Billet invité.
Marcel Mauss (1872 – 1950) souligne à quel point dans les sociétés archaïques les faits dénoncent l’interprétation occidentale de leurs prestations économiques : exemple, Franz Boas (1858 – 1942) interprète le potlatch en termes de capital, d’intérêt, de prêt, de plus-value. Or, il suffit de remplacer l’idée « d’accumuler » par celle de « donner » pour créer une dialectique inverse de celle de l’économie capitaliste. Boas ne le voit pas et ne peut l’imaginer. Mauss dénonce son contresens, mais ne construit pas une nouvelle théorie : il se contente de remplacer quelques mots dans le compte-rendu de Boas pour que toute l’économie prenne un sens nouveau, cependant, il laisse parler les faits à ceux qui voudront les entendre.
Mauss est sensible à la référence “indigène”, le mana, puissance omniprésente entre les donateurs et entre les choses données, obligation morale qui enchaîne donner, recevoir et rendre, précise-t-il. Mais il ne donne d’autre nom à cette puissance spirituelle qui s’impose comme le “roc” sur lequel sont bâties les sociétés humaines, que celui d’âme.
Le mana n’est pas un signifié, mais plutôt le sens qui se communique à tout signifié. Il naît, observe encore Mauss, à la croisée de “cohésions et de séparations”, d’“unions et de divisions” sociales.
C’est en se référent à une leçon d’un sage maori qu’il précise cette notion de mana. Tamiti Ranaipiri observait que lorsqu’il recevait un don et redonnait à un autre, si celui-ci lui redonnait quelque chose, il se sentait lui, Tamiti Ranaipiri, obligé de redonner au premier donateur.
Marcel Mauss interprète la leçon de Tamiti Ranaipiri comme une illustration de l’obligation de rendre. Il soutient que la réciprocité obéit à une conscience commune aux deux parties (A et B) qui se traduit par la reconnaissance mutuelle de cette obligation, représentée par le troisième personnage (C) dans la mise en scène de Tamiti Ranaipiri. Cependant, comme l’a observé Marshall Sahlins, il eut suffi à Tamiti Ranaipiri de commenter un mouvement des dons A –> B –> A pour rendre compte de cette réciprocité. Or, Tamiti Ranaipiri prend comme référence A –> B –> C , C –> B –> A. Il y a donc, dans ce mouvement, une structure ternaire et une symétrie bilatérale qui redouble la structure ternaire en la transformant en deux triades inverses.
La reproduction du don paraît suffisante à Marcel Mauss pour expliquer le retour du don, c’est-à-dire la réciprocité simple, le face-à-face ou encore l’alliance. Mais il y a peut-être plus ! Dans la structure décrite par Tamiti Ranaipiri, le personnage intermédiaire est dans la situation de recevoir et de donner, comme chaque partenaire dans une structure de face-à-face, bilatérale, mais de surcroît en position intermédiaire entre eux.
Comme dans la réciprocité binaire A –>B –>A, les deux opérations antagonistes de donner et recevoir de la structure ternaire A–> B –> C engendrent une double conscience en B qui donne sens aux deux opérations antagonistes de donner et recevoir. Mais dans cette structure ternaire, chaque partenaire est sans vis-à-vis qui lui renverrait une image de sa double conscience de donateur et de donataire. Sa conscience est bien double, mais elle doit se reconnaître sans le secours d’aucune image. Elle ne peut s’appuyer que sur elle-même. C’est pourquoi la structure ternaire est la matrice de l’individuation du Sujet. De surcroît, celui-ci doit répondre de tous les autres comme des semblables qui donnent d’un côté et reçoivent de l’autre, sous peine que le cycle ne soit interrompu, et que leur sentiment ne soit amputé de la conscience de recevoir. Le sentiment d’humanité qui émerge de la double conscience de donner et recevoir devient alors le sentiment de responsabilité.
Dès les origines, c’est-à-dire dès la constitution de la première structure de parenté, cette réciprocité ternaire apparaît simultanément avec la réciprocité binaire, celle de l’alliance matrimoniale : c’est la filiation où chacun est l’intermédiaire entre deux autres, à la fois fils et père, ou mère et fille.
Lorsque cette structure ternaire est généralisée et qu’elle est associée à une symétrie bilatérale, la prestation initiale (dans l’exemple de Tamiti Ranaipiri : le don) revient par le même chemin. Aussitôt, chaque protagoniste est dans la nécessité d’équilibrer les prestations qui vont dans un sens et celles qui vont dans l’autre. Le sentiment de responsabilité devient le sentiment de justice. C’est bien ce que dit Tamiti Ranaipiri lorsqu’il met en évidence la genèse de la valeur dans la structure de réciprocité ternaire généralisée.
« Or, je donne cet article à une troisième personne qui, après qu’un certain temps se soit écoulé, décide de rendre quelque chose en paiement (utu) ; il me fait présent de quelque chose (taonga). Or, ce taonga qu’il me donne est l’esprit (hau) du taonga que j’ai reçu de vous et que je lui ai donné à lui. Les taonga que j’ai reçus pour ces taonga (venus de vous), il faut que je vous les rende. Il ne serait pas juste (tika) de ma part de garder ces taonga pour moi, qu’ils soient désirables (rawe), ou désagréables (kino). »[1]
Si la responsabilité et la justice sont les sentiments qui témoignent de l’individuation du sujet produite par la réciprocité ternaire généralisée, elles sont connues de tout le monde dès l’origine, et sont promues au rang de valeurs universelles dans la société de marché… de réciprocité [2].
[1] Cité dans Marcel Mauss, Essai sur le don, Sociologie et Anthropologie (1923), PUF, 1991.
[2] Cf. Dominique Temple (2014) Apologie du marché.
C’est la méthode descendante (top-down) : avec un LLM en arrière-plan de chaque personnage, répliquant dans chaque instance, un humain…