Une photographie avant un Armageddon, par Jacques Seignan

Billet invité

Au début du XXème siècle la photographie se popularisa et le tourisme commença à toucher plus de monde – plus seulement de riches aristocrates faisant leur « tour » d’Europe. Dans les villes européennes (toutes possédant quelques attraits touristiques), étaient éditées des cartes postales, en noir et blanc ou déjà colorisées ; elles étaient souvent présentées en album ou dans des dépliants en accordéon. Dans des archives familiales il est parfois possible d’en retrouver, au hasard des voyages effectués par des aïeux.

Une photographie de Hambourg en 1923, parmi d’autres vues dans un recueil, m’a attirée par sa lumière et son atmosphère. J’en ai été ému car si vous avez le plaisir de visiter la cité hanséatique, vous pourriez ne pas deviner devant la beauté de ses immeubles en briques rouges la tragédie de son passé récent. Cette image est celle d’un passé révolu, à jamais.

Hambourg, comme d’autres grands ports européens de premier plan dans l’Histoire (cf. les villes centres des économies-monde de F. Braudel telles que Bruges, Venise ou Amsterdam), est sillonnée de canaux où les marchandises sont aisément vendues et achetées (officiellement à partir de 1189). Mais les canaux de la Ville libre et hanséatique de Hambourg (« fleet ») sont impressionnants par leurs dimensions. Certains bordés par des entrepôts et diverses fabriques sont comme de grands canyons de briques. Lors d’une balade en bateau, on reste songeur en imaginant la somme de travail demandée pour les creuser, les drainer, bâtir leurs douves et les entretenir.

Cette ville fondatrice de la Hanse fut donc de tous temps, un des fleurons de l’Allemagne industrieuse, prospère, commerçante et pacifique. La photographie en montre un aspect romantique moyenâgeux, sans doute trompeur car sa modernité avec ses usines n’est pas représentée (ça n’est pas « touristique »). En ces années 20 la première phase (1914-1918) de la guerre civile européenne était terminée et Hambourg ne savait pas que surviendrait l’Armageddon, dans à peine deux décennies… Son port avait vu passer, entre 1850 et 1934, cinq millions d’immigrants vers le Nouveau Monde et comme la grande catastrophe avait déjà touché les terres européennes orientales beaucoup étaient des réfugiés. Ils étaient pauvres et méprisés mais leur force de vie était invincible. : ils aller gagner l’Amérique et ce faisant la feraient gagner dans l’avenir.

Hambourg subit son Armageddon, du 25 juillet au 3 août 1943. Des bombardements massifs avec des bombes incendiaires (au napalm) : tempête de feu. Il y eut (au moins) 45 000 morts. Brûlés vifs. L’opération avait reçu pour nom de code : Gomorrhe, – par quelle perversion notre « civilisation » peut-elle recycler ces noms d’exterminations antiques voulues par un dieu cruel ? Hiroshima est resté sans doute plus emblématique par sa plus grande efficacité et le saut technologique, son « innovation ». En une fraction de seconde la bombe atomique accomplit ce travail de mort étalé sur quelques jours près de l’embouchure de l’Elbe. On ne reviendra pas ici sur les enchaînements tragiques qui conduisirent à cette catastrophe biblique qui en compta tant d’autres durant la IIe Guerre mondiale.

Les habitants de Guernica, de Londres, de Coventry, de Berlin, de Dresde ou du Havre (la liste est interminable…) avaient-ils la moindre intuition que cela pouvait leur arriver, à eux, au XXe siècle ? Se pensaient-ils à l’abri de la Civilisation européenne qui exportait ses exactions sur les autres continents ? Victor Klemperer écrit dans son livre, « LTI, la langue du IIIe Reich » [Pocket] – un des livres les plus importants du XXe siècle –, que « les guerres non plus n’étaient sans doute plus à craindre, pas au cœur de l’Europe… (…) Jusqu’en plein mois de juin 1914, j’ai considéré comme fantaisiste tout ce que l’on écrivait au sujet de la possibilité d’un retour à des conditions moyenâgeuses et je prenais pour conditions moyenâgeuses tout ce qui était incompatible avec la paix et la culture (p. 267) ». Il y évoque aussi sa « fuite rocambolesque » (sic) en 1945 et témoigne : « au soir de ce 13 février [1945) la catastrophe s’abattit sur Dresde : les bombes tombaient, les maisons s’effondraient, le phosphore coulait à flot (…) et la même tempête de feu entraînait Juifs et chrétiens dans la mort. (…) mais pour [lui V.K] elle signifia le salut, car, dans le chaos général, il put échapper à la Gestapo (p. 329) ».

Hambourg fut reconstruite (comme Dresde et les autres cités allemandes et européennes) et elle est redevenue la digne ville de Georg Philip Telemann (où naquirent notamment Brahms et Mendelssohn) : un des plus grands ports du monde, riche et cultivé. Des cycles de créations sur plusieurs siècles suivis d’anéantissements soudains et relativement si brefs, c’est la malédiction des humains. Avec l’oubli mortifère des expériences passées : tels des actes minuscules (comme un vote) mais parfois aux conséquences immenses. Mais il y a de lents progrès tout de même, pas à pas, quand des hommes et des femmes de bonne volonté se mobilisent pour se souvenir et arrêter une trajectoire vers l’abîme. Pensez-y.

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