Billet invité. Ouvert aux commentaires.
Nous avons vu combien la Chine a de difficultés à faire bon ménage avec le type de religion dont la chrétienne (surtout catholique) est le meilleur exemple : révélée, dogmatique, exclusive, prosélyte et importée de l’étranger. Or, cela ne nous apparaît pas clairement et sans doute avons-nous un peu de mal à l’imaginer, mais le « prêche » des Droits de l’Homme est perçu peu ou prou en Chine de la même façon. Reprenons les cinq adjectifs énoncés plus haut : ils peuvent s’appliquer tout à fait à la manière dont sont reçues et qualifiées les objurgations des visiteurs occidentaux visant à faire pression sur ses dirigeants pour le plus grand bien de sa population, en somme, à bien peu de choses près, le « sauver des âmes par la « Bonne Nouvelle » des missionnaires. A cette antienne des Droits de l’Homme remise chaque fois sur le tapis par les chefs d’état ou de gouvernement occidentaux, le dirigeant chinois a pour habitude de répondre que le premier des droits auxquels un homme doit accéder est celui de pouvoir se nourrir, se vêtir, se loger, être éduqué, se soigner, en un mot vivre dignement, ce à quoi la Chine se vante d’avoir pourvu pour la totalité de sa population. Cette réponse ne nous agrée pas, nous y voyons une dérobade et soupçonnons un enfumage. Peut-être avons-nous tort : étant donné l’état d’extrême dénuement où se trouvait la Chine entière quand le PCC en prit les rênes, la réalisation de cet objectif en deux ou trois décennies, grâce à la quasi gratuité de l’école, du logement et des biens de première nécessité, a été un tour de force. Elle était en tout cas un préalable à tout questionnement sur l’extension à d’autres droits. Il n’y a pas d’obstacle structurel insurmontable qui empêcherait la Chine d’aller vers sa propre forme de démocratie, mais elle ne peut le faire qu’à son rythme, sans forcément satisfaire immédiatement nos desideratas. Qui eût parié, il y a seulement 30 ans, qu’un dirigeant du PCC serait un jour invité à Davos ?
Faute d’en avoir l’expérience, nous avons toujours tendance à sous-estimer le poids de quatre millénaires d’Histoire : la Chine est une très lourde machine qui ne peut pas opérer un virage à 180° sans avoir préalablement longtemps ralenti. La notion de « Droits de l’Homme » se heurte de front à tout ce sur quoi la Chine a bâti sa durée ! Les Chinois ont du passé un héritage encore très vivace qui veut qu’ils « ne naissent ni ne demeurent libres et égaux en droits » ! C’est la famille, et au-delà le clan entier, qui reste l’unité de base de la société et, dans ce type de famille ne naissent pas des individus de plein droit, mais des « membres » assujettis à une place précise et à l’ensemble des droits et des devoirs liés à cette place. Traditionnellement chacun soumet sa vie à l’institution familiale ou, faute de famille, comme Lei Feng, à l’Etat qui, par superposition pyramidale, n’est autre chose qu’une très vaste famille.
Toute famille se doit de perpétuer le culte des ancêtres et, par conséquent, de s’en remettre à l’aîné mâle des porteurs du nom. S’il n’a plus aujourd’hui le même devoir d’impartiale austérité et de rigidité affective qu’autrefois, l’aîné conserve une place prééminente en tant qu’organisateur des obsèques et du deuil ainsi qu’intercesseur auprès des ancêtres. Sa responsabilité est lourde puisqu’il sera « ancêtre » à son tour et doit, en ayant un fils, lui-même futur ancêtre s’il est l’aîné, veiller sans faillir à la continuité ininterrompue de la lignée. On naît donc en Chine avec des droits différents selon qu’on est garçon ou fille, aîné ou cadet. En outre, pèse sur les épaules de chacun, quel que soit son rang, le poids de la responsabilité collective familiale : conséquence logique de la famille prise comme unité économique, communautaire et religieuse et contrepartie de la protection qu’elle étend sur l’ensemble de la parenté, chacun y est responsable de tous. Extraordinaire facteur de cohésion sociale à travers les siècles, ce système de responsabilité collective soumet les individus à un contrôle permanent du groupe. Souvenons-nous des principales conséquences de cet état de choses dans le passé : la rétroactivité du système s’exerçant pour le meilleur et pour le pire, un reçu aux concours n’accédait pas seul à la dignité de fonctionnaire mais conférait le droit au bouton mandarinal à tous les ancêtres inscrits sur la tablette familiale, tandis qu’un condamné à mort pour grave délit non seulement entraînait ses ancêtres dans l’opprobre, mais condamnait toute sa famille vivante au même châtiment que lui. La règle s’est bien évidemment adoucie, mais le sentiment de responsabilité ne s’efface pas si facilement : le mariage (et encore souvent le choix imposé du conjoint) reste vécu comme une obligation d’abord familiale et la réussite sociale, en réponse au colossal investissement parental, est ressentie comme une dette parfois au prix d’un renoncement à des choix personnels. La généralisation de « l’enfant unique » pendant 40 années de suite a affaibli l’extension et le pouvoir de la famille, mais n’a pas vraiment allégé les charges et obligations des jeunes générations dont les devoirs sont restés plus ou moins les mêmes. Le « sac à dos » n’en est même que plus lourd ! Mais certains rêvent de le déposer. Ainsi, dans la diaspora, naissent des associations de jeunes Chinois qui revendiquent leur « libération » : « Ma génération doit impérativement s’affranchir du diktat parental si elle veut évoluer. Nous voulons avoir la liberté de choisir qui on veut être, qui épouser, comment se comporter, quelles études suivre ou ne pas suivre. » (Déclaration de Rui Wang, président de l’Association des jeunes Chinois de France, in M le magazine du Monde du 28/01/2017)
On sait bien que, pour que puisse s’envisager un concept comme celui de « Droits de l’Homme », il faut, condition sine qua non, qu’existe préalablement la notion d’ »individu » et qu’on ait affaire à un « sujet » responsable de sa conduite et de ses actes. Chez nous, le concept émerge à la fin du XVIIIe siècle quand le droit d’aînesse devient un obstacle à la modernisation des rapports sociaux et de l’économie et qu’un « préromantisme », bien illustré par le Goethe du « Jeune Werther » et le Rousseau des « Confessions » et des « Rêveries« , exalte le « moi » et érige l’individu face à la société. Ankylosée dans ses prétentions et paralysée par le droit d’aînesse qui l’enferme dans des prérogatives obsolètes, la noblesse s’est elle-même barré la route vers une possible évolution. Caste sans avenir, engoncée dans sa décadence, elle est vouée à la disparition et doit céder la place à la bourgeoisie, ou plutôt à « l’individu bourgeois », non entravé par un blason et des traditions (et de moins en moins par des croyances religieuses), libre d’agir et d’inventer sa vie en explorant le champ immense des opportunités offertes. L’« individu » des libertins, de l’Encyclopédie et d’Adam Smith est sur orbite quand les « Droits de l’Homme » viennent formuler, en droit à portée universelle, l’extension à peu près illimitée de sa liberté ! Rien de tel ne s’est produit en Chine où la société très largement rurale est restée figée, sous la figure tutélaire de l’Empereur et de ses commis mandarins, dans le mépris des artisans et commerçants chez qui, par l’initiative que supposaient leurs professions, l’individualisme était plus marqué. Les seuls vrais « individus » de l’Histoire chinoise ont été les hors-la-loi, « hommes des forêts et marécages », qui, en délicatesse avec un yamen ou avec le pouvoir impérial, ont un jour pris le maquis, comme on en rencontre dans le roman « Au bord de l’eau« . Encore faut-il remarquer que nos 108 bandits (d’honneur ou de grand chemin) n’ont rien eu de plus pressé que de reconstituer une hiérarchie qui les réinstalle dans un cadre social familier ! En raison du corset rigide de la pensée limitée à l’étude des indépassables Classiques au programme des concours, la Chine n’a pu produire ni un Erasme, ni un Voltaire, ni un Swift… Tout au plus quelques géniaux « révisionnistes » du confucianisme comme Wang Fuzhi. La (relative) contestation et l’expression personnelle des lettrés (et la Chine en produisit de très grands) se sont exprimées sous des formes, elles aussi soumises à des contraintes formelles mais riches de toute la gamme des possibilités offertes au pinceau : la poésie et la peinture à l’encre où un « moi » masqué peut se frayer un chemin en filigrane et de manière allusive.
Le sinologue Rainier Lanselle * rappelle opportunément, à ce propos, l’extraordinaire particularité de « la situation linguistique prévalant à tout le moins dans la Chine classique, c’est-à-dire au cours du dernier millénaire, n’est semblable à aucune autre au monde en ce que ce sont bien deux registres, naturellement liés entre eux — c’est même là tout l’intérêt de la chose –, mais néanmoins très différents dans leur aspect, les contraintes qu’ils imposent et les possibilités qu’ils offrent, qui sont à la disposition de celui qui veut écrire : la langue écrite (que Léon Vandermeersch a cru devoir appeler, avec des arguments de valeur, « langue graphique ») et celle qui consiste en une imitation délibérée (par ré-usage, naturellement, des mêmes caractères de l’écriture idéographique qui, eux, ne changent pas) de l’oralité« . En passant de la langue écrite des Classiques (qui est sans rapport avec celle que l’on parle, un peu comme notre latin des textes religieux et des ouvrages savants jusqu’au XVIIe s.) à une transcription sous forme écrite de ce qui se parle dans la vie courante, s’opère une véritable révolution qu’on ne peut toutefois pas assimiler à notre propre passage du latin aux langues parlées en usage : chez nous, le latin, très abâtardi au fil du temps, a littéralement « vidé les lieux », tombé de lui-même comme la peau morte d’une mue, alors qu’en Chine la langue que Vandermeersch appelle « graphique« , auréolée de tout le prestige des concours en vigueur jusqu’en 1911, est restée LA référence absolue de tout ce qui est lié au pouvoir, donc aux rites et à la morale, c’est-à-dire en fin de compte à la conduite publique et privée de chaque Chinois jusqu’au plus humble. Ce que Rainier Lanselle appelle « la ligne de faille entre les deux ordres du langage » éclaire bien les difficultés auxquelles se trouve prise l’émergence d’un « sujet » en Chine. Dans ce qu’elle a de foncièrement impersonnel, la langue classique barre la route à toute forme d’expression individuée : elle ne peut produire que des gloses sous la forme du même en une réitération infinie des mêmes figures du langage, indéfiniment coulées au même moule. Il va de soi que ce recours permanent à une parole d’autorité et de référence, qui demeure toujours en surplomb et qu’on ne songe plus à interroger, joue un rôle ambivalent pour l’individu : étouffoir vs protection, il limite toutes les prises de risque et sauvegarde la Face en toute circonstance. La transcription de l’oralité dans la langue écrite des contes et des romans met nécessairement l’individu parlant et agissant sur le devant de la scène et, d’une certaine façon, l’implique, l’engage et le compromet. La véritable Muraille de Chine pourrait bien n’être pas le gigantesque mur de pierres que l’on croit, mais celui des idéogrammes intangibles de la langue « graphique » dans lequel elle a enfermé les sujets de l’Empire pendant deux millénaires, bloquant ainsi l’émergence d’individus-sujets de leur propre vie. La notion de « Droits de l’Homme » telle que nous la formulons est encore dérangeante en Chine, même si les concours impériaux ont disparu depuis un siècle et si la langue écrite courante s’est désormais libérée de l’écrasante concurrence du chinois classique. Elle rencontre sur sa route en fait d’obstacles, outre son sceau « étranger » et les exigences toujours présentes de la Famille et de la Face, le problème d’une langue qui n’est pas outillée pour nommer ce qui n’entre pas dans ses catégories : la Chine a beaucoup de mal à concevoir un « Homme » susceptible d’accéder à l’universalité et des « Droits » hors-sol, indépendants de la configuration du moment et des circonstances. Un petit détour par la langue chinoise va nous faire toucher du doigt le fossé qui nous sépare : le chinois a choisi pour traduire « droits de l’homme » le binôme « ren quan« . Le premier caractère « ren » est celui qui désigne l’être humain et ne pose pas de problème, sauf qu’on ne peut pas le « majusculer » ! Le suivant, « quan« , qui traduit « droits », est nettement plus ambigu : son sens premier désigne le « poids de la balance », celui qui, prosaïquement, sert à peser sur les marchés et que la philosophie chinoise s’approprie pour exprimer l’idée (nous citons le Dictionnaire Ricci Tome II. entrée 3021) de « savoir peser et apprécier les circonstances pour opter impartialement en faveur de ce qui procure le meilleur résultat et évite les dommages. » Le mot « quan » a aussi d’autres sens qui s’organisent autour de deux grands axes de sens : celui de « pouvoir/autorité » et celui de « provisoire/temporaire« . On mesure le décalage qu’induit cette traduction et le peu d’universalité qu’elle implique !
Cela ne veut pas dire, ni qu’il faille renoncer à faire valoir ce que nos « Droits de l’Homme » recèlent de grandeur, de générosité et d’universalité, ni qu’il n’y ait pas en Chine même des aspirations à partager les bénéfices de cette notion. Le goût pour la démocratie n’est pas complètement étranger à la mentalité chinoise. Dès la chute de l’Empire et dans le bouillonnement d’idées nouvelles qui se sont ouvert une voie autour du Mouvement du 4 mai 1919, la démocratie (idée neuve venue d’Occident via le Japon) a eu ses chauds partisans dans les journaux et revues qui ont fleuri. Les « trois principes du peuple » du Parti Nationaliste (Guomindang) de Sun Yat sen pouvaient accoucher d’une démocratie si leur mise en œuvre avait eu le temps nécessaire. Mise sous le boisseau pendant plusieurs décennies de guerre, l’idée démocratique s’est manifestée dans la Chine de Mao, en 56-57 au moment des « Cent Fleurs », comme une revendication allant de pair avec la liberté d’expression. Malheur à ceux qui se crurent alors autorisés à l’exprimer à voix haute ! La féroce répression dite « antidroitière » (fin 57/début 58) fit passer le goût des proclamations en faveur de la démocratie pour quelques décennies supplémentaires. Cette aspiration refait pourtant surface en 1979. Deng Xiaoping vient de lancer le programme des « Quatre Modernisations ». Le chiffre « Quatre » a mis du baume au cœur de tous les Chinois « démantibulés » par la Révolution Culturelle : il signifiait clairement qu’on tournait enfin la page. En effet, en Chine, les neuf premiers nombres ont une valeur symbolique extrêmement forte et leur emploi est lourd d’une portée emblématique immédiatement reconnue. « Quatre, nous dit Cyrille Javary **, sera l’emblème de la matérialisation, de l’organisation, de la multiplicité quotidienne et terre à terre. » Chacun sait donc immédiatement qu’on va désormais viser l’efficacité et cesser de « mettre l’idéologie au poste de commandement » pour poser des objectifs plus concrets et gérer plus rationnellement l’économie. Mais au printemps 79, le carrefour central de Xidan à Pékin se couvre de dazibao. Le plus célèbre d’entre eux, rédigé par l’étudiant Wei Jingsheng, réclame une « cinquième modernisation » : la démocratie. « Cinq » n’est pas non plus employé par hasard, mais parce qu’il est « le point central autour duquel, sur une cadence binaire, les saisons tournent « sans heurts et sans usure » (C. Javary) : peut-on mieux dire que, sans les libertés démocratiques, les modernisations envisagées par Deng seront toujours boiteuses ? Dix ans plus tard, un « printemps de Pékin » bis érige, face au portrait de Mao de la Place Tian An Men, une « Déesse de la Démocratie » en plâtre, mais finit dans le bain de sang que l’on sait. Nous ne revenons pas sur les plus récentes mésaventures des notions de « droits de l’homme » et de « démocratie » et sur le bras de fer auquel se livrent avec le pouvoir central les signataires de la « Charte 08« . La tension qu’il s’efforce de maintenir et la répression dont ils sont victimes sont bien connues et nous avons eu l’occasion d’évoquer la question à plusieurs reprises.
Disons qu’il en est des « fidèles » de la démocratie en Chine comme des chrétiens convertis, sauf qu’il est encore plus difficile d’en évaluer le nombre à ce jour. Non négligeable sans doute, mais souvenons-nous, car ils l’ont présent à l’esprit eux aussi, du sens du « quan » des « droits de l’homme » : « savoir peser et apprécier les circonstances » !
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* Rainier Lanselle « Le sujet derrière la muraille » (Ed. érès 2004)
** Cyrille Javary « L’esprit des nombres écrits en chinois » (Ed. Signatura 2008)
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