ina global, Paul Jorion : « La notion de post-vérité est beaucoup trop floue… », le 7 avril 2017

Sur ina global, l’entretien que j’ai accordé à Isabelle Didier et Philippe Raynaud.

« La notion de post-vérité est beaucoup trop floue… »

L’actuel système économique entraîne le monde vers une catastrophe. La crise des subprimes en aura été l’un des révélateurs. Interview de Paul Jorion, anthropologue, spécialiste de la finance, sur les vérités, « post-vérités » et mensonges de notre temps.

Comment les vérités que vous avez établies au sujet des subprimes dès 2004 ont-elles fini par s’imposer ? Quels rôles les médias ont-ils joué ?

Paul Jorion : Il y a eu deux vagues. D’abord, une sidération liée au fait que cette crise n’avait pas été prévue par les économistes. Ceux qui l’ont anticipée se comptent sur les doigts d’une main même si, depuis, certains se sont découverts une lucidité d’après-coup, arguant non d’études qu’ils auraient publiées mais d’une petite phrase par ci ou par là. J’ai recensé quatre à cinq personnes qui ont réellement argumenté dans des publications que nous étions à la veille d’une crise majeure que les subprimes pouvaient déclencher[+]. Ces personnes n’étaient pas des économistes ou si elles l’étaient, elles étaient marginales dans leur profession car venues d’un autre horizon ou avaient eu l’habitude de relier des phénomènes appartenant à différents domaines.

La plupart des économistes n’ont donc pas vu venir cette crise et j’y vois deux raisons : au sein de la « science » économique, une pensée en silo où celui qui s’occupe de l’immobilier ne sait rien de ce qui se passe dans l’agriculture et vice versa, et davantage encore, le fait que ces économistes ont adhéré à des théories fausses sur lesquelles se reposaient les dirigeants des établissements financiers qui ont fait faillite. Si ces dirigeants avaient été mis en accusation, ils auraient pu arguer avoir mis en application les conseils d’au moins cinq ou six « prix Nobel » d’économie.

Puis, en 2009, ces mêmes économistes qui n’avaient rien vu venir sont allés expliquer dans les médias que les rares personnes qui avaient tiré la sonnette d’alarme avaient annoncé une crise « à tout hasard », qu’en somme, ils avaient eu de la chance. Leurs fausses explications à eux ont progressivement repris le dessus du fait que le rapport de force en leur faveur a contribué à faire taire toute opposition.

Comment les médias vous ont-ils accueillis ?

Paul Jorion : Durant toute l’année 2007, la crise atteignant son point culminant en septembre 2008, avec les conséquences de la faillite de la banque d’investissement américaine Lehman Brothers, Jacques Attali, dans ses billets de L’Express, a régulièrement mentionné mes analyses. Quand je suis rentré en 2009 en France, mon éditeur, Fayard, a fait valoir que j’étais disponible et j’ai été accueilli par de nombreux médias, télévisions et radios mais, a posteriori, cela n’a pas eu beaucoup d’impact : les économistes ne se sont pas remis en cause. Et tant que des personnes comme moi, qui critiquent le système, n’ont pas pignon sur rue, elles ne sont pas légitimées et donc véritablement entendues, sauf dans le créneau très étroit des esprits libres.

Comment analysez-vous cet aveuglement et ce déni ?

Paul Jorion : Les lieux institutionnels où l’économie est enseignée partout dans le monde sont particulièrement verrouillés, sans parler de ceux où elle est mise en pratique… Ceux qui enseignent dans les filières universitaires ou les business schools, et qui se cooptent depuis des décennies, partagent largement la même vision ; et parmi ceux qu’on peut qualifier d’économistes hétérodoxes, quasiment aucun d’entre eux n’a su situer la crise de 2008 car ils ne disposaient pas des outils théoriques pour le faire. Ce qui signifie aussi qu’il n’y avait pas d’« armée de rechange » à mettre à la place des enseignants que les étudiants mettaient en accusation car déconnectés de la réalité.

On peut transposer ce que décrit, dans un autre domaine, un livre intitulé Les Marchands de doute , écrit en 2010, aux États-Unis, par deux auteurs révoltés par le déni du réchauffement climatique par les milieux d’affaires américains. Ils ont fait l’historique, de 1950 à maintenant, de la façon dont ceux-ci sont intervenus pour tenter de modifier la représentation qu’on peut avoir des résultats de certaines théories scientifiques. Le plus gros chapitre recense la façon dont certaines personnes ont été soudoyées pour répandre des vues climato-sceptiques. Ils expliquent comment l’industrie du tabac a mobilisé des moyens financiers considérables pour décrédibiliser le lien existant entre l’usage du tabac et le cancer du poumon, les mêmes tentatives ayant été faites pour les pluies acides, le trou dans la couche d’ozone, et tant d’autres…

Et s’ils étaient remontés un peu plus dans le temps, ils auraient vu que le même processus était à l’œuvre à partir de 1870, pour décrédibiliser l’authentique analyse des faits économiques que réalisait à l’époque la science morale qu’était l’« économie politique » afin de mettre à la place un autre type de discours convenant davantage aux vues et aux objectifs du milieu des affaires. Malheureusement pour nous, cette pseudo-science bénéficiant de la bénédiction du pouvoir de l’argent est toujours en place. Et la principale raison, à mon sens, de cet aveuglement dans la crise des subprimes, c’est qu’au lieu d’obtenir une analyse réellement économique du phénomène, ce sont les énoncés dogmatiques d’un catéchisme qui ont été produits. Ce même milieu a d’ailleurs créé un pseudo-prix Nobel d’économie, décerné toujours ou presque toujours à des gens du cénacle qui ne remettent pas les dogmes en cause et qui, en cas de crise, demeurent muets pour éviter de trahir les liens qui les lient de près aux responsables immédiats de ces crises.

Les médias jouent-ils leur rôle d’informateurs et de médiateurs ?

Paul Jorion : La presse et les journalistes sont attaqués de tous côtés, jamais je ne m’abaisserai à une telle attitude : s’en prendre aux journalistes – à moins que dans de rares cas de simples propagandistes ne se cachent sous ce vocable – est un aveu de faiblesse insigne trahissant la peur des faits. On ne peut pas avoir que du journalisme d’investigation : il faut pouvoir faire confiance aux dépêches d’agence. À droite comme à gauche, des politiques ont lu Gramsci et tentent de constituer ce qu’il avait théorisé sous le vocable d’hégémonie culturelle, à laquelle ils souhaitent faire adhérer le plus grand nombre. Est-ce que cette hégémonie correspond à une vérité telle qu’on a pu la définir au temps d’Aristote ? Pas nécessairement.

L’hégémonie culturelle dépend de facteurs multiples, d’intérêts sociaux, politiques, commerciaux, etc. De cette multiplicité sortiront des discours constitués d’un mélange de vérités et d’erreurs. Pour les analyser, il nous faut quand même nous accrocher à la catégorie de vérité qui fait s’ancrer une relation des faits à un authentique déroulement d’événements. Quant aux faussetés, il faut remonter jusqu’à leurs sources pour identifier, par exemple, ceux qui n’aimaient pas tel type de vérité et qui auraient enrôlé des mercenaires dont la tâche aura été qu’elle n’apparaisse pas ou soit travestie.

Je pense ainsi au colloque Walter Lippmann, en 1938 ou à la fondation de la société du Mont-Pèlerin,en 1949. Leurs participants étaient bien décidés à verrouiller le dogme de l’ultralibéralisme et promouvaient un certain type d’économie qui ferait émerger une aristocratie néo-féodale de l’argent, tout en prônant la création d’un prix Nobel d’économie dont ils dirigeraient le fonctionnement, une stratégie très efficace puisqu’il a été décerné à Monsieur Jean Tirole, par exemple, en 2014, dont les prononcements ont empêché la création dans l’éducation nationale d’une section consacrée à une science économique véritablement critique.

Post-vérité, faits alternatifs, que vous inspirent ces expressions ?

Paul Jorion : J’ai participé à un colloque récemment à Paris : « Production de l’ignorance », à l’École normale supérieure où se trouvait Jérôme Ravetz, la personne qui avait conçu le concept de science post-normale et d’autres personnes à l’origine de la notion d’agnotologie, qui est la promotion délibérée du mensonge.

Ce que notre colloque avait fait apparaître, c’est que la notion de post-vérité est beaucoup trop floue pour servir de concept, parce qu’elle renvoie à des manifestations très diverses des pathologies qui peuvent affecter la révélation de la vérité scientifique et que l’agnotologie, production délibérée du mensonge, couvre des cas trop nombreux et trop hétérogènes. Ce qui permet toutefois de les rassembler sous ce terme, c’est que des gens se sont regroupés dans le but explicite de produire un discours où ils disent le contraire de ce qu’ils savent sciemment être la vérité. Cela ne relève pas nécessairement de la catégorie du complot puisque les ennemis de la vérité disposent souvent de moyens financiers à ce point considérables qu’ils ne manifestent aucun souci de masquer leurs objectifs, le rapport de force entre eux et leurs adversaires étant déséquilibré à la limite du grotesque. On peut lire, par exemple, les minutes des rencontres de la société du Mont-Pèlerin et connaître la nature du projet que ses membres voulaient mettre en place… que leur importait, le patronat suisse les finançant comme ils l’entendaient !

Cela induit un rapport particulièrement biaisé à la vérité…

Paul Jorion : Ces groupes d’intérêts peuvent se contenter, comme dans le cas du climat, de défendre l’idée qu’il faut donner accès à une pluralité de points de vue, défendre un principe, celui du pluralisme. Il ne faudrait pas seulement donner raison aux gens dont on sait qu’ils disent le vrai, mais aussi permettre à ceux qui disent le faux de pouvoir s’exprimer… Cette conception du pluralisme vient des États-Unis où, pour une raison historique, même des représentations rétrogrades et dogmatiques comme celles des créationnistes doivent pouvoir s’exprimer. Il serait, dit-on, antidémocratique de les empêcher de parler. Le germe d’un rapport biaisé à la vérité vient de là : donner la parole à ceux qui ont raison mais aussi – et au même titre surtout – à tous les adeptes de représentations fantasmagoriques. Ce qui est à l’origine de ce qu’on qualifie de « politiquement correct ».

On peut également déceler ce germe dans la constitution de la « science économique » récente. Chacun sait qu’existe une manière de guider nos comportements respectée par tout un chacun : ce qu’on appelle l’éthique. Or la « science » économique qui s’institue aux environs de 1870 postule que le calcul d’utilité d’un individu par rapport à ses besoins qui détermine la manière dont il va allouer ses ressources, définit la « rationalité économique ». Celle-ci prime, débouchant oui ou non sur un comportement éthique, ce qui lui assure une extra-territorialité par rapport à l’éthique qui règle le comportement des citoyens ordinaires, mais qui n’est donc pas pertinente dans une perspective économique.

Quel vous paraît être le combat le plus urgent à médiatiser actuellement ?

Paul Jorion : Depuis quelques siècles, nous avons un système économique, le capitalisme, et nous en avons accru les effets en autorisant, à partir de 1885, la spéculation, dimension bien particulière des opérations financières puisqu’elle autorise des paris dévastateurs sur l’évolution du prix des instruments de dette, comme les actions boursières ou les obligations. L’autorisation de la spéculation, après trois siècles d’interdiction, demandait des ressources supplémentaires en très grandes quantités et la colonisation est allée de pair avec cette pratique. Sous la houlette de Jules Ferry, Premier ministre, l’empire colonial français se déploie à partir de 1885, l’abrogation des lois qui interdisaient la spéculation se fait la même année. S’est ainsi banalisée, pour notre malheur à tous, une mentalité de « malheur aux vaincus », autorisant la constitution d’une aristocratie néo-féodale de l’argent, disposant d’un pouvoir absolu sur nos vies.

Nous sommes arrivés à un moment où un choix doit se faire : soit la logique du profit, soit la survie de l’espèce. Car la logique du profit interdit sans aucun doute la survie de l’espèce au-delà de deux ou trois générations, ce qui représente soixante à quatre-vingt-dix ans.

Les médias alertent-ils suffisamment sur cette menace ?

Paul Jorion : Nous devons réfléchir dans un cadre plus général. La question que nous devons nous poser est la suivante : Que faut-il pour connaître la vérité ? Qui interroger ? Le souvenir de l’URSS, autrefois, nous indique la voie : lorsque nous voulions connaître la vérité sur ce qui se passait de l’autre côté du « rideau de fer », nous nous adressions à leurs dissidents politiques, pas aux académiciens. Monsieur Bronislav Geremek était pour nous un interlocuteur crédible qui pouvait nous informer de ce qui se passait vraiment en Pologne : nous n’allions pas demander son avis à un représentant de l’Académie des sciences polonaise. Mais dans son propre pays, quel crédit accorde-t-on à ses propres dissidents, véhicules de la vérité de ce qu’on est véritablement ? La cécité est hélas généreusement partagée et de toutes les époques !

Que vous a appris votre expérience pour faire connaître vos idées ?

Paul Jorion : À une certaine époque, je me suis penché avec application sur l’histoire des sciences, ce qui m’a permis d’écrire Comment la vérité et la réalité furent inventées ? J’ai pu constater que les vérités avancent indépendamment les unes des autres, elles ont chacune leur propre vitesse de propagation. Un auteur ne peut qu’observer avec patience le fait que ses idées gagnent du terrain et colonisent les esprits.

Il est toujours possible de jouer des rôles différents dans la société civile : on peut devenir académicien et parler au nom de l’Académie, on peut entrer en politique, etc. Quant à ses idées, il faut les défendre et quand on vous offre la parole, la prendre. John Maynard Keynes disait qu’en répétant inlassablement une vérité, elle finirait par s’imposer. Il a été naïf selon moi quand il a dit cela. Il s’est, hélas, trompé : la vérité a des ennemis puissants, les puissances d’argent qui disposent des moyens de faire que la vérité soit ce qu’elles pensent, aussi grotesque que cela puisse être !

Propos recueillis par Isabelle Didier, Philippe Raynaud

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  1. Mes yeux étaient las, bien plus que là, juste après l’apostrophe : la catastrophe.

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