Billet invité. Ouvert aux commentaires.
Le droit à l’eau potable
Depuis les années 1990, on assiste à la mise en place de manœuvres mondiales autour de l’eau à une échelle d’autant plus inimaginable que le silence des grands médias français à ce sujet est accablant, à de très rares exceptions près.
Le Conseil Mondial de l’Eau a été fondé en 1996 et compte parmi ses 350 membres, des gouvernements, des ONG, des sociétés commerciales multinationales (Veolia, le groupe Suez, le groupe Bouygues, SAUR, EDF, Rio Tinto, etc.) et aussi des organisations de protection de l’environnement (WWF, Green Cross International, Action contre le Faim, etc.). Ayant son siège à Marseille, elle organise tous les trois ans un Forum Mondial de l’Eau, dont plus récent a eu lieu en Corée du Sud, à Daegu-Gyeongbuk en avril 2015. La déclaration ministérielle finale du Forum Mondial de l’Eau ayant eu lieu à La Haye en 2000 avait conclu que l’eau était un besoin vital (et non un droit) et qu’elle devait être considérée comme un bien économique dont le prix pouvait être fixé et varier selon les règles du marché mondial. L’eau était donc considérée comme une marchandise négociable, privatisable, une valeur intégrée dans le fonctionnement financier des échanges commerciaux internationaux et des marchés boursiers. Dans le contexte d’une économie libérale, la gestion publique de l’eau est présumée comme inadéquate et insuffisamment performante. L’état de délabrement des canalisations de certaines villes, de perpétuelles et importantes fuites, des méthodes de gestion dépassées, une technologie périmée, un retraitement quasi-inexistant représentent effectivement d’énormes difficultés dans de nombreux pays. De même, il est certain que les investissements pour construire et entretenir des réseaux d’adduction d’eau potable dans des cités en perpétuelle croissance (rappelons qu’en 2050, 70% de la population mondiale vivra dans des villes) sont énormes, et certaines villes ne sont financièrement pas capables de les assumer, d’autant plus qu’elles ont bien d’autres problèmes tout aussi urgents à financer et à essayer de régler. Dans bien des cas, des entreprises privées sont alors chargées de la construction des réseaux, de la distribution de l’eau potable, du recyclage dans des stations de retraitement, grâce à un transfert de prise en charge sur parfois plusieurs décennies selon diverses modalités contractuelles qui adoptent assez fréquemment le modèle français de la gestion déléguée. (*source : La gestion déléguée de l’eau, de Marcel Boyer, Michel Patry et Pierre Tremblay, Centre interuniversitaire de recherche en analyse des organisations –CIRANO, Montréal, 2001). Schématiquement, la gestion déléguée permet à la municipalité de rester propriétaire des infrastructures, tout en attribuant à des sociétés privées le fonctionnement de la totalité ou d’une partie des prestations de distribution et de recyclage de l’eau potable. Les services fournis par ces sociétés ont bien évidemment un coût, qui comprend également leur rémunération, puisqu’il s’agit de sociétés commerciales qui ont l’obligation de présenter des résultats bénéficiaires aux actionnaires et aux marchés financiers. Ce coût est pris en charge par l’utilisateur final en fonction du volume d’eau qu’il consomme, et, comme cela n’est pas possible dans tous les cas, notamment dans les pays en voie de développement, l’eau potable est alors subventionnée par l’administration de la ville et/ ou par l’Etat, c’est-à-dire par l’impôt ou par d’autres revenus publics.
L’ensemble de ces modalités n’est pas nécessairement critiquable lorsqu’elles sont basées sur un véritable partenariat qui permet aux populations d’être alimentées en eau potable, aux municipalités de se concentrer sur d’autres sujets tout en exerçant un droit de contrôle, aux sociétés privées de se spécialiser dans des procédés et des technologies complexes tout en disposant d’une marge bénéficiaire. Mais, comme nous pouvons le constater chaque jour, et à propos de multiples sujets, nous ne vivons pas dans un monde idéal.
En France, c’est une loi de 1790 qui a confié la responsabilité de la fourniture de l’eau potable aux communes. Elles ont choisi la régie directe ou assistée pour 22% d’entre elles, et la délégation vers le secteur privé à concurrence de 76%. Une loi du 2 février 1995 (loi Barnier) favorise l’information des consommateurs en obligeant les communes à dresser un rapport annuel sur le prix et la qualité des services publics de l’eau potable (*Note : voir par exemple le rapport 2012 de la Communauté d’Agglomération du Pays Ajaccien). Cette disposition de la loi Barnier répond à des critiques très sévères formulées en 1997 par la Cour des Comptes à l’égard des contrats de délégation : manque de clarté, défaut d’information de la collectivité locale et des usagers, insuffisance des contrôles, absence de concurrence. En janvier 2012, la Commission Européenne a ouvert une enquête sur les entreprises Veolia, Suez Environnement et Saur (une filiale de Bouygues) qui détiennent 75% du marché privé de la gestion de l’eau en France et qui sont soupçonnés d’avoir « coordonné leur comportement sur les marchés des services de l’eau et des eaux usées en France, en particulier en ce qui concerne des éléments du prix facturé au consommateur final ».
Lorsque des groupes de pression privés essayent d’influencer les instances internationales pour qu’elles ne considèrent pas l’eau comme un droit, cela permet par conséquent de s’affranchir de tout devoir, de toute obligation et de toute forme de responsabilité. Si l’eau potable est uniquement considérée comme une marchandise librement négociable, les mécanismes de fonctionnement des marchés internationaux du commerce et de la finance ne s’intéressent aucunement au droit de tous à la vie. C’est pourquoi l’Assemblée Générale des Nations-Unies a adopté le 28 juillet 2010 (AG10967, A/RES/64/292) un projet de résolution déposé par la Bolivie qui déclare que « le droit à une eau potable salubre et propre est un droit fondamental, essentiel au plein exercice du droit à la vie et de tous les droits de l’homme ». Il convient de noter que ce n’est pas un pays occidental qui a déposé cette résolution sur une question aussi fondamentale, mais la Bolivie que d’aucuns ne savent même pas situer sur une carte. En outre plusieurs pays se sont abstenus de voter, comme par exemple les États-Unis, le Japon, la Grande-Bretagne, le Canada, en déplorant le manque de transparence des négociations et des difficultés de procédure (les problèmes de méthodologie sont tout aussi importants dans les instances internationales qu’au niveau des recherches scientifiques). Enfin, soulignons la date : le droit à l’eau potable est reconnu 41 ans après les premiers pas de l’homme sur la Lune…
Cette déclaration de principe ayant au moins l’avantage d’exister, la réalisation concrète de ce droit à l’eau prendra peut-être 40 années supplémentaires ce qui laissera le temps aux différentes délégations nationales de se mettre d’accord sur une meilleure méthodologie, et à l’homme de faire ses premiers pas sur Mars. Tout au moins si nous disposons encore de suffisamment de temps.
Le droit à « une eau potable salubre et propre » va devoir inventer des mécanismes de solidarité au sein de chaque pays pour garantir l’accès à l’eau potable des populations économiquement défavorisées. Au niveau international, une coopération devra se mettre en place pour que chaque pays puisse se doter des infrastructures nécessaires et au développement des compétences indispensables à leur entretien sur le long terme. Il faudra aussi pouvoir répondre à d’éventuelles situations d’urgence. En Afrique du Sud, l’eau est un droit constitutionnel et chaque usager bénéficie chaque jour de 25 litres d’eau gratuite. En Uruguay, c’est une campagne citoyenne qui a permis d’inscrire le droit à l’eau dans la constitution de ce pays en 2004. Ces dispositions limitent quelque peu les ambitions financières de certaines entreprises privées habituées à se ménager une position dominante dans des pays parfois façonnés par la corruption, et à pratiquer de manière généralisée le manque de transparence sur les prestations et sur les tarifs. Mais le modèle économique libéral cherche, malgré un certain nombre de revers, à s’étendre par l’intermédiaire de l’action de multinationales toujours avides de nouveaux marchés tout en s’affublant d’un discours pseudo écologique et de lutte contre la pauvreté totalement ou partiellement mensonger.
En mars 2012, Veolia (associé à une compagnie indienne) a signé un contrat avec la ville de Nagpur (2,7 millions d’habitants) en Inde. D’une durée de 25 ans, ce contrat a l’ambition d’alimenter en permanence les habitants en eau potable, y compris dans les bidonvilles, alors que la distribution actuelle ne dure que quelques heures par jour, pour une eau devenue non potable puisque contaminée par des polluants chimiques et organiques avant son arrivée chez l’utilisateur, et dont 70% de l’eau qui sort des usines de traitement est perdue en raison des fuites et des vols. Pour un investissement de 18 millions d’euros (et de 42 millions d’euros à la charge de la municipalité), Veolia compte engranger un chiffre d’affaires de 387 millions d’euros sur 25 ans, ce qui fait titrer triomphalement par le journal Les Échos : « L’Inde, futur eldorado pour les géants français de l’eau » (*source : Les Échos du 1er octobre 2012). Le journal s’enthousiasme pour « des perspectives quasi illimitées », d’autant plus que les autorités locales de l’Éat du Karnataka envisageaient des privatisations plus générales par la suite. En juin 2013, le bilan est tout autre. Seuls 27 kilomètres de canalisations avaient été remplacées sur un total prévu de 2.100 kilomètres, 876 nouveaux foyers (en tout et pour tout) ont été connectés au lieu de 6.000 prévus par mois, le prix de l’eau a été augmenté de 3 à 8 roupies par KL (kilolitre) dans une zone pilote, les sous-traitants étaient tellement sous-payés que les plombiers de la ville ont fait une grève de la faim, les matériaux utilisés étaient de qualité inférieure (avec les conséquences que cela implique sur leur durée de vie), un nouveau réservoir a été mis en place sans avoir été dépollué et la contamination du réseau a interrompu le service pendant 15 jours, la municipalité a été obligée de relever le budget de l’opération de 42 millions d’euros à 67 millions d’euros, les trafics de détournement d’eau à des fins privées à l’aide de camions-citernes par des cadres ou de simples chauffeurs n’avaient pas cessé ce qui a donné lieu à plusieurs reprises à des émeutes. L’unanimité des partis politiques (ce qui est plutôt rare) formant le Conseil Municipal a non seulement demandé au maire l’annulation du contrat mais aussi d’entamer une procédure judiciaire contre l’opérateur privé pour le non respect de certaines clauses contractuelles, etc. (*source : http://multinationales.org/Veolia-en-Inde-version-longue). Au centre de tous ces « désordres », Veolia déclarait qu’elle n’était pas « pour l’instant » dans une logique de rentabilité économique, ce qui relève presque du sketch comique pour une entreprise cotée en Bourse en pleine période d’investissement…
Un autre bilan a été établi par un magazine indien qui s’est penché sur la progression de 30 projets de contrats de privatisation de l’eau (*source : Outlook, 24 juin 2013). Les conclusions sont particulièrement sévères : aucun des projets n’avait respecté ses promesses. La viabilité de 4 de ces 30 projets est entièrement remise en question, accusations de corruption, tractations politiques et financières, manifestations de populations mécontentes, augmentation des tarifs de 100% en moyenne, opacité et lourdeur administrative, conflits d’intérêts, non respect des délais et des prestations, matériaux défectueux ou de mauvaise qualité, sont autant d’obstacles rencontrés en pratique. En décembre 2013, le parti anti-corruption Aam Aadmi (« l’homme ordinaire ») a remporté les élections municipales de New Delhi. Le nouveau maire a décidé début 2014 d’instituer un quota d’eau gratuite pour tous les habitants, affirmant ainsi que l’eau est un droit pour tous. Mais tous ne l’entendent pas ainsi : certains fonctionnaires de l’autorité de l’eau (Delhi Jal Water Board) sont accusés de corruption et de complicité avec une véritable mafia de vente d’eau par camions-citernes. Les quatre projets-pilote de partenariat public-privé mis en place entre l’ancienne municipalité de Delhi et Veolia, Suez Environnement et Jerusalem Water vont être vérifiés par une commission d’enquête, et, éventuellement rediscutés. Les oppositions restent donc particulièrement vives entre les partisans de la privatisation et la gestion publique de l’eau potable.
L’exemple de l’Inde a été volontairement très détaillé pour démontrer trois choses. La première témoigne de la grande différence qui peut exister entre des effets d’annonce volontiers repris par différents médias et une réalité objective beaucoup plus complexe et difficile, voire contradictoire, que les mêmes médias se gardent bien de rapporter par la suite. La seconde prouve que le discours des partisans du libéralisme se répandant en véritables meutes pour asséner que seule la privatisation du secteur de l’eau permettra de sauver les populations pauvres est un mensonge. La troisième enfin confirme que tant que les multinationales envisagent un nouveau contrat comme une conquête militaire destinée à piller les ressources voisines pour nourrir leur structure interne sans avoir aucune considération vraie pour le bien commun, et tant que les pouvoirs publics entretiennent le clientélisme grâce à la distribution de sous-privilèges pour assurer la pérennité élective de dirigeants politiques s’accrochant à leurs pouvoirs et à leurs prérogatives, l’accès des Indiens et plus généralement de centaines de millions de personnes à « une eau potable salubre et propre » prendra de très nombreuses années.
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