J’ai posté la nuit dernière ce commentaire sur le fil de discussion du dernier papier de Corcuff dans le club de Mediapart, sur la « Trumpisation » du monde et la façon qu’ont les intellos d’en parler pour … tirer la couverture à eux, ce qui semblait donc pour Corcuff plutôt contre-productif.
Dans les éléments positifs des réactions de figures de gauche à l’élection de Trump (Naomi Klein, Laurent Bouvet, Slavoj Zizek, Emmanuel Todd, Jean-Luc Mélenchon, Jean-Claude Michéa…), trois tuyaux rhétoriques confusionnistes se dessinent : « la victoire du Peuple contre les élites », « les ennemis des médias sont (presque) mes amis » et « le national, c’est le Bien, le mondial, c’est le Mal ». »
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Pour prendre une métaphore à la René Thom (théorie des catastrophes), toute prise de recul fait surgir la discontinuité ou le « pli » de l’èvenement Trump et par voie de conséquence, l’apparence de confusion si on « passe d’un côté à l’autre du pli » : Imaginez un pli de tissu imprimé et vous voyez qu’on a changé de motif sur le tissu bien plus soudainement que ne le laissait croire le motif où l’on se baladait tranquillement sans oser passer d’un feuillet de tissu au feuillet adjacent.
Ici, d’un côté du pli, on croyait avoir un parti démocrate tournant en boucle pour Wall Street et son auto-reproduction (même sous Obama), et un parti républicain tournant en boucle pour la « Chamber of Commerce », le gaz de schiste mais aussi tournant depuis Bush pour la production d’évènements planétaires du style guerre d’Irak, tant que des Halliburton et autres Blackwater pouvaient en profiter.
Le « trou de ver » s’est créé dans la droite et non dans la Gauche. Ce qui l’a permis est un étirement entre parole politique et réel de classe vécu au sens du « statut » (Aristote, Jorion) : ce « statut » est ce pour quoi on accepte de payer ou vendre les choses, le travail, sa morale, à un prix permettant l’auto-reproduction et la survie quand la subsistance est en cause, donc s’étendant au-delà du domaine trivial d’une loi de l’offre et de la demande. Si on ne se sent plus vu que comme ayant un « statut de vieille chaussette » jetable sur l’autel de la mondialisation, on fait fi de la notion de stabilité et de reproduction. Stiegler dirait qu’on risque la Disruption (il appelle ainsi une phase encore plus critique, mais ce n’est pas incompatible en terme de singularité et de pli).
Dès lors, rien ne retenait les électrices et électeurs de la Rust Belt et d’ailleurs de jeter aux orties la confiance dans ceux qui les regardaient d’en haut. Et avec la confiance, la simple continuité de reconnaissance, le simple « prix » qu’on attache à sa propre estime forcément construite dans les yeux de l’autre qui vous nourrissait. Une fois jetée cette confiance, la nouvelle direction prise est, de façon cohérente, de jeter les informations qui vous rappelaient qu’il existait un tel statut. Ce sont les « fake news », nécessaire pierre angulaire du passage à travers le pli.
Et forcément, tous les analystes que passe en revue Corcuff, qui restent d’un côté donné du pli car c’est le lieu où leur analyse a pris forme, se retrouvent dans une espèce d’injonction contradictoire car eux n’ont pas de raison, leur analyse leur ayant apporté de la reconnaissance, de franchir le pli ou de traverser le miroir. Et les forces qu’ils ont vues n’ont pas cessé d’agir dans la société. Pour le dire brièvement, ce n’est pas que leur analyse soit fausse (Naomi Klein, par exemple), c’est que cette analyse espérait peser sur un pli du tissu qui n’est plus celui où se trouve le monde de Trump.
La dynamique de ce côté là du pli sera forcément assez rapide (la disruption de Stiegler n’est pas loin). Un peu comme le fut la dynamique aux ères Gorbatchev puis Eltsine, … l’ère soviétique ayant eu le bon goût d’indiquer au capitalisme avec quelques décennies d’avance qu’un système économique fortement défectueux ne dure pas des siècles. La suite de la logique voudrait par exemple ici que les services secrets/Sécurité (FBI, …), ne pouvant s’accommoder de la danse de cosaque de Trump au coude à coude avec le monde kremlinien, imposent un général au coup de menton rassurant et au rougissement moins apparent que notre Manuel V. , pour barrer à la tête des USA (plus très unis les USA, m’enfin… ) , et ce dès avant 2021. À charge pour l’artiste, comme le fait Poutine depuis bientôt deux décennies, de repasser le pli « fou » où nous sommes passés pour retourner du côté des affaires ordinaires, et cela en cousant bien la boutonnière où le tissu peut repasser dans le « trou de ver » et où de ce fait la malédiction peut sembler s’arrêter dans un caporalisme d’allure rassurante aux oligarques.
S’agissant de la réaction que la gauche peut ou doit avoir, en sus du maintien du principe d’une presse, d’une justice, et d’un exécutif démocratique, il est clair que les déterminants de fond de la déconsidération qui a fait « passer le pli » sont dans le mauvais fonctionnement économique/social du capitalisme (consumérisme et religion de la croissance étant des manifestations de ce mauvais fonctionnement). La machine à concentrer les richesses se grippe, comme l’a bien fait sentir Piketty urbi et orbi (quoi qu’on pense de son ralliement à Hamon). Les mesures économiques à prendre sont probablement aussi drastiques que le pli trumpien l’est pour l’urbain ordinaire d’Europe ou des deux côtes océaniques des USA. Cela inclut de toucher à la propriété privée et à l’héritage, puis de limiter l’inégalité , par exemple par puisage directe des redistributions dans les comptes en banque, sans chichis. Se préparer à garder contenance si de tels craquements surviennent, c’est à cela que peuvent aider nos amis intellectuels (les historiens, P. Boucheron, Sophie Wahnich, les Michéa et Jorion, les humoristes comme Sophie Aram, les journalistes … aussi !)
Beau projet pour une « start-up » ! Elon Musk n’aurait pas 8 millions d »€ pour éliminer un concurrent encore plus radical…