Billet invité. Ouvert aux commentaires.
Monsieur Jorion,
Je me permets de solliciter votre attention sur un passage très important de votre livre Le dernier qui s’en va éteint la lumière que je prends plaisir à relire et qui situe très bien les enjeux de notre siècle.
Dans votre livre, vous anéantissez l’idéal des Lumières en le situant dans la droite lignée des libertariens et conservateurs ultralibéraux « apôtres de la prise de pouvoir par le veau d’or », ceux qui provoquent le malheur du plus grand nombre (l’utilitarisme est une gouvernance par les nombres mais il est difficile d’évaluer le bonheur). Pouvons-nous nous affranchir de cette doctrine très largement répandue, jusqu’en Inde et en Chine où elle constitue le fondement des critères de la bonne gouvernance, en fonder une autre plus propice à la survie de notre espèce, ou pouvons-nous nous servir de cette théorie pour permettre une transition plus douce et plus réaliste sans avoir à livrer une bataille idéologique vaine et malvenue le temps étant compté pour renverser la tendance? « Rien ne s’accomplit sans intérêts » disait Hegel, il faut en prendre note pour ne pas se heurter à un mur d’incompréhension faute de ne pas vouloir parler un langage que tout le monde comprend. Cette question « Utilitarisme / anti-utilitarisme : quel socialisme pour la survie de l’espèce ? » s’impose d’après les caractéristiques de notre espèce colonisatrice, sociale et opportuniste en cette ère anthropocène.
C’est au chapitre « L’ennemi véritable : l’utilitarisme benthamien » que vous attaquez le fondement même de notre civilisation en déclin, vous pointez ce qui vous semble être la principale cause qui menace la survie de l’espèce : l’esprit calculateur qui éteint tout sens de l’éthique et morale individuelle. Les sociologues font de ce besoin mimétique de possessions matérielles, composante utilitariste des doctrines modernes, la source d’une religion constituée par cette passion de l’égalité. La morale et le bonheur sont deux sujets que les philosophes ont largement interrogés. La vie philosophique se nourrit de contradictions, de paradoxes, d’absurde, toute approche conceptuelle philosophique de la vie se trouve vouée à l’échec pour permettre à la vie de se perpétuer, c’est la violence qui dicte sa loi, pour cela la réflexion ne fait souvent que stimuler le sentiment de vide d’où une sorte de raffinement de la cruauté humaine, toujours plus destructrice. La pensée de Nietzsche qui touche aussi au bonheur et à la morale peut-elle avec l’exaltation de la volonté de puissance qu’elle promeut engendrer autre chose que guerre et pulsion de mort ? La violence est le moteur de l’histoire, la puissance peut bien sûr aussi s’entendre comme force non-violente (voir Sade et les 120 journée de Sodome ; troisième journée ; « …assez maitre de lui, il sut se contenir et revint triomphant… », triomphe de la maitrise de soi et de ses pulsions ?), forme de néguentropie propice à la continuité de la vie sur Terre ?
J’ai lu sur votre blog un billet écrit par Baptiste Carré, un étudiant en science politique, paru bien avant votre livre, qui distinguait judicieusement l’utilitarisme de l’ultralibéralisme. L’utilitarisme constitue le cœur de l’économie politique, c’est la recherche de l’intérêt général, la concurrence découle de cette entropie démocratique qui pousse à l’individualisme. Adam Smith serait aujourd’hui à la gauche du PS, notamment pour ce qui concerne la progressivité de l’impôt. Il y a une véritable rupture entre l’économie politique des Lumières et cette « aristocratie de requins réussissant à faire de l’argent en quantité sans s’embarrasser de scrupules » comme vous l’avez écrit, ne serait-ce pas de là qu’il faut partir pour tenter de refonder une société plus juste plutôt que de retourner à l’antiquité ou à l’âge des Maori qui ont su eux profiter d’une éthique du don et contre-don que Dominique Temple relate dans son livre qui semble par ailleurs très intéressant d’un point de vue historique. Pour la survie de l’espèce, il faut aussi assurer sa crédibilité face à un auditoire le plus large possible parfois réticent à toute forme de retour en arrière : ce genre de discours malgré toute sa qualité ne permet pas de contrer les idées orthodoxes diffusées largement par les principaux médias, vous ne pouvez vous adresser qu’à une minorité de gens avec ces comparaisons et études sociologiques alors qu’il faut surtout avoir l’adhésion de la majorité pour changer nos démocraties où l’économie est la matière la plus urgente à reconstruire.
Pour comprendre ce qu’est l’utilitarisme, j’ai ouvert deux livres : Les fondements philosophiques du libéralisme de Francisco Vergara et Histoire raisonnée de la philosophie morale et politique Tome II écrit sous la direction d’Alain Caillé. Le bonheur n’est pas forcément la quête la plus noble que l’Homme peut poursuivre, Kant la rejetait, et comme F. Vergara énumère les différentes critiques de l’utilitarisme, elle est très délicate à évaluer, peut se heurter aux valeurs « sacrées » comme la dignité ou l’intégrité de la personne humaine, et ne permet plus la distinction bien/mal car repose sur des choses un peu trop physiologiques pour les élever au niveau de bien suprême. Pour le définir brièvement, malgré des divergences selon les auteurs, voyons ce qu’en dit Alain Caillé : « au sens étroit et courant du terme, l’utilitarisme est la doctrine élaborée par Jeremy Bentham et raffinée par John Stuart Mill […] Aux origines de la doctrine, selon les dires de Bentham lui-même, on trouve d’une part le matérialisme français des Lumières […] et, d’autre part, les philosophes moralistes qui forment ce qu’on a appelé les Lumières écossaises, Shaftesbury, Hutcheson, Hume et Smith. Ces auteurs professaient que le seul critère rationnel concevable de la morale et de la justice réside dans « le plus grand bonheur du plus grand nombre ». Seuls comptent le résultat objectif, les conséquences. L’utilitarisme représente donc la philosophie conséquentialiste par excellence ». Il ajoute que « toute doctrine utilitariste est tiraillée entre deux propositions largement antithétiques : une proposition positive, qui énonce que les hommes doivent être considérés comme des individus égoïstes, calculateurs et rationnels et que tout doit être pensé, élaboré de leur point de vue ; et une proposition normative, qui pose que les intérêts des individus, à commencer par le mien propre, doivent être subordonnés, voire sacrifiés, au plus grand bonheur général. Ou encore, tout utilitarisme mêle, en des proportions infiniment variables, ce qu’on pourrait appeler une axiomatique de l’intérêt et une axiomatique sacrificialiste, une incantation à l’égoïsme et une apologie de l’altruisme, un point de départ farouchement individualiste et une pente globalisante et holiste. Ce qui interdit de voir l’unité de la doctrine[…] c’est que chacune de ses deux composantes principales se développe selon sa logique propre en oubliant de plus en plus son autre face ».
Mais dans son Article on utilitarianism, ce que rappelle Francisco Vergara, Bentham est très explicite : « Le plus grand bonheur du plus grand nombre » est proposé comme principe, renchérit ensuite par Mill « Bentham n’a jamais songé à définir la morale comme l’intérêt personnel de celui qui agit. Son principe du plus grand bonheur concernait le plus grand bonheur de l’humanité et de tous les êtres doués de sensibilité ». L’auteur de Les fondements philosophiques du libéralisme rappelle aussi à travers les mots de Sidgwick que « le mot Utilitarisme…semble être employé pour désigner plusieurs théories différentes, n’ayant aucun lien nécessaire les unes avec les autres et ne portant même pas sur le même sujet », il dit que les commentateurs confondent souvent les expressions d’ « utilitarisme » et de « principe d’utilité » et amalgament plusieurs choses différentes sans lien nécessaire entre elles, certains entendent une théorie psychologique (l’homme cherche uniquement et constamment son plaisir), d’autres l’utilisent pour désigner l’éthique égoïste (chacun cherche uniquement son intérêt personnel), pour d’autres c’est la préférence pour les plaisirs matériels au dépens des plaisirs esthétiques et spirituels. Il rappelle encore ces propos de Sidgwick (à ne pas confondre avec Sedgwick) : « L’utilitarisme est une doctrine éthique et non une théorie psychologique : ce n’est pas une théorie sur ce qui est mais sur ce qui doit être », soit une théorie de la morale. Autre malentendu, la confusion entre le critère éthique des utilitaristes (le bonheur de la communauté) avec celui de l’éthique égoïste (le bonheur de l’individu qui agit).
Pour en revenir à votre ouvrage, quand vous dites que le calcul d’utilité marginale consiste à savoir comment utiliser son or, vous êtes proche de la critique de Schumpeter quand il disait des utilitaristes que « leurs idées sur le plaisir et la douleur… peuvent en réalité s’étendre au-delà de l’idée de beefsteak, mais à peine au-delà. » Cependant l’utilitarisme ne pourrait-il pas constituer une arme redoutable contre le libéralisme, notamment sur le plan de l’éthique, vu la définition pragmatique de Richard Lee et Irven DeVore citée par vous « une éthique est un ensemble de principes explicites ou implicites tels qu’ils permettent à une société de se développer jusqu’à atteindre un certain degré de complexité, une certaine densité de la population et une certaine taille maximale de ses agglomérations urbaines » ? Walras était bien un penseur socialiste, le concept d’utilité marginale peut être un argument de poids contre la dérive ultralibérale quand c’est un avenir sombre qui se dessine pour des bourgeois qui pensent selon leur confort (3 jours sans électricité et il n’y a plus d’eau dans les villes, la transition écologique est urgente !)
Ce qui m’a poussé à vous écrire, c’est votre commentaire amical après votre rencontre avec Martin Schultz, car vous dites en effet des choses agréables à son propos, et dans votre livre vous dites aussi que Bentham devait être un individu charmant d’un commerce agréable. Schultz et Bentham incarneraient donc individuellement une forme de plaisir mais ne pourraient provoquer que le malheur pour la communauté? La nature est une salope si vous permettez ce petit écart qui reflète pourtant bien ma pensée.
Je m’interroge aussi comme tous vos lecteurs sur la survie de notre espèce, je crains que la situation soit irrémédiable et que les générations suivantes ne pourront de toute façon pas avoir une vie digne, confinées dans des espaces artificiels, esclaves. Là aussi l’utilité est une grille d’analyse pour la survie de l’espèce, faut-il vivre coute que coute ? Je considère que la mort est bienvenue, salutaire pour la sérénité de l’homme car nous ne pourrions pas vivre sans savoir que nous allons un jour mourir, mais pour l’espèce c’est différent, il n’y a pas d’âme collective comme vous l’aviez déjà dit. Des robots seraient plus à même de nous remplacer dans cet environnement de plus en plus hostile à la survie. Cependant je ne me sens pas dans ce lignage, même s’ils sont construits avec nos impôts par l’armée ou par les bénéfices des multinationales, je renie toute filiation avec ces conquérants déjà vaincus par leur principe même de répondre à des besoins jamais satisfaits, leur utilité obsolète, leur raison d’être n’est que la cause de notre extinction : productivité et répression. Et cela va en s’accélérant, Emmanuel Macron a lors de son meeting de campagne à Lyon fait une seule proposition chiffrée, augmenter jusqu’à 3% du pib les dépenses de l’armée.
Les lois de la physique sont parfaites pour qu’apparaissent un jour la vie, le libre arbitre c’est l’espoir et rien n’indique que nous survivrons à des forces qui nous dépassent. Les prières on le sait ne peuvent changer le monde pourtant une union est nécessaire pour coordonner les actions humaines si l’on veut s’en sortir, un peu à la manière d’une symphonie musicale. Un être rationnel est un être sensible pourtant l’homme est peut être l’animal le moins rationnel ce qui lui permet de se doter de croyances qui stimulent le sentiment amoureux, la bienveillance, l’entraide, ou la haine et la méchanceté. Ce qui fait que toute tentative philosophique d’appréhension du monde par des concepts abstraits est vouée à l’échec, c’est le fait que le cosmos nous reste inconnu et ce très probablement pour toujours, le mythe de Sisyphe d’Albert Camus explicite bien notre situation et il faut résister pour ne pas vivre à genoux, vouloir la vie absurde. Nous ne saurons jamais pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien. Bonheur et morale sont des questions légitimes dans ce contexte.
Ce débat sur l’utilitarisme touche aussi aux questions d’actualité, le revenu universel par exemple me parait être une quête du bonheur plus que de justice, alors que la gratuité que vous défendez serait plutôt l’inverse.
Keynes et Walras étaient tous deux amoralistes, vous êtes un des rares à faire état de la morale dans ce domaine. Vos livres ouvrent de nouvelles perspectives et malgré la difficulté de vous suivre car vous semblez parfois user de quelques contradictions (mais je n’ai peut-être pas toujours saisi les nuances de vos propos) c’est utile pour comprendre un peu mieux l’humain qui a déjà basculé dans l’abime et qui a ses raisons de ne pas vouloir voir les choses (comme la vie en commun) en face tant l’avenir peut paraitre effroyable, les faits inquiétants, pour profiter tant bien que mal des derniers instants de cette civilisation selon les principes que les puissants ont inculqués. Y a t-il du bonheur sans morale, sans éthique? Le bonheur décroit avec trop de richesses, il peut être illusoire et contrefait, si les riches ont besoin de tant d’excès c’est qu’ils sont en crise, ne profitent de leurs privilèges que sous le regard des envieux, ils vivent entre eux pour se démarquer des autres, ont un problème d’égo que leurs lingots ne pourront jamais combler tant il en faut toujours plus, la compétition fait d’eux des perdants, ils perdent la raison.
L’anti-utilitarisme me parait être une approche réactionnaire malgré tout son intérêt. Le socialisme du XXIème siècle ne peut qu’être utilitariste. L’espoir et le bonheur sont bien distincts, le bonheur est la condition de la survie et les pires difficultés ne l’empêchent pas de se manifester, c’est même parfois dans l’épreuve que l’on ressent la satisfaction d’être un homme quand nous arrivons à œuvrer et à nous organiser collectivement. En repensant la devise républicaine pour l’orienter selon les pratiques de décence commune et de sobriété, la société peut se stabiliser en permettant à chacun de vivre selon ce que la nature permet et dans les limites que l’on connait désormais. La justice et le bonheur requièrent les mêmes pratiques, n’est-ce pas ça le socialisme ? C’est ce que nous voulons, ce que nous cherchons et ce qui doit advenir pour que l’homme survive, puisse l’homme comprendre que la vie en société n’est pas qu’autodestruction par le travail et le capital, qu’une production plus altruiste de biens et services nous sortent de ce consumérisme et ses artifices.
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