invétéré. J’ai vu : vous faites beaucoup de choses sur votre blog et j’ai vu que vous avez aussi parlé de l’élection présidentielle française. J’imagine que vous avez regardé hier, le débat. Pour vous, c’est aussi – l’état de ce débat – c’est aussi un signe d’une forme de l’extinction de l’humanité ?
PJ – Mais – c’est-à-dire – vous avez vu ? – et c’est une première en France – que le débat s’est placé au même niveau de ce qu’on a pu voir entre Madame Clinton et Monsieur Trump aux États-Unis. C’est-à-dire que ce sont deux conceptions du monde très très différentes qui s’affrontent et, en plus, par ailleurs, on voit, en analysant les gens qui ont votés au premier tour, que même additionnés, ces deux représentations du monde ne représentent pas la majorité de la population qui a voté pour autre chose, qui a voté pour un renouveau : pour quelque chose de différent, qui n’est pas, à mon sens, sans rapport avec ce qu’on appelle le socialisme, mais pas le socialisme, je dirais un peu dégénéré, qu’on a vu récemment, mais celui qu’on a appelé la Révolution sociale au début du 19è siècle, un très grand enthousiasme pour des choses que l’on pourrait faire. Alors que d’un côté, on a – je dirais – un type de pensée fasciste assez classique et, en face, une pensée qui s’identifie énormément à l’ultralibéralisme, c’est-à-dire ce qui nous a mis dans toutes les difficultés qu’on connaît : qui soutient la spéculation, qui soutient la concentration de la richesse. Ce n’est pas non plus ce que la majorité de la population veut !
Donc, dans un premier temps – je l’espère – la population française – je ne suis pas Français, je suis belge – commencera quand même par faire barrage à la chose qui serait la plus dangereuse, c’est d’élire Madame Le Pen qui, en tant que Présidente, aurait rapidement des pouvoirs extrêmement dangereux parce qu’elle pourrait appliquer des mesures immédiatement. Mais, aussitôt après, il y a les législatives en France : il faut que la population, justement, fasse comprendre à Monsieur Macron qu’il ne représente pas ce que les gens veulent véritablement. Il faut à nouveau – on parlait d’extinction tout à l’heure – la population, dans son ensemble, a ce sentiment. Elle ne sait pas trop comment l’exprimer. Elle ne voit pas non plus, très facilement, comment faire passer les décisions qui devraient être prises aux niveau des décisions.
Une étude dont je parle dans ce livre dont on parle aujourd’hui, montre qu’aux États-Unis – ce n’est pas la France, mais enfin, c’est un type de démocratie comme nous avons – que quand on regarde, que quand deux chercheurs américains regardent ce que la population veut, en regardant dans les journaux, les magazines, les émissions, ce que les gens demandent, on s’aperçoit qu’il n’y a qu’une infinité de ces mesures, non pas qui sont votées par la suite, mais même qui sont débattues au niveau du Congrès aux États-Unis, du parlement et du sénat, cela n’arrive même pas jusque là.
Pourquoi ? Parce que ce qui est écrit comme projets de loi, est écrit par des spécialistes qui représentent essentiellement le milieu des affaires et pas du tout les personnes de la base. Il faut qu’on rétablisse le lien qui existait autrefois et qui dans la démocratie directe, je pense de nouveau à Rousseau est bien représenté. La distance entre ce que les gens voudraient qu’il se passe et ce que les représentants du peuple font, est beaucoup trop grande.
En plus, il y a ce problème qu’on connaît de manière classique, c’est-à-dire que la professionnalisation du travail du politique – de l’homme ou de la femme politique – qui fait qu’ils sont obsédés par leur ré-élection plus tard. Et ça ne date pas de maintenant ! Quand John Maynard Keynes, l’économiste anglais, claque la porte des discussions du traité de Versailles, où il représente la Grande Bretagne, il écrit dans ce livre qui aura un énorme succès, « Les conséquences économiques de la Paix », il dit : « Ces personnes qui étaient là, devant moi, ont sacrifié le sort de deux ou trois générations » (il voyait très bien ce qui allait se passer), « simplement pour être réélus la prochaine fois ». Et, effectivement, il n’a même pas fallu trois générations pour que les problèmes recommencent dans des termes encore pires peut-être, si l’on veut, que ceux qui se sont posés durant la Première guerre mondiale. Encore que les massacres ont été d’importance comparable.
JM – Paul Jorion, si c’est si grave, si la situation est si alarmante, pourquoi est-ce que l’être humain ne réagit pas ? Pourquoi est-ce qu’on ne fait rien pour se prévenir de cette fin de l’humanité ?
PJ – Nous n’avons pas été programmés – je dirais – en tant qu’êtres humains, c’est-à-dire à la base, en tant que machines.
Nous pouvons réagir de manière immédiate devant un danger et notre corps prend les décisions – ça nous le savons -, notre corps prend des décisions avant même que la représentation de ce qui se passe est en train d’arriver à la conscience. Nous nous mettons à courir quand il y a un danger avant même que nous ayons conscience du danger. Nous sommes là, en train de courir, en disant : « Tiens pourquoi est-ce que mon corps a démarré ? ». Chacun peut faire cette expérience là ! Nous sommes très forts à répondre à un danger immédiat parce que – voilà – nous sommes bien programmés pour assurer notre propre survie ! Il faut bien dire que notre espèce – comme toutes les espèces que nous connaissons autour de nous – est distraite en permanence par un autre « instinct » comme on disait autrefois : une autre chose qui nous pousse, c’est-à-dire par le fait que notre espèce doit se reproduire. Mais à un moment, vous le savez – tous les romans d’amour sont fondés sur cette prémisse – la tête veut faire quelque chose et le corps va faire autre chose. Parce qu’il y a l’amour, parce qu’il y a l’attirance, parce qu’il y a le désir !
Nous sommes une machine qui est bien programmée pour répondre à un danger immédiat : nous courons plus vite qu’un lion durant les cinq premières secondes ou les dix premières secondes, je ne me souviens plus, mais nous ne pouvons pas nous représenter très bien un danger à venir. Nous ne sommes pas équipés pour ça. Ça nous demande un effort considérable et, comme je le disais tout à l’heure, dès que nous pensons à nous-même dans le futur, ça se déconnecte dans notre représentation de nous-même.
JM – Mais Paul Jorion, en faisant un essai sur l’extinction de l’humanité, est-ce que vous ne cédez pas au catastrophisme ambiant ? Il y a quand même plusieurs études qui montrent que l’humanité va mieux ! Le monde va mieux, il y a plein de progrès qui se font aussi.
PJ – Oui, mais il y a deux choses qui sont absolument distinctes. : il y a notre capacité à aller mieux à l’intérieur de notre monde et là, effectivement, nous le constatons. Les courants transhumaniste, posthumaniste pensent à cela de manière précise. Mais tout ça n’a pas de rapport avec notre capacité à respecter notre environnement et à ne pas dépasser ce que les biologistes appellent la capacité de charge d’une espèce par rapport à son environnement : le fait qu’il n’est pas en train de le détruire. Le paradoxe c’est que nous arriverons peut-être, si nous avons le temps, à conquérir les étoiles, et partir nous installer sur d’autres planètes, mais que nous aurons gâché une fois pour toutes la capacité de vivre sur notre propre planète.
Et le paradoxe n’est peut-être pas aussi évident quand on y pense. Monsieur Martin Rees, celui qu’on appelle Astronome royal en Grande Bretagne – c’est un titre – c’est un très très grand physicien, il nous dit la chose suivante, il nous dit : « Nous devons avoir accès à de l’oxygène à l’intérieur d’un air autour de nous qui ne doit pas être pollué de notre point de vue, qui ne doit pas être empoisonné. Nous devons boire de l’eau qui soit potable, c’est-à-dire aussi de l’eau qui n’est pas empoisonnée. Nous devons faire ça toutes les quelques secondes quand nous respirons, nous devons faire cela toutes les quelques heures pour boire de l’eau qui ne soit pas polluée. Nous devons aussi trouver des aliments qui sont des choses extrêmement précises, qui n’apparaissent pas comme ça nécessairement dans le monde autour de nous » et, dit-il, « c’est une expérience – étant donné la fragilité même du problème, – c’est une expérience qui ne durera peut-être pas éternellement et nous devons, peut-être tout simplement, remercier le ciel que cela ait pu durer aussi longtemps ! ».
Il a raison, parce que les robots que nous créons, les machines que nous créons – et il y a sur Mars un petit véhicule qui est en train d’explorer la planète, qui n’a pas besoin d’avoir accès à de l’oxygène, qui n’a pas besoin d’avoir accès à de l’eau pour les ressources dont il a besoin, il utilise l’énergie qui vient du soleil. Nous avons déjà envoyé, nous, êtres humains, trois objets en-dehors de notre système stellaire : en dehors du système solaire. Nous sommes des génies sur ce plan-là mais nous sommes incapables de gérer au jour le jour, la possibilité de vivre sur notre planète. Nous savons – j’ai parlé de guerre tout à l’heure – que dès qu’un problème a l’air un tout petit peu compliqué, c’est encore je dirais la solution de rechange sur laquelle on tombe très très facilement : écoutez les bruits de bottes qu’on entend autour de nous !
JM – Paul Jorion, est-ce que cela veut dire qu’on doit déjà, aujourd’hui, faire le deuil de l’espèce humaine ?
PJ – Non, pas nécessairement. Il faut au contraire, faire le contraire, c’est-à-dire prendre conscience et s’assurer que nous pourrons vivre sur notre planète.
JM – Mais qu’est-ce qu’il faut faire ?
PJ – Mais il faut prendre conscience de ce qui est en train de se passer ! Merci de me faire venir pour me permettre de lancer ce message à des personnes autour de nous, mais quand vous regardez justement les campagnes électorales, on parle de choses qui sont importantes, qui sont intéressantes, mais qui sont à l’intérieur d’un cadre. Il faut maintenant que nous commencions à penser en-dehors de ce cadre, dans le contexte général de faire survivre notre espèce sur notre planète.
JM – Mais ça veut dire concrètement qu’est-ce qu’il faut faire ? Il faut casser ce système actuel ? Qu’est-ce qu’il faut faire ?
PJ – Il faut effectivement prendre le taureau par les cornes, en particulier, ce soliton. Il faut faire s’asseoir autour d’une table tous les gens qui peuvent réfléchir, tous ceux qui peuvent prendre des décisions, en leur disant : « Voilà ! Nous avons une dégradation de l’environnement, nous avons un système économique et financier qui ne marche pas dans le long terme, nous avons des machines auxquelles nous confions nos décisions au lieu de prendre les décisions nous-mêmes, qu’est-ce qu’on fait maintenant ? Comment est-ce qu’on détricote ça ? »
JM – Mais cela veut dire qu’il faut tout arrêter ? Débrancher les machines ? Et s’arrêter ?
PJ – Absolument pas, non, non, heureusement non ! Il faut que nous tirions parti de notre génie en tant qu’inventeurs de machines, mais il faut que nous reprenions le contrôle de ce que nous sommes et train de faire. Vous savez bien que quand on invente une nouvelle technique, personne ne se pose la question de savoir s’il faut la répandre ou non : s’il y a quelqu’un quelque part qui est prêt payer un peu d’argent pour cet objet qui a été créé et qui est peut-être inutile mais qui peut aussi tout détruire autour de nous, si on peut le vendre et réaliser du profit, on le fera. Il faut que nous arrêtions cette dynamique qui est à proprement parler mortifère et qui nous tuera tous très bientôt.
JM – Merci beaucoup Paul Jorion d’être venu nous voir ce matin. Je rappelle que vous êtes anthropologue, sociologue, et l’auteur de ce livre « Le dernier qui s’en va éteint la lumière. Essai sur l’extinction de l’humanité », Bonne fin de journée !
PJ – Merci à vous !
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