Monsieur Devroegh

Vous êtes nombreux à me demander quelle est la raison de ce qui apparaît chez moi comme une véritable allergie à certains types de personnalités.

J’ai déjà eu l’occasion de donner différentes raisons (sur un plan qui demeurait de l’ordre de la pure rationalité) et, en particulier, lors de débats : la propension à verser dans la mauvaise foi et à recourir, de manière impardonnable selon moi, aux attaques ad hominem. Mais je me suis posé la question tout à l’heure, s’il n’y avait pas là chez moi quelque chose de plus profond.

Quand on a fait une psychanalyse (et qu’elle a eu la chance d’avoir été réussie), on a acquis du coup la capacité de réaliser de petites séances d’auto-analyse qui font remonter en surface des éléments éclairants.

C’est ce que j’ai fait tout à l’heure. M’est revenu ainsi, dans toute son horreur, le spectre de M. Devroegh.

M. Devroegh était mon prof de maths à l’athénée de Saint-Gilles (en français : « lycée »). Il nous enseignait les mathématiques très correctement mais il était la proie de ce que j’appellerai des colères imprévisibles qui le conduisaient à s’en prendre au hasard à l’un ou l’autre d’entre nous.

Je me souviens de manière très vivace d’un jour où il écrivait au tableau noir l’énoncé d’un théorème et qu’il s’est retourné soudain vers nous qui recopions consciencieusement tout cela dans notre cahier, le visage écarlate, distordu par la fureur : « J’ai dit : ‘A fortiori’, mes petits messieurs ! Je n’ai pas dit : ‘À force de théorie’ ! Vous m’avez bien entendu : je vous aurai prévenus, vous ne viendrez pas geindre ! »

Nous avions treize ou quatorze ans, aucun d’entre nous n’aurait songé à écrire « à force de théorie » alors qu’il avait entendu « a fortiori ». M. Devroegh était la proie de démons intérieurs qui le tourmentaient, hors de portée des adolescents que nous étions, mais victimes potentielles, nous, de sa rage.

Devroegh nous a appris deux choses : la trigonométrie et le sens de l’injustice. Il a illustré pour nous ce qu’était l’accusation sans fondement, vis-à-vis de la classe dans son ensemble ou de l’un de nous pris au petit bonheur et devenu la victime instantanée du sadisme viscéral qui était au fondement de sa personnalité et qu’il était incapable de maîtriser.

Pour certains d’entre nous, cela a été trop : ils ont quitté l’orientation « maths ». Aux autres, ceux qui ont survécu à son hybris, M. Devroegh a inoculé l’allergie à l’injustice, et nous a fortifiés de la détermination à la combattre de toutes nos forces.

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