CHINE – Prêcher en Chine 2, par DD & DH

Billet invité.

Les déboires des Jésuites pourraient inciter à penser qu’il est difficile d’introduire une nouvelle croyance en Chine et que toute importation se heurte à la barrière de la Muraille ! La réalité est plus complexe : des croyances très diverses y ont toujours eu droit de cité assez librement et il est même presque facile d’y devenir soi-même une divinité. Matteo Ricci l’a démontré ! La Chine a un panthéon d’une telle exubérante richesse que les portes en sont encore largement ouvertes à ceux et celles qui ont fait la preuve, un jour ou l’autre, de leur utilité et de leur pouvoir. Matteo Ricci commandait avec aisance aux mécanismes compliqués des horloges dont raffolaient les derniers souverains Ming, il était tout naturel qu’il devînt à jamais le dieu protecteur des réparateurs de montres, comme il l’est sans doute à Shanghai (à l’extrémité ouest de la rue de Nankin) de l’enfilade des luxueuses boutiques mitoyennes où se décline, de vitrine en vitrine, tout ce que l’horlogerie suisse élabore de plus prestigieux ! On peut imaginer que s’en réclament également, pour la prospérité de leur négoce, les vendeurs ambulants qui proposent au touriste des Rolex à 10 euros ! Il n’est pas de phénomène plus « démocratique » que la répartition des dieux en Chine et chacun a légitimement droit au sien, y compris les voleurs et les faussaires !

Introduire une nouvelle religion est donc, dans un contexte aussi naturellement accueillant et tolérant, une entreprise qui ne rencontre pas de réticences a priori. Venu d’Inde, le bouddhisme s’est introduit en Chine au 1er siècle sans soulever de plus gros problèmes que ceux de la traduction des soutras en sanscrit ou en pali pour laquelle les équivalents chinois manquaient le plus souvent (on fit avec les moyens du bord et on eut recours, faute d’autres, à des notions empruntées au taoïsme). Cette religion a beau contrevenir aux traditions familiales chinoises les plus ancrées, comme c’est le cas pour le célibat et le retrait oisif dans des monastères adoptés par son clergé, elle a pu se développer pacifiquement (si l’on excepte une période de persécution sous les Tang pour des raisons autres que proprement religieuses) et prospérer jusqu’à nos jours avec beaucoup de constance, en jouissant le plus souvent de la protection du pouvoir. Le catholicisme aurait pu connaître durablement le même bienveillant accueil, il aurait sans doute suffi que quelques traductions opportunes (précisément celles que les Jésuites suggéraient et pour lesquelles ils furent condamnés) aient contribué à le siniser dans des proportions suffisantes. D’ailleurs, Lu Xun, dans une note de juillet 1934 de ses Essais, déplorait avec amertume cette perméabilité des esprits chinois à tout ce qui se présente en matière de croyance : « Ainsi tout en honorant Confucius, ils (les lettrés) rendent un culte au Bouddha Vivant, tel l’homme qui achète plusieurs marchandises et titres différents ou dépose son argent dans des banques différentes parce qu’ il n’a pas confiance en une seule« . Mentalité de joueur toujours prêt à investir : plus j’achète de billets de loterie, plus j’ai de chances de remporter le gros lot et de grappiller, au passage, quelques menus remboursements ! S’il n’en a pas été ainsi, c’est que le christianisme, où le Livre et la Parole divine font autorité et réclament une impérative exclusivité, exige et impose de fermer définitivement la porte à toute autre pratique. Toute religion qui se veut « révélée » est par définition porteuse de l’unique Vérité de tous les temps. Adopter le Dieu des chrétiens et se faire baptiser, c’était reconnaître cette Vérité, donc abjurer toutes les autres croyances, renoncer à tous les dieux familiers dont le quotidien était tissé et surtout abandonner le culte, encore plus fondamental, des ancêtres. Les missionnaires pouvaient à la rigueur convaincre qu’un certain nombre de divinités locales dont on avait oublié les origines et qui ne rendaient pas grand service devaient être congédiées, mais le culte des ancêtres ne pouvait être l’objet d’une négociation.

C’est ce que les Jésuites avaient très vite compris et c’est en faisant usage d’une souplesse toute chinoise qu’ils avaient opté pour tolérer chez leurs convertis le culte rendu aux ancêtres, jugé par eux compatible avec la foi chrétienne. Une fois cet obstacle levé et l’image du Christ en croix laissée dans la pénombre de la sacristie, les préceptes moraux fondés sur les Dix Commandements étaient au demeurant tout à fait sino-compatibles et beaucoup d’entre eux entraient spontanément en résonance avec les maximes confucéennes au point que leur adoption par des Chinois n’exigeait d’eux aucun grand écart. La mentalité chinoise est accoutumée aux perpétuels ajustements et accommodements qu’exige le flux des mutations et elle pratique spontanément une forme élastique d’adaptation permanente à la nouveauté. Le christianisme était pour elle une couleur de plus dans l’arc-en-ciel des religions et spiritualités ! Mais ceux qui le prêchaient se voulaient strictement monochromes et menaçaient de l’enfer les tenants d’une plus riche palette des couleurs… Incompréhensible pour un Chinois, imperméable à tout dogmatisme et naturellement pragmatique. Même aux prises avec l’implacable Destin, un Chinois a toujours, toute prête, une ruse qui le déjouera ! Pour illustrer cette plasticité chinoise, Lu Xun prend l’exemple d’une croyance en cours au Japon (où il avait fait ses études) : les femmes nées dans l’année Ping-wou y étaient victimes d’une malédiction. Si elles se mariaient, elles étaient inéluctablement vouées à tuer leur époux, et cela jusqu’à cinq ou six fois de suite si, contre tout bon sens, elles s’obstinaient à se remarier. Au Japon, ces femmes étaient donc condamnées au célibat sans l’ombre d’un recours. Comment croyez-vous qu’en semblable cas les choses se passent en Chine ? Lu Xun nous le détaille : « Il y a toujours un prêtre — ou ce qui passe pour tel — qui dispose d’un remède remarquable ; il aura cinq ou six hommes sculptés dans du bois de pêcher, tracera sur eux des charmes magiques et, après les avoir mariés à cette femme, il les brûlera ou les enterrera; ainsi l’homme qui l’épouse ensuite, devenant le septième, est hors de danger. » Plus loin, il ajoute ce commentaire navré : « Les lettrés confucéens adorent également Bouddha. Les combattants qui aujourd’hui croient en A demain croient en B. (…) La géomancie, les sortilèges, les prières fixent le sort, la dépense d’un peu d’argent ou quelques courbettes le rendraient tout à fait différent de celui qui était prédestiné — en d’autres termes, il n’était pas prédestiné. (…) Pour moi, c’est une bonne chose que les Chinois qui croient au destin croient aussi que le destin peut être conjuré. Seulement jusqu’ici nous avons employé la superstition pour contrer une autre superstition de sorte que le résultat est le même. » (Essais, note d’octobre 1934).

On comprend bien que les missionnaires, ceux qui prirent la place des Jésuites après leur éviction (surtout des Lazaristes) et purent reprendre l’évangélisation de la Chine à la faveur de son « ouverture » forcée par les deux Guerres de l’Opium, se sont sans doute plus d’une fois arraché les cheveux en se heurtant à cette conception multipolaire des croyances : la chasse aux amulettes, aux talismans et aux pratiques magiques en tout genre a dû leur apparaître plus d’une fois perdue d’avance ! Les vaticinations du P. Henri Doré contre les superstitions (dont il désespère visiblement d’éradiquer tous les surgeons) publiées en treize volumes (c’est qu’il y a de quoi faire !) à partir de 1911 sous le titre Recherches sur les superstitions en Chine, témoignent de cette croisade toujours à recommencer. Traditionnellement, moyennant encens, dons et prières, les Chinois attendent de leurs dieux qu’ils leur viennent en aide et favorisent leurs entreprises. Le Dieu des chrétiens ayant également cette compétence dans ses attributions, les Chinois ne voyaient qu’avantages à l’adopter, mais souvent sans renoncer complètement aux rituels auxquels leurs ancêtres avaient toujours fait confiance et dont ils comprenaient mal qu’ils eussent à voir avec le péché et l’enfer et, surtout, qui en avait décidé ainsi !

La religion chrétienne cumulait quelques handicaps : elle était étroitement liée aux yang guizi, les « diables étrangers » dont la Chine avait dû accepter l’inique présence dans les concessions extorquées par la force lors des traités inégaux; elle avait l’exorbitante prétention d’imposer un Dieu unique qui évinçait tous les autres installés en Chine de si longue date ; elle exigeait des fidèles une pratique assidue et une sincérité absolue de la foi auxquelles ils n’étaient pas habitués. Néanmoins, elle se fit des adeptes grâce à son message d’amour universel et de charité qui, lui, était de nature à toucher profondément le cœur des Chinois, toujours spontanément sensibles aux sentiments de communion et d’entraide au sein d’un groupe.

Il est assez aventureux d’évaluer le nombre actuel des chrétiens en Chine, ne serait-ce que parce que, du côté des catholiques, deux Églises coexistent et que la « clandestine » qui pratique sa foi à côté de l’officielle dite « patriotique » rend l’estimation un peu hasardeuse. Le chiffrage varie, selon les sources, entre 50 et 100 millions pour la totalité des chrétiens. Parmi eux, on compte, toujours selon les sources, 6 à 10 fois plus de protestants que de catholiques. Tout le monde semble d’accord en revanche pour estimer que la tendance actuelle va dans le sens d’un essor général de la christianisation et semble mener aussi vers une certaine normalisation des relations Chine-Vatican (en particulier sur le sujet épineux de la nomination des évêques).

En fait, qu’est-ce qui met parfois en échec la tolérance naturelle de la Chine envers les religions et entraîne de brutales poussées de fièvre débouchant sur de très intolérantes persécutions ?

La réponse saute aux yeux à travers tous les exemples que nous offre l’Histoire : en Chine les religions sont tolérables tant qu’elles restent à leur place. Tout en bas ! Elles sont en effet traditionnellement et depuis toujours considérées en haut lieu comme une forme de pensée de basse intensité et, disons le tout net, de nature inférieure. Leur emprise sur les gens de peu est donc admissible et la pratique peut même en être encouragée, voire subventionnée dans la mesure où elle apparaît plutôt de nature à contribuer efficacement à la paix sociale en domestiquant les aspirations et canalisant les mécontentements.

L’intolérance commence toujours dès qu’une religion menace le pouvoir ou du moins empiète sur ce qu’il estime être ses prérogatives. Si une croyance érigée en religion ou secte mord la ligne rouge, la riposte est immédiate du côté du pouvoir. C’est une riposte de ce genre qui a fondu sur le bouddhisme au VIIIe siècle (sous les Tang), comme nous l’avons évoqué plus haut. Enhardis jusqu’à oser narguer le pouvoir en place et tenter de gruger le Trésor impérial, des villages entiers, à l’instigation de bonzes, se proclamèrent « communautés monastiques », acquérant de ce fait un statut qui les exemptait de corvées et d’impôts ! Réponse du trône : un grand et vigoureux ménage par la confiscation des biens du clergé et la persécution d’une partie des adeptes. Il est bon de se souvenir que les dynasties successives eurent toutes à redouter les soulèvements sporadiques de groupes sectaires inspirés à des degrés divers d’ un messianisme puisé aux sources de religions disparates et refondu en un méli-mélo déconcertant (pour nous, mais pas pour les Chinois !) : l’instigateur de la fameuse révolte des Taiping, Hong Xiuquan, qui donna tant de fil à retordre à la Dynastie Qing et précipita son déclin, ne se proclamait-il pas « frère de Jésus-Christ » ? Sachant cela il n’est pas si étonnant que, par ricochet, missionnaires et religieuses aient eu dans tout le pays quelques mauvais quarts d’heure à passer en ce milieu de XIXe siècle !

L’exaspération du pouvoir chinois est à son comble quand les désagréments que lui causent les religions se teintent d’une ingérence étrangère. Nous en avons eu un exemple significatif avec la « Querelle des Rites » au XVIIIe s où nous avons vu l’Empereur Yongzheng réagir violemment à l’intervention du Pape qui s’arrogeait le droit de juger des coutumes chinoises et d’en décider l’interdiction à une partie de la population.

Ce qui fut vrai sous l’Empire est toujours absolument le cas. Nous le voyons avec Falun gong : plus que tolérée puisqu’ encouragée à ses débuts (après les « événements de 1989 »), la secte de Li Hongzhi a franchi la ligne rouge en encerclant d’une chaîne humaine le siège du gouvernement à Pékin en 1999. Aggravant son cas de lèse-Zhongnanhai, le gourou s’est alors exilé aux États-Unis d’où désormais il diffuse son message et vend ses amulettes, entraînant une traque d’autant plus sans merci de ses adeptes sur le territoire chinois. C’est aussi là que git un des lièvres du « problème tibétain » : le lamaïsme est une forme du bouddhisme qui dérange considérablement Pékin dans la mesure où il suppose l’existence d’une théocratie régie selon la loi, purement religieuse, du dharma. Le pouvoir mandchou des Qing l’avait « acheté » en lui offrant un temple magnifique à Pékin. Le PCC a d’autant plus de mal à trouver le mode d’emploi d’une conciliation avec lui qu’il sait que, de longue date, sont à la manœuvre en sous-main des officines états-uniennes (cf. archives déclassifiées de la CIA).

Il reste que cette crispation de la Chine sur elle-même (associée à la phobie de l’étranger et à la persécution de l’Autre) au contact de religions qui, à la différence des « superstitions » fantaisistes des gens du peuple, englobent par nature tous les domaines de la vie politique, sociale et affective, est sans doute le symptôme de quelque chose de l’ordre d’une névrose nationale.

L’affaire est à creuser, mais un ouvrage déjà un peu ancien (1984) a mis le doigt sur cet autisme qui saisit la Chine confrontée à un dehors qui ébranle les fondations de la Muraille. C’est à dessein que ce sont les mots « Muraille » et « Face » qui servent à nommer la Chine tout au long de « Chine. Mirage d’une éternité » de Sandra Palmer (pseudonyme de quelqu’un dont on devine, sans en savoir plus, qu’il fut amené à vivre à Pékin au tournant des années 70-80). Nous en extrayons une courte citation évoquant la situation de rivalité dans laquelle se trouvent l’Église et la Face : « Chacune s’appuie sur la même structure d’exclusion : »Hors de l’Église point de salut — Hors de la Face point d’humain » (…) Or la Face flaire sa faiblesse : l’Église, par la diffusion de son identité qu’elle médiatise d’altérité, dépasse l’exclusion pour réaliser la synthèse totalisante; tandis que la Face ne répète régressivement que son identité spéculaire, dans le refus de toute médiation et l’exclusion néantisante de l’altérité; autrement dit la Face affronte l’Esprit : elle saisit confusément que si l’Église est le salut, elle n’est elle-même que farce, ou Pharaon, ou Pharisienne, car elle n’est que rite et mur : la Face, cet empire du pharisaïsme, ne supporte pas l’Évangile. » Outre que ce bel album au format italien est illustré de photos superbes d’Antoine Borromée, nous promettons d’y revenir tant les fragments de texte qui le ponctuent comme autant de chapitres sont corrosifs et décapants, donc particulièrement stimulants pour fouetter la réflexion de quiconque s’intéresse à la Chine.

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Ouvrages cités :

Lou Sin (Lu Xun) « Essais choisis » (2 tomes) Coll. 10-18 (1976)

Henri Doré « Recherches sur les superstitions en Chine » Réédité par Editions You Feng (1995)

Sandra Palmer et Antoine Borromée « Chine. Mirage d’une éternité » Ed. Mengès (1984)

Note concernant la photo jointe : elle date de 2009 et la région dont il s’agit (le Guizhou) a été évangélisée au début du XXème siècle par une Mission française assez audacieuse pour s’aventurer dans cette zone très montagneuse, restée enclavée jusqu’à une époque extrêmement récente et peuplée surtout de minorités non Han. La cathédrale de la capitale, Guiyang, encore vouée en 2000 (date de notre première visite) à l’imagerie d’Épinal du Sacré Cœur et à la statuaire saint sulpicienne la plus dix-neuvièmiste (Ste Thérèse de Lisieux, St Vincent de Paul, Bernadette Soubirous… ), a depuis fait peau neuve sous le désormais seul patronage du Bon Pasteur et d’un très sobre chemin de croix. On le voit, les gens sont restés fidèles aux images d’antan. Les sentences calligraphiées qui parlent de vertu, droiture et bienveillance infinies ne sont chrétiennes que de façon subliminale. N’importe quel confucéen bon teint peut les prendre à son compte.

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  1. Mes yeux étaient las, bien plus que là, juste après l’apostrophe : la catastrophe.

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