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À un mois de l’élection française, les propositions des candidats ne font pas face aux enjeux d’aujourd’hui. Tous les signaux passent au rouge, annonçant de nouvelles crises financières et écologiques, et pourtant, aucun des postulants ne semble vouloir faire cet effort de lucidité, indispensable à la survie de l’humanité. Aucune proposition ne remet en question significativement l’activité humaine, ce qui donne peu d’espoir d’inscrire la destinée de l’Homme dans le temps.
Au contraire, les candidats semblent multiplier les diversions et les fausses mesures, et éparpiller leurs options, dans l’espoir de recueillir des suffrages. Le clivage droite gauche explose. À l’étranger, les mêmes attitudes de fuite ont conduit des candidats « exotiques » au pouvoir, à l’exemple de Donald Trump aux USA, un homme dont les postures peuvent d’ores et déjà se comparer à celles de Mussolini.
L’électeur lui-même est perdu. Il se trouve dans la même situation que le citoyen de la fin des années 1930, lorsque faisant face à la crise économique, une partie de l’Europe s’était focalisée sur le « péril juif ». Aujourd’hui, l’opinion s’est lassée des mesures conventionnelles de lutte contre le chômage. Elle est choquée par la mondialisation, et elle réclame de nouvelles propositions plus radicales, souhaitant en finir avec l’impuissance politique. Mais au lieu de s’en prendre aux abus de la finance, et au cadre ultralibéral de l’économie, qui sont les véritables causes de ses malheurs, elle se livre comme dans les années 30 à de fausses analyses. Les candidats en campagne y font écho, en proposant des mesures inutiles, parfois extravagantes. Dans ce contexte, toutes les diversions semblent bonnes à proposer à l’électeur, du moment qu’on ne touche pas au principal.
Diversion la sixième République. En France, il n’y a pas de problème institutionnel, contrairement à d’autres pays comme l’Italie. Se doter de nouvelles institutions est lourd, très consommateur de temps, et d’énergie politique. Les problèmes sont économiques, financiers, internationaux… Qu’apporteraient de nouvelles institutions ?
Diversion le retour au service militaire, une mesure à ranger dans la catégorie « il ne veulent pas bosser, on va les mettre au pas », mesure autoritaire, inutile, et coûteuse1, stigmatisant les jeunes, car on ne fait pas le service militaire à 50 ans.
Diversion la diminution du coût du travail. Les entreprises, en dégageant des bénéfices supplémentaires, obtiennent alors des marges de manœuvre pour autofinancer des machines remplaçant l’homme, ou une délocalisation. Les exemples sont nombreux, montrant que les bénéfices des entreprises ne les empêchent pas de licencier.
Diversion les 32h de travail payées 35, ou plus généralement, toute mesure augmentant le coût horaire du travail. Dans un contexte de délocalisation, de disparition d’emplois et de robotisation, réduire la durée du travail sans réduction de salaire le renchérit, et incite à faire disparaître le travail humain. Au 20ème siècle, les tracteurs ont remplacé les chevaux. Au 21ème siècle, c’est au tour du travail des hommes de disparaître2. Rien ne pourra stopper cela.
Diversion le revenu universel. Cette mesure pourrait certes faire diminuer la tension dans les quartiers, là où l’absence de revenus incite à se livrer à toutes sortes d’activités criminelles. Cependant, la mesure n’aurait qu’une utilité marginale, dans un environnement bombardé de messages publicitaires, entretenant une aliénation aux marques et au luxe.
Diversion la libération du prix des loyers, censée relancer le secteur du logement. On devine dans cette diversion, la défense du lobby des propriétaires. Une telle mesure n’aboutirait qu’à accentuer les divergences entre quartiers pauvres et quartiers riches. Elle n’aurait pour effet que de limiter la mixité sociale. À cet égard, c’est une diversion de droite, que l’on peut rapprocher de l’abandon de la carte scolaire, proposée jadis par Ségolène Royal.
Diversion la diminution du nombre des fonctionnaires. Ne pas remplacer les fonctionnaires partant à la retraite, c’est accepter une destruction nette d’emplois, et faire encore augmenter le pourcentage de chômeurs dans la population active. La cause du déficit budgétaire est à trouver ailleurs : 10 % du PIB dans l’économie parallèle, et trop peu de cotisants à cause du nombre élevé d’oisifs et de chômeurs.
Diversion les mesures de contrôle renforcé sur les chômeurs fainéants, qui ne cherchent pas vraiment un emploi. Chacun sait que le nombre des emplois est insuffisant pour des raisons qui ne relèvent pas de la conjoncture. Mais il est vrai qu’en facilitant les radiations, ou en envoyant les chômeurs en formation, on fait ainsi baisser les chiffres du chômage. Faire baisser les chiffres du chômage en manipulant les chiffres : le comble de l’impuissance.
Diversion des lois plus répressives, et des places de prisons supplémentaires, lorsque de plus en plus de citoyens sont acculés économiquement, parfois depuis plusieurs générations. 140.000 personnes S.D.F. et plus de 500 morts dans la rue en France en 2016 ne constituent que la partie émergée de l’Iceberg. Ces chiffres donnent à eux seuls l’étendue de la précarité. Envoyer plus de délinquants en prison ne ferait que les éloigner un peu plus de la société, et multiplier les suicides terroristes. La quasi totalité des terroristes français est passée par la case « délinquance » ou « trafic de drogue ».
Diversion l’abandon de l’Union européenne. Que les pays soient regroupés ensemble au sein d’une même institution ou pas, n’influe pas sur le fonctionnement des banques, sur les abus dans la finance, ou sur le cadre ultralibéral de l’économie. Mieux vaudrait réformer l’Union, pour qu’elle abandonne ce cadre ultralibéral, et dénoncer la présence des cabinets d’avocats lobbyistes entourant le parlement européen. Ces centaines de juristes sont payés par les firmes (et en bout de chaîne par le consommateur) pour influencer la rédaction des lois. Les révélations sur F. Fillon sont à ce titre révélatrices de l’ouverture de nombreux parlementaires à ce type d’influence.
Diversion l’abandon du nucléaire, alors que se font jour des pistes pour un nucléaire sans déchets (centrales au Thorium), et que la part de l’énergie gaspillée reste à calculer : produits que l’on jette, bouteilles que l’on casse, que l’on recycle abusivement, abus d’emballages, abus de réfrigération, incitations abusives à remplacer les vieux appareils, dates de péremption abusives sur des conserves, obsolescence programmée, qualité médiocre envoyant une part des produits directement à la poubelle, produits jetables, non modulaires, non optimisés, standards multiples en concurrence, augmentation abusive de la taille des véhicules, promotion abusives de progrès marginaux (TV à écran incurvés, 4G, etc.).
Diversion l’abandon du diesel. Lorsque seulement 20 % des particules émises sont d’origine automobile. L’abandon du diesel, que regardent d’un bon œil les constructeurs, vise avant tout au soutien de l’activité dans la branche automobile, plutôt qu’à la préservation de l’environnement. Gaspiller des millions de véhicules, pour préserver de l’activité, revient à créer des emplois artificiels. Dopage de l’économie par la loi.
Diversion les mesures pour l’école. S’il est incontestable que des gens mieux formés trouvent plus facilement des emplois, ils ne peuvent pas pour autant les multiplier. Des gens mieux formés, mieux diplômés ne feraient qu’accroître l’intensité de la compétition entre eux.
Diversion les allusions aux burkinis et aux voiles, thèmes très racoleurs que ne dédaignent pas les médias, en particulier certaines chaînes privées d’information en continu comme BFM, chez qui ces diversions équivalent à des rentrées de cash. Sur ces chaînes, le racolage publicitaire semble déteindre sur les journalistes, et influer sur les thèmes de campagne.
Diversion la fermeture des frontières. Le Royaume-Uni, qui dispose de frontières naturelles, rencontre les mêmes problèmes de chômage et de désindustrialisation que la France et les États-Unis. Par ailleurs, la fermeture des frontières s’adresse toujours aux étrangers, aux migrants, mais jamais aux capitaux, qui peuvent transiter par toutes sortes de paradis fiscaux, sans aucune traçabilité.
Il faudrait que passe le temps des diversions, et que vienne maintenant le temps de la lucidité. Le temps d’abandonner les tensions introduites par la finance en abandonnant la spéculation, comme le propose Paul Jorion. Le temps d’abandonner la publicité, et un consumérisme dopé, encouragé sans relâche par les moyens de propagande de masse. Le temps de mettre fin à l’aliénation à la consommation, dans un contexte qui est le pire qui soit, celui de la disparition du travail, de la précarisation, et de la destruction de la planète. Le temps de libérer le marché de tout ce qui est abusif, de tout ce qui ne sert pas le progrès, et de prendre des mesures pour restaurer un équilibre d’influence entre les firmes et les citoyens. Le temps aussi de calculer les coûts économiques et environnementaux générés par la concurrence « libre et non faussée », que l’on proposait d’inscrire dans le marbre de la constitution européenne.
Car il faut s’inquiéter de toutes ces diversions, lorsqu’on voit comme en ce moment, l’opinion se diriger vers des courants politiques stigmatisant les étrangers, ou prônant la guerre économique totale. Le peuple allemand doit se souvenir, mieux que les autres, que la haine ou l’isolation économique ne résolvent rien. Il se souvient aussi certainement, que dans le désespoir, beaucoup d’hommes ont tendance à se mentir à eux-mêmes. D’autres se mettent à chercher des « boucs émissaires » ou abandonnent toute lucidité. N’en avons-nous pas un cas flagrant en ce moment, aux États-Unis ? En choisissant Donald Trump, un homme qui conteste l’effet de serre alors que la calotte polaire se réduit de plus en plus vite, les Américains n’ont-ils pas fait preuve d’un total manque de lucidité ?
En 1972, un avion transportant une équipe de rugbymen3 s’était écrasé au beau milieu de la Cordillère des Andes. Au bout d’une semaine, les autorités du pays prirent conscience de l’inutilité des recherches. L’avion était blanc, et il était impossible à repérer, au milieu des immensités montagneuses et enneigées. Sur la vingtaine de passagers survivants, mourant de faim au point de se nourrir de chair humaine, seulement deux eurent la lucidité de croire que les recherches avaient été abandonnées, et qu’ils devaient donc se débrouiller seuls. Ces deux hommes se décidèrent alors à partir à l’assaut des montagnes environnantes, avec un équipement de fortune, bien que convaincus d’aller à une mort certaine. Après plusieurs jours de marche et d’escalades dans la neige et le froid, ils parvinrent, à la limite de leurs forces, à rejoindre une vallée, puis à guider les secouristes vers l’avion. C’est de ce genre de lucidité dont nous avons besoin aujourd’hui. Cette histoire fait aussi remarquer, et c’est peut-être le plus terrifiant pour le futur, que la lucidité de regarder en face une situation désespérée, n’est généralement pas partagée par la majorité, et c’est peut-être cela qui est le plus inquiétant pour la démocratie, car les marchands d’illusions ont encore de beaux jours devant eux.
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1 : cinq à six milliards par an, selon les Échos
2 : « Les fabricants de voitures ont-ils payé pour la disparition des chevaux ? » aurait dit M. Kalanick de Uber à E. Macron. Mais c’est une hypocrisie, car Uber met déjà en place un service de voitures autonomes à Pittsburgh, en Pennsylvanie. C’est donc bien de la disparition du travail humain dont il s’agit.
3 : une histoire magnifique, racontée dans le livre de Piers Paul Read : « Les survivants »
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