Le Monde / L’Écho – Le monde qu’annonce M. Macron est-il celui du Turc mécanique ? le 9 mai 2017

L’Écho : Emmanuel Macron et le Turc mécanique

Le Monde : Emmanuel Macron et « le Turc mécanique »

Qu’est-ce que le Turc mécanique ? Il s’agit du fameux joueur d’échecs de Wolfgang von Kempelen (1734-1804), une machine, prétendument un automate, dans laquelle un être humain était dissimulé et décidait du déplacement des pièces.

Depuis 2005, le « Turc mécanique » est un site internet mis en place par la firme Amazon, où est géré un système d’offre de travail en miettes permettant de se disputer dans la surenchère, ou plutôt faudrait-il dire, dans la sous-enchère, des tâches pour lesquelles les êtres humains reviennent meilleur marché que les robots et autres algorithmes s’ils acceptent en paiement une simple obole : quelques centimes pour une tâche, la rétribution horaire oscillant entre 1 et 3 dollars.

L’apparition de marchés où emporte l’enchère, et s’engage à réaliser la tâche, celui ou celle qui, dans une perspective idéalement ultralibérale, exige comme prix de ses efforts, la rémunération la plus faible, est le processus qualifié aujourd’hui d’« ubérisation ».

Le problème que le Turc mécanique soulève n’est pas que de pauvres hères acceptent de réaliser dans un tel cadre, une tâche pour 7 ou 13 centimes, puisqu’il sera toujours possible, dans un effort cosmétique de masquer la montée de la misère, d’y voir le cadre idéal pour l’exercice de la liberté et de la responsabilité personnelles, et donc un gain global pour l’humanité, le problème si situe dans le fait que M. Macron, comme il en a déjà fait l’éloge, et nous éventuellement à sa suite, tolérions comme un moindre mal la prostitution de celui qui consent, faute d’autres choix offerts, à une telle régression sociale.

Mais existe-t-il une alternative ? Nous Européens, et nos prétentions au maintien d’une vie décente, notre nostalgie des trente glorieuses et de l’État-providence, ne sommes-nous pas condamnés à perdre à tous les coups dans la montée en puissance du modèle de société ultralibéral de « l’homme loup pour l’homme » ?

Une mécanisation galopante a lieu en ce moment sous nos yeux, dont il serait naïf de croire qu’il s’agit juste d’une affaire de robots puisque ce sont essentiellement des logiciels ou des algorithmes qui éliminent le travail et donc l’emploi. À l’aide d’artifices telle la « loi travail » El-Khomri, nous cherchons à nous persuader que nous pourrions peut-être l’emporter dans la course au moins-disant salarial avec un pays comme le Bangladesh, en visant à améliorer notre « compétitivité » par rapport à lui. Hélas, nous, Européens, devons acquitter le prix du chauffage même lors d’un hiver clément, alors que chez eux, il fait chaud toute l’année. Ce sont les éléments naturels qui font que nous sommes condamnés à échouer dans la course au misérabilisme appelée « compétitivité ».

Peut-on alors gérer par une réduction du temps de travail la disparition de l’emploi qui s’amorce et n’ira qu’en s’accélérant ? Hélas, le remplacement de l’humain par le numérique sera trop rapide pour que l’on puisse le maîtriser par un tel moyen. Non, la question de l’emploi salarié doit être mise à plat dans le cadre qui est le sien aujourd’hui : celui de sa disparition pure et simple. Se contenter d’orchestrer dans une logique de « compétitivité » la foire d’empoigne qui en résulte, est une perspective à bien trop courte vue. Nous avons mieux à faire, mais il faut pour cela accepter que soit posée dans toute sa généralité et toute sa globalité, la question de l’attribution et de la redistribution des richesses en envisageant de mettre en œuvre des politiques comme le revenu universel ou, mieux encore, le retour à la gratuité en matière de santé et d’éducation, et l’extension de la gratuité à d’autres domaines relevant de l’indispensable, comme les transports locaux ou l’alimentation et le logement de base.

La question de la disparition de l’emploi salarié se pose déjà et se posera nécessairement avec toujours davantage d’acuité dans les années qui viennent, il est de loin préférable qu’elle soit résolue posément dès maintenant autour d’une table que dans l’agitation des mouvements de rue.

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