Dopage au Tour de France : le microcosme toxique de la concurrence libre et non faussée, par Vincent Rey

Billet invité. Ouvert aux commentaires.

Le dopage des coureurs cyclistes perdure. Dernières avancée dans le domaine, le dopage génétique, consistant à envoyer des virus pour modifier directement le gène favorisant la production des globules rouges. On est donc passé de l’alcool, dans les premiers temps de la course, au « pot-belge » dans les années 1970 (1), à l’EPO dans les années Festina, puis à l’EPO « améliorée » par auto-transfusion dans les années « Armstrong ». On en arrive aujourd’hui à l’homme amélioré, grâce aux nouvelles méthodes issues de la thérapie génique.

Les agences anti-dopage peinent à suivre l’évolution des dernières pratiques. Leurs moyens sont souvent faibles, comparés aux millions de dollars des équipes cyclistes. Ce déséquilibre allonge les délais de détection des tricheries. À titre d’exemple, le coureur de l’US POSTAL, Lance Armstrong, sextuple vainqueur du Tour entre 1999 et 2005, ne se vit retirer ses titres qu’en 2012, 7 années plus tard !

Des sanctions aussi tardives ne peuvent peser sur le « système » des profits publicitaires, à l’origine de ce dopage « high-tech ».

En effet, pour le sponsor, le retour sur investissement est maximum lorsqu’il voit son nom associé au vainqueur qui monte sur le podium. Tandis que son image n’est que légèrement ternie, lorsqu’un ou deux ans plus tard, une tricherie est révélée, au hasard des informations. Selon certains experts, le sponsor gagne même sur les deux tableaux, une première fois en montant sur le podium, puis une deuxième fois en abandonnant le tricheur à son sort (2). L’infamie tombe alors exclusivement sur le coureur, cet « ouvrier » du sport, de qui on exigeait des résultats.

Pour rééquilibrer ces moyens, il ne serait guère difficile de briser l’association qui existe entre les sponsors et les coureurs. Il suffirait pour cela d’abandonner la présence de toute marque sur les maillots, et de renoncer, lors des diffusions, à la citation de tout sponsor pour désigner une équipe. On priverait alors le dopage des moyens financiers qui le rendent indétectable, ou détectable trop tard. Si Lance Armstrong n’est plus dans les medias « le coureur de NIKE et de l’US POSTAL « , alors lesdits sponsors n’ont plus intérêt à prolonger le financement de ces pratiques coûteuses, auxquelles s’ajoute certainement « le prix du silence ».

Une autre idée, serait de destituer officiellement les tricheurs des années précédentes, le jour même de l’arrivée du Tour, en faisant ostensiblement citer les firmes qui les finançaient. Cette perspective de détérioration de l’image devant 10 millions de téléspectateurs (3) inciterait peut-être lesdites firmes à regarder d’un peu plus près, ce qui se passe dans leur équipe.

Il n’y aurait là rien de compliqué, ni rien qui dégraderait la qualité du spectacle. Le dopage est la pollution du cyclisme. En 1967, le champion anglais Tom Simpson (4), chargé d’alcool et de produits apparentés au « pot-belge », s’effondre sur le Mont Ventoux par 35° C, et meurt 40 mn plus tard dans l’hélicoptère. Les produits lui ont fait dépasser les limites de son organisme. En 1998, c’est l’arrestation de Willy Voet, le « médecin » de l’équipe Festina, dans la voiture duquel on découvre plus de 400 flacons de produits divers, ce qui met à jour un système de dopage organisé (5).

Ces pratiques résultent de l’organisation des profits autour du cyclisme. Modifier ce cadre serait positif pour tout le monde : positif pour les coureurs qui ne seraient plus obligés de jouer les apprentis-sorciers, et positif pour les sponsors eux-mêmes, car en se tournant vers d’autres types de publicité moins concurrentiels, ils n’épuiseraient pas leurs moyens financiers les uns contre les autres, en les gaspillant inévitablement (6).

Le bon sens voudrait donc que l’on change les règles de diffusion de la publicité, pour casser ce lien « coureur-sponsor », puisque le spectacle n’en souffrirait pas. Mais on vous dira que c’est impossible, car ce sont elles qui définissent le montant et la répartition des gains. Chacun reste donc attaché au « système » en place, puisqu’il garantit le revenu des différents intervenants. En ce sens, c’est typiquement un problème politique, car de meilleures règles ne sont pas proposées, alors qu’elles pourraient profiter à tous les protagonistes. En ne réformant pas ces règles, le dopage perdurera inévitablement, car on ne peut attendre de ces firmes qu’elles renoncent d’elles-mêmes à un système concurrentiel, auquel elles sont parties-prenantes. Seul le citoyen, en redéfinissant ces règles au nom de l’« intérêt général », pourrait espérer y changer quelque chose.

Par extension, dans le milieu concurrentiel de l’économie du monde, les firmes n’ont rien à gagner à discuter ensemble, pour résoudre les problèmes d’environnement, ou de pauvreté, alors que les signes se multiplient, indiquant que les limites de la Terre sont dépassées. Lorsque le Rana Plaza s’effondre au Bengladesh en 2013, faisant 1 135 victimes, les marques de vêtement impliquées prétendirent ne pas être au courant des conditions de travail désastreuses (7). Cela rappelle évidemment le sponsor Nike, qui a prétendu ignorer le dopage d’Armstrong. Nike s’est enrichi, grâce au dopage d’Armstrong, jusqu’à sa condamnation et au lynchage médiatique qui a suivi. De même, ces marques de vêtement ont profité de ces conditions de travail lamentables au Bengladesh, jusqu’à l’effondrement du Rana Plaza.

Ne pas vouloir réformer le cadre de l’activité de ces firmes, pour leur imposer des comportements vertueux, vis-à-vis de l’Homme, et de l’Environnement, c’est certainement se résigner à la destruction de l’un et à la disparition de l’autre. Et c’est donc aux citoyens, de prendre les choses en main pour redéfinir l’intérêt général, et leur imposer ce nouveau cadre, même si cela implique une remise en question de la répartition et du montant des gains.

Vu sous cet angle, la « grande boucle » est un parfait microcosme, des effets toxiques de la concurrence libre et non faussée. Le Tour de France serait aussi un très bon point de départ, pour montrer en petit, qu’une économie débarrassée des effets négatifs de la concurrence est possible, avant que la Terre ne s’effondre, comme le Rana Plaza, ou comme Tom Simpson sur le Mont Ventoux.

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1) Pot-belge : un cocktail d’amphétamines, d’antalgiques, d’héroïne, de cocaïne.

2) « Tant qu’on en parle, les effets sont positifs pour les marques en termes de recherche de notoriété » dit Lionel Maltese, professeur en professeur en marketing sportif, évoquant Nike lâchant Lance Armstrong en 2012. http://leplus.nouvelobs.com/contribution/661024-lance-armstrong-lache-par-nike-ce-n-est-pas-le-dopage-qui-pose-probleme.html

3) Ces expériences du neuro-physicien Read Montague en disent long sur l’influence que peut avoir sur nos choix, la représentation que nous avons d’une marque : (https://www.theguardian.com/world/2004/jul/29/science.research). La détérioration de l’image d’une marque peut donc coûter très cher.

4) Tom Simpson était le champion du monde 1965. Son équipe était sponsorée par les firmes Peugeot, Michelin, et BP.

5) 6 équipes abandonnent le Tour 1998, suite à l’arrestation de Willy Voet, et des diverses perquisitions qui ont suivi. 8 des 9 coureurs de l’équipe Festina ont été convaincus de dopage. Laurent Brochard (Festina) a par la suite déclaré « Le milieu nous a considérés comme des vilains petits canards, mais chacun sait que nous avons payé pour tout le monde… Je ne le supportais pas. »

6) Quel est d’ailleurs le sens, de faire concourir la FRANÇAISE DES JEUX contre COFIDIS, un marchand de jeux, contre un prestataire en solutions de crédit ?

7) La veille du drame, de grosses fissures étaient apparues dans le bâtiment. Le lendemain matin, un chantage au salaire, et au licenciement fut pratiqué sur les employés, qui refusaient d’entrer dans le bâtiment.

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16 réponses à “Dopage au Tour de France : le microcosme toxique de la concurrence libre et non faussée, par Vincent Rey”

  1. Avatar de Colt Seevers
    Colt Seevers

    Les athlètes ont toujours été vus comme des Dieux vivants. Un Dieu, cela dicte les lois de la nature. La tricherie est donc l’âme même du sport. Et l’essence même de la divinité c’est le sponsoring.

    Pour notre civilisation « ratée », l’une parmi les 35 millions de probables dans la galaxie et, faites les calculs, l’innombrable variété d’essais et d’erreurs probables dans l’Univers.

    1. Avatar de vigneron
      vigneron

      Oui, concourir pour Sparte/Athènes ou pour Festina/Cofidis, même bouillabaisse.

  2. Avatar de octobre
    octobre

    Dommage. Car pour commencer c’est une machine à bonheur.
    C’est aussi dérouler du paysage à l’échelle 1/1. C’est fluidifier sa pensée fragmentée par de graves préoccupations. C’est l’homme augmenté en douceur. C’est Alfred Jarry. Et Jour de fête.

    1. Avatar de vigneron
      vigneron

      Jour de Fête oui; avec le Françoué dans l’équipe Poste Française et Lance dans l’équipe US Postal.

  3. Avatar de vigneron
    vigneron

    US Postal, employeur d’Armstrong, agence gouvernementale indépendante des USA (comme la CIA, la NASA, la SEC ou l’EPA), 3ème employeur du pays après le Pentagone et Wallmart, $5 mds de déficit en 2015…

      1. Avatar de vigneron
        vigneron

        Ben après c’est un peu comme qui dirait l’équipe nationale US.

  4. Avatar de Didier
    Didier

    Je vais être beaucoup plus simple, et beaucoup plus radical.

    Qu’on interdise purement et simplement le sport professionnel.

    1. Avatar de Charles
      Charles

      Didier a raison.
      Ce n’est pas le cyclisme qui est victime des rapaces capitalistes, mais presque tous les sports.
      Mais ce ne sont pas seulement les sports, ce sont les consommateurs.
      Mais ce ne sont pas seulement les consommateurs, ce sont ceux qui ne peuvent vivre qu’en vendant leur force de travail, manuel comme intellectuel.
      Mais c’est aussi la nature.
      Et ce sont toutes les institutions, que nous voudrions démocratiques, du Parlement à la police en passant par les juges et les notaires…
      Finalement, le moyen le plus sûr de pouvoir faire du vélo sans se doper, c’est de mettre fin à la dictature du capital.
      Paul a raison. Abstention utile: votons Poutou.

    2. Avatar de vigneron
      vigneron

      Ouais, le travail professionnel aussi, faudrait l’interdire, pas de détail. On garde que la prostitution professionnelle, et la politique.

    3. Avatar de Vincent Rey
      Vincent Rey

      Pourquoi devrait-on abandonner le sport professionnel ? Il y a sûrement moyen de faire autrement. On pourrait pas gagner sa vie dans le sport, sans être le porte-drapeaux d’une marque ?

  5. Avatar de J. Gorban
    J. Gorban

    dopage lié aux profits,
    dopage lié ou professionnalisme,
    ça me semble un peu juste; il suffit juste de s’interesser au sport amateur pour se rendre compte que c’est plus complexe.

    autant les mécanismes propres au système économique dit capitaliste porte en lui-même la mort et la désolation au bout de la route

    autant cela n’explique pas tout

    1. Avatar de Vincent Rey
      Vincent Rey

      Si le dopé du dimanche (le coureur) cherche la gloire, le dopé du Tour de France (l’annonceur) cherche le jackpot. C’est ça la différence.

  6. Avatar de Lambotte Michel

    Je vous laisse admirer la sagesse de cet agriculteur.
    https://www.youtube.com/watch?v=CVc-2-c_AgE

    1. Avatar de écodouble
      écodouble

      Bernard Ronot est une bien belle personne en effet.
      En Bretagne, pour l’élevage, il y a Hervé Pochon dans le même genre.

  7. Avatar de Sapristi
    Sapristi

    @vincent Rey,
    Le Tour de france n’a qu’à intérêt sportif, tandis que le libéralisme économique a ce mérite de pourvoir aux cravings de Mr tout le monde et de rendre « performant » : Puisque dans les années 2000 le prix de la cocaïne pouvait être le même à la Courneuve et à New-York, Mr Bernard Madoff en profitait bien dans sa folie des grandeurs ! De quoi nous plaignons-nous ? l’urgence économique en ce début du XXIème siècle n’était-il pas à la dopamine mondialisée ? Un trader bien dopé n’a pas besoin de l’air de la montagne pour ce sentir « high », et il devient la norme !

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  1. Mes yeux étaient las, bien plus que là, juste après l’apostrophe : la catastrophe.

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