Billet invité.
D’aucuns auront peut-être remarqué que, jusqu’à présent, nos petites chroniques chinoises ont, à l’exception de quelques remarques incidentes ici ou là, évité d’aborder de front un sujet pourtant ô combien spécifiquement chinois : le taoïsme. C’est un gros morceau et il est assez coriace dans la mesure où le mot recouvre des éléments de philosophie, de religion et de croyances populaires plus disparates et confus que sagement ordonnables sous un même chapitre. Nous choisissons donc pour nous en approcher (enfin) un chemin un peu buissonnier voire touristique : celui qui va nous mener en excursion au Mont Taishan (Shandong).
Réglons d’abord encore une fois son compte au mot « tao » en le déshabillant de la majuscule et du fatras mystico-fantasmagorique dont il se charge, vogue du new age aidant, en passant tel quel dans les langues occidentales. Il n’a rien d’ésotérique, c’est un mot de la langue courante, que les Chinois voient tous les jours sur les plaques de rues ou les panneaux d’autoroutes puisqu’il signifie fort prosaïquement « rue », « route » ou « voie ». Quand il est employé dans le contexte auquel nous nous intéressons ici, il prend le sens de « mise en marche » : « Un yin, un yang, voilà ce qui met en marche« , autrement dit ce qui fait que l’échange permanent Ciel/Terre est activé et que l’univers peut se mettre à fonctionner. Disons aussi d’entrée de jeu que la question « Etes-vous taoïste ? » plongera l’interlocuteur chinois contemporain dans une grande perplexité et gageons qu’il ne saura quoi répondre faute de comprendre à quoi une telle question entend faire référence.
Utilisons donc un subterfuge pour approcher cette notion de la façon la plus concrète possible. Ce subterfuge présente l’avantage d’avoir trois millénaires d’existence et, étant une référence commune à la totalité des Chinois, de faire l’unanimité parmi eux. On se souvient que, dans la cosmogonie chinoise, la vie des « dix mille êtres » dépend étroitement de l’harmonie à laquelle président les échanges réciproques du ciel et de la terre et que l’univers ne se conçoit qu’orienté selon les cinq directions (les quatre points cardinaux et le centre) qui, faisant alterner les saisons, assurent la conformité régulée du déroulement temporel « sous le ciel« . Dans cette figuration de l’espace-temps au niveau du vivant, les montagnes jouent un rôle privilégié : non seulement, elles pèsent de tout leur poids pour empêcher la terre de trembler et les fleuves de déborder, mais leurs sommets, par leur fonction d’« assembleurs de nuages« , dispensent autour d’eux les pluies fertilisantes dont les cultures ont besoin. Leur rôle va bien au-delà de la météorologie stricto sensu puisqu’elles assurent la liaison yin/yang à la manière de « sourceurs » d’énergie et de « générateurs » d’alimentation en continu. En relation étroite avec les cinq directions, la Chine archaïque a désigné cinq montagnes qui leur sont associées : ce sont les « cinq montagnes sacrées » (Pics du centre, du nord, de l’est, du sud et de l’ouest). Très tôt, l’une de ces montagnes s’est retrouvée en position dominante ; ce n’était pas la plus haute (altitude modeste de 1545 m), mais celle qui, située le plus à l’est, recevait en premier les rayons du soleil de l’aube. Son prestige s’est aussi trouvé renforcé par sa situation (actuel Shandong), à la frontière des principautés de Qi et de Lu à l’époque des Hégémonies, autrement dit à une volée de flèche du lieu de naissance de Confucius (Qufu). Ce Pic de l’Est ou Mont Taishan (littéralement « Mont suprême ») est donc devenu dès l’antiquité un lieu sans équivalent, doté d’une aura et d’un prestige qui restent très prégnants encore aujourd’hui.
Cette montagne emblématique, qui fait l’objet d’un culte ininterrompu depuis trois mille ans, peut être considérée, et c’est en cela qu’elle nous intéresse, comme le conservatoire et le résumé de toutes les croyances religieuses qui s’y sont rencontrées, incorporées et amalgamées. Elle réalise en effet la synthèse des multiformes croyances populaires et du culte impérial officiel. A partir du premier empereur Qin Shi Huangdi qui s’y rendit en 219 av. notre ère, le lieu est entré dans une relation étroite avec la fonction impériale : beaucoup d’ empereurs s’y sont rendus en pèlerinage officiel au moins une fois au cours leur règne pour y confirmer leur lien direct avec le Ciel (et ainsi « recharger leur batterie céleste ») en y célébrant le sacrifice solennel « feng« , cérémonie d’actions de grâce où la montagne devenait le messager chargé de dépêcher vers le Ciel les tablettes de jade gravées des remerciements impériaux. Le but était, comme pour les sacrifices annuels sur l’Autel des Bonnes Moissons mais à la puissance 100, d’assurer la permanence des flux d’énergie en circulation depuis le ciel en direction de la terre, source du bon fonctionnement de l’Empire et du règne continu de l’harmonie.
Le Taishan n’est pas seulement un mont sacré, il est lui-même un dieu. Dans la mesure où il reçoit les premiers rayons du soleil, il est associé à l’élément « yang » (dans l’idéogramme « yang » figure la représentation du soleil), la croyance populaire l’a donc assimilé à la « source inépuisable de toutes les naissances » et en a fait le point de départ de toute vie. La montagne est censée contenir dans ses flancs toutes les existences à venir et sa responsabilité est si lourde que la mythologie lui a donné une « fille » qui est son auxiliaire zélée dans la fonction de « donneuse d’enfants » (mâles de préférence) : la princesse Bixia (Princesse des Nuages bigarrés) dont le temple est l’un des plus imposants et des plus honorés du Taishan et qui, dans toute la Chine septentrionale au moins, fait directement concurrence dans ce rôle au Boddhisattva Guanyin. Déjà célébré comme lieu emblématique par Confucius qui en fit l’ascension en voisin et énonça que « le monde vu d’en haut [était] bien petit« , c’est surtout sous les Song, à l’époque qui érigea le néoconfucianisme en doctrine d’Etat, que le Taishan se vit offrir du galon. Déjà nommé « Roi égal du ciel » par l’empereur Xuan Zong des Tang en 725, c’est sous l’empereur Zhen Zong des Song qu’en 1010 il accéda au titre suprême d’ « Empereur égal du ciel, bon et saint« . En 1291 la dynastie des Yuan (mongole) voulut s’attirer ses bonnes grâces en renchérissant par « Empereur égal du ciel, grand protecteur de la vie, bon et saint« , mais l’empereur Tai Zu des Ming coupa court à toutes ces redondances honorifiques à rallonges en 1370 pour un sobre « Mont Tai, Pic de l’Est« . C’est sous cette appellation sans fioritures que lui furent alors érigés des temples appelés « Dong Yue miao » à Pékin et dans de nombreuses villes de l’empire. Nous y reviendrons.
Nous mesurons déjà à ce stade de notre promenade combien le Taishan brouille les pistes : sanctuaire des plus anciennes croyances de la Chine, c’est très logiquement qu’il est étiqueté « lieu de culte taoïste » et desservi par des « daoshi » (clergé taoïste). Mais nous venons de constater qu’il doit beaucoup de son prestige au confucianisme des Song et si nous ajoutons que, dès les deux premiers siècles de notre ère, la croyance au retour des morts vers le Taishan pour leur comparution devant les juges des tribunaux infernaux l’a « contaminé » de bouddhisme, nous toucherons du doigt l’empilement des strates et l’interpénétration permanente des religions si caractéristiques de la Chine.
L’ascension du Taishan, 6660 marches qui mènent ni plus ni moins qu’au Ciel lui-même, figure encore aujourd’hui au palmarès des actions imprescriptibles à accomplir une fois dans sa vie par l’ « homme de bien ». Cette démarche, à la fois sportive et purificatrice, sert en effet de pierre de touche pour juger de l’authenticité des valeurs auxquelles l’individu adhère. Y passer la nuit dans le froid pour assister aux premières lueurs du lever du soleil est une garantie d’abnégation et vaut certificat de haute moralité. Le Mont Tai est la référence absolue en matière de grandeur et de vertu. A ce titre il hante le discours des lettrés et les formules de politesse ritualisées : quand un lettré en rencontre un autre qu’il ne connaît pas, si l’échange des cartes de visite le renseigne sur le grade (même légèrement) supérieur de son vis-à-vis, il plongera en prosternations répétées en s’excusant mille fois : « Pardonnez à votre humble élève qui n’avait pas reconnu le Mont Tai ». Car le Mont Tai en impose : d’altitude médiocre, il se dresse néanmoins vigoureusement au dessus d’une plaine alluviale et offre à son sommet un panorama particulièrement vaste. Sa ressemblance avec l’Empereur, seul à pouvoir tutoyer le Ciel, a dû de tous temps frapper les esprits. Les sanctuaires qu’il abrite et les nombreuses et monumentales inscriptions commémoratives des visites impériales ont, au fil du temps, fait le reste en matière de prestige. L’empereur Zhen Zong des Song, déjà cité, fit beaucoup pour la popularité du pèlerinage en se rendant de sa capitale Kaifeng au Taishan en grande pompe (1010) afin d’y célébrer un personnage qu’il venait deux ans plus tôt de rehausser le grade dans la hiérarchie de la mythologie impériale pour redorer son prestige et ranimer un « mandat céleste » qui battait de l’aile après une défaite contre les Toungouses : « l’Auguste de jade » (Yuhuang dadi). Cette divinité au statut assez vague lui avait, affirma-t-il, envoyé une lettre, qu’il exhiba, pour l’assurer de ses faveurs et demander à être l’objet d’un culte. Le panthéon taoïste avait l’« élasticité » idoine pour l’adopter et le doter immédiatement d’une biographie et de toute une lignée familiale. En tant qu’empereur, il eut bien sûr la haute main sur l’ensemble des grands ministères et de tous les hauts fonctionnaires de la bureaucratie céleste. C’est ainsi que l’Auguste de Jade fut ex nihilo flanqué d’épouses, filles et neveux tous offerts à la dévotion du peuple et qu’il régenta les ministères du Vent, du Feu, de la Variole, de la Guerre, des Exorcismes, de la Littérature… etc. Il se devait d’avoir un temple à la hauteur de ses fonctions illimitées : c’est donc au sommet même du Taishan que Zhen Zong procéda en 1010 à son inauguration.
Des temples, sanctuaires et monuments commémoratifs, le sinologue français Edouard Chavannes en recensa 252 dans l’ouvrage qu’il consacra au Taishan en 1910. Comme toujours en Chine, l’ensemble procède d’un aimable fouillis et d’un salmigondis où chacun reconnaîtra les siens. Si le taoïsme y est dûment représenté d’emblée par la coloration générale très « naturiste » du lieu où rochers, ravins et arbres vénérables jouissent d’un statut véritablement « divin », le panthéon proprement dit est plus « œcuménique » : ont droit à des sanctuaires ou monastères Laozi, l’immortel Lü Dongbin, la Reine mère d’Occident (Xi wang mu) et la déesse de la Grande Ourse (Dou mu gong) qu’on peut estampiller « taoïstes » bon teint, mais ils ont pour voisins un temple de Confucius (érigé en 1714) et un temple à Guandi, le fameux Guanyu, héros de la geste des Trois Royaumes, tellement populaire et lié à la vie quotidienne qu’il serait sacrilège de l’enrôler sous la bannière d’une religion plutôt qu’une autre ! Malgré l’absence de Çâkyamuni, le bouddhisme a été invité lui aussi à s’y manifester discrètement par la présence du « Sûtra du Diamant » gravé dans la pierre. Ce n’est donc pas sur le Mont Tai qu’il est envisageable de dégager un taoïsme « chimiquement pur », en revanche on y entrevoit, nous semble-t-il, pourquoi la question « Etes-vous taoïste ? » prend de court l’interlocuteur chinois…
Nous avons promis de revenir aux temples appelés « Dong Yue miao » (temples du Pic de l’Est) dont Pékin et les grandes villes chinoises se sont dotées à partir de la dynastie des Ming. Tous sont bâtis sur le même modèle : outre les salles du temple proprement dit où sont honorées les statues des Trois Purs et/ou de l’Auguste de Jade et où les desservants taoïstes rédigent des talismans et des « papiers-charmes » à la demande des fidèles, comme dans tous les temples taoïstes, un Dong Yue miao présente la particularité d’une vaste cour rectangulaire comportant latéralement 75 petites salles ouvertes offrant au visiteur la vision des châtiments des 18 Enfers, tous plus horribles les uns que les autres, qui attendent les voleurs, les prévaricateurs, les parjures, les escrocs, les faussaires… Plagiant ouvertement le bouddhisme (un certain bouddhisme populaire chinois) qui s’est toujours régalé à détailler les atrocités promises à ceux qui ont un mauvais karma, le culte du Pic de l’Est s’est spécialisé dans cette manière plutôt rudimentaire de moraliser la vie publique. A franchement parler, la promenade au fil des 75 salles a tout de notre bon vieux « train fantôme » de la Foire du Trône ! Le Dong Yue miao de Pékin a été restauré en 2008 pour les J.O. et, si les suppliciés en plâtre ne valent pas le détour, la cour très spacieuse et très calme offre toute la sérénité souhaitable pour honorer de très vieux arbres « canonisés » et un bel ensemble de stèles. Les Dong Yue miao jouaient un rôle très important dans la Chine impériale : ils servaient de siège social à de nombreuses corporations de commerçants qui avaient tout intérêt à effrayer leurs créanciers et à prévenir leurs clients qu’il fallait marcher droit ! Ces corporations y offraient aussi des festivités, en particulier au Nouvel An, et finançaient une bonne partie des pèlerinages dont le temple était le point de départ. L’un de ces pèlerinages était celui du Mont Tai (Pic de l’Est) lui-même, mais à Pékin on lui en substitua vite un autre plus proche donc plus accessible à des foules nombreuses : la montagne de plus de 1000 m la plus proche de Pékin (une soixantaine de km), le Miaofengshan, fut choisie comme montagne de substitution et c’est tout naturellement qu’on la dédia à la fille du Mont Tai, la Princesse Bixia et que la confrérie des marchands de thé s’offrit à gérer l’organisation du pèlerinage annuel chaque printemps. Depuis un peu plus de deux décennies la tradition a repris vigueur et le Miaofengshan connaît à nouveau une grosse affluence de touristes ? de curieux ? de pèlerins ? Difficile à trancher puisque, de toutes façons, tous brûleront là-haut le plus de cierges et d’encens possible…
Note :
On peut, en suivant le lien, regarder un film-reportage sur le pèlerinage au Miaofengshan. Il s’agit d’un document réalisé vers 1920 par Sydney D. Gamble
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