Billet invité. Ouvert aux commentaires.
Les conséquences politiques de la désindustrialisation de la rust belt américaine viennent d’être particulièrement bien mises en évidence par la victoire inattendue de Donald Trump aux élections présidentielles américaines de novembre dernier. On attribue cette désertification industrielle aux délocalisations plus qu’à l’obsolescence, ce qui est exact, mais sans toujours mentionner qu’elles ont de multiples causes. La plus connue est le coût unitaire élevé de la main d‘œuvre à qualification égale. La rigidité des règlementations environnementales a aussi une part de responsabilité, ainsi que la fiscalité, parfois, mais pas aussi souvent qu’on le pense.
Peu souvent citée à sa juste valeur, la forte syndicalisation a également joué un rôle important. Les salariés des grands groupes industriels étaient en effet très syndicalisés et bénéficiaient d’avantages – tels que la prise en charge par les entreprises de tout ou partie du coût de leur assurance maladie et de leur assurance retraite, ou le droit à plus de congés payés – qui faisaient l’envie de tous ceux qui n’avaient pas la chance de travailler pour les « majors ».
L’exemple des constructeurs automobiles est révélateur : ils avaient bien quelques usines hors de la rust belt, notamment au Texas et en Géorgie dans le Sud, mais le personnel y était aussi syndiqué, et avait l’équivalent local des avantages du Nord. L’installation aux Etats-Unis des constructeurs automobiles étrangers et de leurs sous traitants, japonais initialement, mais aussi rapidement allemands et français dans le cas de Michelin, est venue bouleverser le paysage. Ils ont en effet décidé de casser le monopole syndical en prenant le risque de s’installer dans le Sud, où la main d’œuvre avait la réputation d’être plus docile et moins coûteuse, mais aussi moins qualifiée. Ils ont réussi leur pari, en partie parce que les gens du Sud n’étaient pas tous, tant s’en faut, des cueilleurs de coton comme le voulait la légende, mais aussi parce que ces implantation sont intervenues à un moment ou les machines et les logiciels remplaçaient progressivement le savoir-faire humain, qui devenait de ce fait moins important pour la compétitivité des sites.
Après les ajustements initiaux presque toujours inévitables quand on construit une usine ex nihilo sur un nouveau site, les sociétés américaines se sont retrouvées avec des concurrents étrangers très affutés techniquement, utilisant à production et qualité égale moins de main d’œuvre payée moins cher, et dont les produits ont rapidement acquis une réputation tout à fait honorable. Handicapés par des outils de production moins modernes et des coûts de main d’œuvre plus élevés, ils ont alors eu le choix entre deux options :
– Délocaliser leur production hors des Etats-Unis puisque leurs syndicats les empêchaient de pouvoir espérer « partir de zéro » dans le Sud comme leurs concurrents étrangers l’avaient fait. La signature de l’accord de libre-échange nord-américain est intervenue opportunément pour faciliter ces délocalisations
– Opter pour la solution plus radicale de la faillite pour faire le grand ménage de leurs bilans financiers et sociaux aux Etats-Unis, en renégociant pied à pied les avantages acquis lors de la négociation du concordat de sortie du dépôt de bilan
Ford est le seul des 3 grands qui n’a pas fait un passage par la case faillite, mais il ne s’est pas privé de délocaliser au Mexique et continue à le faire. Si le Président Trump a bien obtenu l’annulation d’un nouveau projet – sans doute en menaçant de taxer les voitures neuves importées du Mexique – qui sera rapatrié dans le Michigan, Ford a quand même maintenu un second projet au Mexique, pour un montant équivalent.
L’automobile n’est pas le seul secteur ou cette remise en cause des acquis sociaux s’est faite dans le cadre de la négociation d’un concordat. Les compagnies aériennes l’ont également fait avec succès pour contraindre leur personnel à aligner leur statut sur celui des compagnies dites low cost. Cet artifice a aussi été utilisé pour éviter de devoir faire face aux conséquences financières désastreuses des procès intentés pour les pollutions créées par les usines, ou pour les accidents intervenus du fait de l’utilisation d’un produit ; l’exemple le plus connu dans ce domaine est celui de l’amiante, mais il y a en d’autres.
Plus généralement, et bien que la littérature ne soit pas très loquace sur ce point, et pour cause, le dépôt de bilan est de plus en plus considéré comme un outil de management certes un peu particulier mais loin d’être tabou quand les avocats, le lobbying ou la corruption ne suffisent pas pour faire évoluer les règles dans le sens souhaité par l’entreprise. Sa gestion serait même paraît-il enseignée dans quelques écoles de management. La virtuosité acquise par les multinationales pour déplacer pertes et bénéfices au gré des logiciels d’optimisation fiscale permet de donner une allure honorable à l’utilisation de cette arme de destruction financière et sociale massive ; le chantage à l’emploi est quant à lui une arme de dissuasion efficace lors de la négociation des concordats, et ce d’autant plus que chacun sait que les engagements pris n’engagent que ceux qui les ont crus, et que leur non respect n’est qu’exceptionnellement sanctionné.
Cette évolution n’est pas isolée : elle va dans le même sens que l’émergence de la super souveraineté des entreprises aux dépens de la souveraineté des Etats via la mise en place de tribunaux arbitraux de droit privé pour régler les conflits entre multinationales et gouvernements. Outre son aspect discutable sur le plan éthique – mais qui s’en soucie dans les cercles dirigeants – elle pose bien entendu de nombreux problèmes car il n’est pas simple pour une collectivité ou un citoyen rivé à son territoire de se protéger contre des organisations qui utilisent leur puissance financière, l’optimisation fiscale et le chantage au revenu salarié pour imposer la promotion de leurs intérêts, quel qu’en soit le coût environnemental, social ou financier pour la collectivité ou le citoyen.
Une chose est certaine : le détricotage du peu de protection sociale solide qui existait aux Etats-Unis et le laminage de la classe moyenne sont sans doute la principale cause de l’ascension de Donald Trump. Pour les membres des cercles dirigeants, nombreux, qui ne l’apprécient pas, c’est certainement un avertissement à prendre au sérieux.
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