Billet invité. Ouvert aux commentaires.
Un candidat antisystème pourrait-il sauver l’écosystème ? C’est loin d’être évident tant les mécanismes de la bureaucratie divisée en multiples strates au sein d’un millefeuille tout puissant sont incompatibles avec l’approche holiste et humble de toute analyse écologique qui révise continuellement la hiérarchisation des priorités pour entretenir une biodiversité en fonction de l’évolution des milles paramètres subis. Le cauchemar de la gestion du marais poitevin est la caricature de ce que même une ministre de l’écologie ne peut pas faire. L’entretien écologique d’un site se fait en réponse à des conditions locales qu’aucun jacobinisme ne mettra en équations, encore moins en décrets.
Il est de bon ton pour un candidat à une élection de tenter de se démarquer du prédécesseur en prétendant mieux gérer un « système » qui aura abouti à la situation dénoncée. Mais il est délicat d’être plus précis. De quel « système » une candidature peut-elle se prétendre « l’antisystème » ? Certes par le passé, des élections ont pu être faussées par des manœuvres déloyales. Et force est de constater que ces pratiques ont dévalué la représentation démocratique qu’il s’agisse d’élections dans les partis politiques, les syndicats ou ailleurs. Et que même lorsqu’un referendum national disait « Non », quelques tours de passe-passe politiciens et administratifs suffisent à le muter en « Oui ». Tant qu’il ne sera pas possible de dénoncer et de corriger ces privilèges, il sera plus difficile de faire croire que démocratie, citoyenneté et république aient du sens.
Tocqueville avait souligné que bien des situations et des privilèges d’anciens régimes se sont maintenus par-dessus les révolutions du fait des lourdeurs conservatrices de la société. Paul Jorion estime que c’est le capitalisme, idéologie et religion maîtresse du monde, qui est responsable des pathologies écologiques qui s’accumulent sous nos yeux et nombreux sont ceux qui partagent cette hypothèse de travail. Il est pourtant une structure particulièrement conservatrice qui est peu prise en compte alors qu’elle est autant représentée dans le public que dans le privé, c’est la bureaucratie.
Les millefeuilles administratifs sont des structures conservatrices qui résistent à bien des vicissitudes. Sont-ils alors capables d’accompagner une « révolution écologique » ou au contraire sont-ils conçus et organisés pour ne pas répondre à cette urgence tandis que « le monde brûle » et que « nous regardons ailleurs » ? Dans ce cas quel candidat, quelle nouvelle constitution sauront réguler un millefeuille administratif plus conservateur encore que le capitalisme !
La gestion du Marais poitevin accumule les contradictions, étouffée par des dizaines d’organismes publics et privés, tirant à hue et à dia, là où une gestion holistique est indispensable. Qui plus est, la gestion devrait incorporer les espaces maritimes de son bassin versant car ils sont également soumis aux erreurs de régulations terrestres de saison en saison. Les sous-systèmes locaux et régionaux reçoivent des ordres contradictoires et personne n’a l’autorité suffisante pour retrouver une cohérence holistique sans laquelle l’écologie n’est que puzzle incompréhensible.
Il se trouve qu’il existe un candidat antisystème qui vient d’être élu à la présidence d’une démocratie de référence, Donald Trump. D’entrée de jeu, mieux que ses prédécesseurs et collègues à travers le monde, ce président a su mettre des mots sur des pratiques largement partagées mais contraires aux fondamentaux de la Démocratie, de la République et des Lumières : il conte des « faits alternatifs » et détruit en peu de mots deux siècles de construction démocratique patiente à l’aide de « vérités alternatives » qui correspondent à sa propre religion ou idéologie, foin de toute réflexion approfondie. Nul n’avait osé conceptualiser, théoriser ou essentialiser des concepts et des idées aussi peu « factuels ». Son prédécesseur G. W. Bush s’était contenté d’écrire l’Histoire, avec une grande hache, selon son point de vue personnel dénommé « celui du vainqueur », à l’aide de mensonges. D. Trump a fait un grand pas de plus dans cette direction et il va être délicat de faire marche arrière.
Sociologues, philosophes et intellectuels aiment à souligner que la Démocratie reste un concept en devenir et qui doit donc progresser. Frédéric Worms compare la démocratie à un organisme vivant et comme tout être vivant, elle subit des tensions internes et externes qui la maintiennent en plus ou moins bonne santé ; elle est aussi susceptible de subir des affections ou des pathologies qu’il faut prendre au sérieux, savoir traiter et même prévenir. Toutes populations animales et végétales subissent des lois naturelles et des fluctuations de résistance qu’il faut accompagner afin de prévenir les situations de stress : c’est de la prophylaxie. Tout agriculteur ou éleveur respecte ces programmes pour renforcer la santé de l’écosystème et de ses protégés, et travailler de manière fiable et durable. Ne peut-on pas envisager que démocratie et écologie, régies par un ensemble de lois naturelles et humaines, répondent aux mêmes précautions et mêmes exigences ?
Mais les meilleurs systèmes administratifs souffrent d’une incapacité d’autocritique et d’appréciation de l’efficacité de leurs résultats, faute de savoir prendre du recul sur leur activité. Or tout système vivant évolue et s’use, ce qui épuise plus ou moins vite son efficacité selon les conditions d’exploitation et les dérives internes tolérées. Joseph Tainter, anthropologue de l’histoire, constate l’effondrement de civilisations à travers le monde et les âges, et il les attribue à une complexité croissante des tâches administratives que la bureaucratie qui a assuré leur succès au début, dépassée par ses propres contradictions et faute de savoir se corriger, devient progressivement incapable de maîtriser.
En analysant des catastrophes de Challenger (1986) et de Columbia (2003), Diane Vaughan constate qu’il ne s’agit pas « d’accidents » mais de « fautes professionnelles et d’erreurs cumulées de gestion », issues de l’organisation du travail au sein de la NASA. Les titres de ses publications résument sa dénonciation : « Les effets des systèmes : au sujet des dérives incontrôlées, de modélisations inopportunes et de l’apprentissage à partir des erreurs. » (2005) ; « Le côté obscur des organisations ; fautes, méconduites et désastre » (in Annual Review of Sociology, 25 (1999) : 271-305). Il existe sur ce thème des dizaines de rapports et de documents officiels qui constatent les ratés par « aveuglement interne et officiel » des bureaucraties privées ou publiques qu’elle regroupe sous le concept de « Normalisation de la déviance ». En France, le témoignage de l’historien Marc Bloch sur les causes de l’effondrement de la France en 1939/40 (L’étrange défaite) participe de cette approche. Jean François Deniau ne dit pas autre chose quant à l’entrée en guerre de 1870 puis de 1914 (« Le mépris enthousiaste de la réalité », dans « Le bureau des secrets perdus 1998 »). Michel Crozier avait déjà signalé le côté pathogénique puis pathologique de bien des situations bureaucratiques et leur incapacité à s’auto-réformer. Tous ces auteurs constatent que ce sont des dérives chroniques tolérées, partagées un temps, puis cumulées, qui construisent des situations catastrophiques qui attendent d’être révélées par quelque « stress » extérieur. Les crises financières de notre époque relèvent des mêmes pratiques.
Certes l’anthropologie comme l’épidémiologie constate l’étiologie multifactorielle de toute fonction ou dysfonction. L’origine d’un dysfonctionnement subtil est difficile à qualifier avec précision ; il peut évoluer selon une succession métabolique qui commence par une pratique utile et coopérative ou « saprophyte » vers un processus « opportuniste », avec parfois une tendance « parasite ou pathogénique », qui peut devenir par répétition, « pathologique » voire « épidémique » selon le terrain et les résistances locales. Ces termes issus de la microbiologie décrivent une évolution fréquente de bactéries communes. Ces germes contribuent à épurer les déchets, complétant ainsi le cycle de toutes matières organiques (Pasteur), mais quand l’environnement se modifie (augmentation de la densité des populations animales ou végétales, carences nutritives, etc.), certaines souches se spécialisent, deviennent de plus en plus efficaces par opportunisme et s’attaquent à des organismes affaiblis (pathogènes légers ou chroniques) puis par mutation et sélection deviennent en quelques semaines ou mois, des germes capables de se transmettre à d’autres organismes.
Les pathologies qui sévissent dans les écosystèmes aquatiques marins (mortalités conchylicoles multiples, perte de biodiversité, marées vertes ou rouges) et d’eau douce (proliférations d’algues bleues toxiques) en France et dans le monde entier (croissance continue des zones de mers mortes) suivent ces schémas évolutifs. Ce sont certes des dérives d’étiologie multifactorielle mais leur étiologie est avant tout « sociétale » du fait du non-respect des lois et des techniques sanitaires élémentaires ou par transgression de lois, de décrets sanitaires et administratifs non appliqués par ceux-là mêmes qui sont censés les faire respecter. Sans se rendre compte des erreurs en cours, tous finissent par « tolérer et multiplier des insuffisances factuelles et les considérer comme normales ». Cette expression revient à plusieurs reprises dans les enquêtes sur Challenger et sur Columbia car elles expriment le manque de professionnalisme de « responsables » à tous les niveaux. Par esprit de groupe et d’entre soi, il se construit dans le secret des clans, des excuses à tous les niveaux des échelles de responsabilité, jusqu’à ce que la catastrophe survienne. Tous les acteurs impliqués dans l’activité sont donc aussi responsables les uns que les autres des tragédies en cours et à venir. Comme nul ne fait d’autocritique « pour conserver son statut », en conchyliculture cela fait 150 ans que ça dure.
Ces pathologies écologiques d’étiologies multifactorielles et partagées deviennent de plus en plus fréquentes à travers le monde mais aucune administration, ni politique ne les prennent au sérieux avant un désastre. Il paraît douteux qu’aucun candidat n’entreprenne de tels travaux dignes d’un Hercule moderne. Les mécanismes sociétaux et administratifs en jeu sont similaires à ce que décrit Diane Vaughan, mais la survie des animaux suit des lois plus exigeantes car simplement « naturelles ». Aucune posture, aucun consensus, compromis ou atermoiement ne corrigeront les manquements des acteurs. La disparition d’entreprises artisanales fait moins de bruit que l’explosion de Challenger. La présence de bactéries ou virus est normale et leur prolifération ainsi que celles d’algues toxiques ne font que profiter d’une situation écologiquement dégradée. La seule manière d’en limiter l’impact et de les prévenir est de réviser puis de restaurer la santé de l’écosystème dans son entier. Y-a-t-il quelqu’un qui soit en charge de ce problème d’intérêt général ? Ne pas respecter quelques lois écologiques fondamentales accélère le passage à la phase microbienne et le quotidien de l’éleveur consiste à en ralentir l’arrivée !
Anthropologues et sociologues ont constaté l’effet structurant et régulateur (esprit de corps, de clan) qu’exerce un système sur le comportement des individus qui le constituent. Qu’il s’agisse de groupes privés ou publics, une bureaucratie les structure et les fait vivre et en constitue un « corps » qui s’affranchit de l’intérêt général pour mieux organiser sa propre promotion et ses intérêts particuliers. Aujourd’hui, dans la mesure où au niveau politique le plus élevé, c’est l’intérêt des entreprises qui priment, il va devenir de plus en plus difficile de faire valoir ce qui serait « l’intérêt général » de citoyens dispersés. Chacun sait ce qu’il lui reste à faire pour faire avancer une cause d’intérêt général : s’organiser en groupe d’intérêt !
Dans ce blog, Philippe Soubeyrand a souligné combien la situation climatique mondiale est grave et s’aggrave de jour en jour, lourde de catastrophes déjà enclenchées. L’anthropologue aussi annonce des temps difficiles et souligne que les efforts des « colibris » ne suffiront pas à changer quoi que ce soit. Il faudrait au moins des autruches, voire des manifestations de troupeaux d’autruches, pour faire bouger l’inertie des « systèmes politiques ». De manière empirique, tant qu’on n’est pas capable de résoudre des problèmes locaux, techniquement peu complexes mais enlacés dans un champ administratif inextricable qui en ignore les mécanismes structurants, dénoncer des problèmes multinationaux est perte de temps. Par contre, après une démonstration réalisée à une échelle de centaines ou de milliers d’hectares, il devient possible de passer à une échelle supérieure. Même si cela ne ralentira en rien la fonte des glaces, cette meilleure connaissance du terrain permet d’affronter et prévenir certaines catastrophes avec efficacité et confiance.
La question d’actualité est donc : un candidat à l’élection présidentielle « antisystème » dispose-t-il de l’autorité et des engrenages indispensables pour sauver l’écosystème ? Il est de bon ton dans un document traitant de la bureaucratie de citer Max Weber qui prévient qu’une « société dominée par des organisations imbues d’une autorité politisée légalisée» (= bureaucratie) souffrira de conséquences négatives ». Ce pessimisme wébérien a été confirmé par maints auteurs. On peut constater qu’il existe un côté obscur et secret des bureaucraties qui d’une part ne participe pas au processus citoyen démocratique et qui ne sont pas conçues pour embrasser les problèmes écologiques de manière holiste. A l’heure où les politiques se sentent plus proches des marchands du temple par nécessité « pragmatique » et que les citoyens développent une « sensibilité écologique » pour mieux vivre, un candidat antisystème devra dépenser beaucoup d’énergie pour défendre notre écosystème et repenser les responsabilités des systèmes administratifs et écologiques qui appartiennent à des mondes culturels si différents.
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