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Et dans cette immensité, figurez-vous ce réseau : des orbites de soleils reliées par des ellipses de comètes ; les comètes jetées comme des amarres d’une nébuleuse à l’autre. Ajoutez les vitesses et les flamboiements, des astres faisant des courses de tonnerres. Abîmes, abîmes, abîmes. C’est là le monde.
Victor Hugo, Voyage de 1843
En 2004, j’ai eu le sentiment qu’une catastrophe financière de très grande ampleur se dessinait. Je travaillais alors aux États-Unis dans la finance, dans le secteur prime, le parent riche d’un secteur où le parent pauvre s’appelait subprime. Je me trouvais de fait en position de témoin, et me voyant assigné selon moi la responsabilité d’avertir le monde des nuages qui s’amoncelaient.
Au printemps 2005, le manuscrit de La crise du capitalisme américain était prêt. Aucun des économistes à qui les éditeurs sollicités par moi le firent lire n’était disposé à croire qu’une crise menaçait et il me fallut près de deux ans d’efforts avant que le livre ne paraisse.
La crise du capitalisme américain parut en janvier 2007. L’éditeur, toujours quelque peu sceptique, en avait transformé le titre sur un mode interrogatif en Vers la crise du capitalisme américain ? (le titre original serait rétabli lors du retirage en 2009 chez un nouvel éditeur). La crise débuta le mois suivant quand les titres adossés à des prêts au logement subprime perdirent brutalement de leur valeur. Elle culmina en septembre de l’année suivante quand le système financier s’effondra brutalement à la suite de la faillite de la banque d’investissement Lehman Brothers, nécessitant pour son sauvetage l’injection par les banques centrales de centaines de milliards de dollars et d’euros.
Le livre parut suffisamment tôt pour que le mérite d’avoir annoncé la crise me fût reconnu mais trop tard pour avoir aucun impact sur la suite des événements.
Paraissant en 2005, aurait-il réellement pu prévenir la crise ? À la lumière d’événements ultérieurs, j’en doute très sérieusement. Dix ans plus tard en effet, en 2014, je fus saisi du même sentiment qu’un désastre était en préparation et qu’il était de mon devoir d’alerter mon prochain. Ma réputation d’avoir été « l’homme (ou l’un des rares hommes) qui avait annoncé la crise des subprimes » me servit cette fois : le manuscrit fut terminé fin 2015 et Le dernier qui s’en va éteint la lumière. Essai sur l’extinction de l’humanité fut publié en mars 2016.
Si la crise des subprimes avait été catastrophique, l’extinction du genre humain s’annonçait comme un désastre encore bien plus formidable.
Mes hôtes à la radio ou à la télévision eurent l’amabilité de me présenter dans des termes comme ceux-ci : « Il nous parle sans doute de l’extinction de l’homme mais ne prenons pas cela à la légère : souvenez-vous, parmi quelques très rares analystes seulement, il avait annoncé la crise des subprimes ! ».
S’il me prenait l’envie de me plaindre de la réception de Le dernier qui s’en va éteint la lumière, mon éditeur me jugerait ingrat : il s’agit en effet de mon livre qui s’est le mieux vendu, une traduction en chinois est en cours, et l’ouvrage paraîtra dans quelques semaines en livre de poche.
Mais au risque de me montrer ingrat en effet, je voudrais souligner cependant ceci : quand on annonce l’extinction du genre humain, le but n’est pas de vendre un nombre X d’exemplaires d’un livre (20.000 en l’occurrence) : il est de sonner l’alarme en vue d’un éveil des consciences et d’une mobilisation des efforts. Et pour ce qui touche à cela, je ne suis encore arrivé à rien.
Ma tentative a, je dois l’admettre, échoué jusqu’ici. Oui, l’édition en livre de poche permettra à des lecteurs plus jeunes de lire Le dernier qui s’en va éteint la lumière, oui, une publication en chinois suscitera sans doute l’intérêt d’un éditeur anglophone, mais le fait est qu’en termes de véritablement sonner l’alarme, je ne suis encore nulle part.
Et le temps presse. Le temps presse de deux manières. Objectivement parce que tout se défait autour de nous, et subjectivement, parce que j’ai soixante-dix ans, et que si j’ambitionne de continuer à peser sur la suite des affaires, les statistiques me donnent encore 14 années en moyenne, sans compter que, comme tout un chacun, rien ne m’empêche de disparaître demain ou de sombrer dans la démence sénile.
Vu le faible résultat obtenu jusqu’ici en tant que lanceur d’alerte sur cette question de l’extinction du genre humain, je n’ai d’autre choix que de persister à enfoncer le clou, quitte à reformuler et à affiner mon message pour tenter de susciter un plus grand intérêt, et surtout, l’engagement d’un plus grand nombre de mes contemporains en vue de renverser la vapeur.
Il est vrai que dans mon ouvrage précédent je ne me suis nullement préoccupé de justifier que l’extinction menace véritablement : je me suis contenté de signaler que les personnalités les plus dignes de confiance sur le sujet l’affirment, pour passer sans transition à la question que j’entendais éclairer : sommes-nous outillés pour la prévenir ? La conclusion à laquelle je parvenais était que nous sommes très mal équipés pour empêcher l’extinction, ce qui rend la mobilisation d’autant plus nécessaire et pressante. Y parviendrons-nous toutefois ? Je laissais la question sans réponse. Si ce devait ne pas être le cas, nous éprouverions toutefois la consolation d’avoir été un accident dans l’histoire de l’univers tout spécialement remarquable : ayant laissé après nous une génération de machines ultra-sophistiquées capables éventuellement de nous survivre, voire même d’entreprendre la colonisation des étoiles que nous aurions échoué à réaliser nous-mêmes.
Cet argument final dans ma démonstration passa entièrement inaperçu de mes commentateurs. Ou plus précisément, il fut invoqué de rares fois mais alors pour souligner dans la bouche de mon interlocuteur le caractère en réalité peu crédible de ma thèse de l’extinction : « Je vous prends à témoin, disait-il, quiconque croit à l’extinction, croit aussi bien que nous serons remplacés par un monde de robots ! ».
Peut-on imaginer que si l’hypothèse du robot comme notre successeur avait été prise au sérieux, j’aurais peut-être moins souvent entendu siffler à mes oreilles le commentaire selon lequel mon livre était « pessimiste », puisqu’une telle évolution signifierait un extraordinaire exploit de l’espèce humaine au regard de l’histoire de l’univers, l’homme ayant réalisé à lui tout seul une étape inédite : ayant prolongé le biologique dans un impressionnant dépassement par rapport à celui-ci, l’invention inouïe du technologique ?
Ceci dit, je ne le crois pas : la plupart des personnes à qui j’ai pu parler considèrent comme également pessimiste la perspective d’une extinction pure et simple du genre humain et la prospective d’une extinction de l’homme accompagnée d’une colonisation des étoiles par des machines dont il aurait été l’inventeur. Ce fait, l’absence de fierté de l’homme à l’égard d’un exploit dont nous n’avons cependant aucune preuve qu’il ait jamais eu lieu ailleurs dans l’univers, constitue pour moi l’un des éléments venant conforter une thèse annexe défendue dans Le dernier qui s’en va éteint la lumière, à savoir que l’homme est englué depuis l’aube des temps dans un état profondément dépressif, dont l’origine est plus que probablement la prise de conscience par nous de notre caractère fini – de notre mortalité – en tant qu’individu. L’homme aurait pu se réconcilier avec le donné de sa finitude – et quelques individus ça et là semblent avoir su le faire au fil des temps – au lieu de cela il s’est bercé d’illusions de différents types, dont Freud a établi le déprimant catalogue : perdre la tête par le biais de la drogue, imaginer être en réalité immortel dans un monde parallèle invisible, trouver une consolation partielle dans l’abandon au sentiment esthétique, ce qui veut dire chercher le réconfort dans la beauté du monde qui nous entoure et dans la capacité des artistes, puisant dans le fonds de leur inspiration, à produire une beauté inédite à partir de rien.
C’est cet état dépressif qui nous interdit de ressentir ce qui serait une fierté parfaitement légitime pour ce qui est sûrement une première dans notre système solaire et qui l’est peut-être à l’échelle de l’univers tout entier, à savoir ce que l’homme a réalisé avec la technologie, et qui nous conduit à dénigrer ce qui fait pourtant de l’homme un prodige, quand nous qualifions le technologique d’« artificiel », c’est-à-dire de « contre nature », la nature ayant droit à notre admiration béate dans tout ce qu’elle génère, à cette exception près – paraît-il – quand elle le fait par notre propre truchement, notre intermédiaire ayant -semble-t-il – ce pouvoir singulier d’avilir tout ce qu’il touche.
Si cet état dépressif est bien attesté, et s’il est bien dû à notre incapacité à intégrer une fois pour toutes le donné de notre mortalité individuelle, un remède à cela serait bien sûr d’assurer notre immortalité en tant qu’individus et il n’est pas totalement exclu que de nouveaux progrès dans la technologie médicale rendent un jour la chose possible.
Quoi qu’il en soit, une course est désormais engagée entre la menace d’extinction de notre propre espèce, et notre capacité à produire des machines susceptibles de nous survivre.
Et ceci devrait nous conduire à raffiner l’hypothèse de l’extinction dans cette perspective particulière, ce qui offrirait au passage le bénéfice d’éclairer le débat ayant lieu aujourd’hui autour des notions de transhumanisme et de posthumanisme.
Il y a plusieurs dimensions à envisager pour différents scénarios possibles : 1° l’homme survira-t-il ou non, à l’échéance de quelques siècles au moins, 2° produit-il des machines capables de fonctionner de manière autonome par rapport à lui, et par conséquent à même de lui survivre éventuellement, et 3° dans quel décor ces événements se dérouleront-ils, est-ce sur la Terre ou bien est-ce sur d’autres planètes ?
Je vais retenir, dans cet espace de possibles, quatre grands scénarios.
Premier scénario, l’homme parvient à continuer de vivre sur la Terre. Il mène par ailleurs une conquête spatiale distraite, comme il le fait aujourd’hui, par lui-même et à l’aide de machines plus ou moins autonomes.
Second scénario, l’homme disparaît et les machines qu’il a inventées disparaissent à brève échéance après lui.
Troisième scénario, l’homme disparaît mais les machines qu’il a mises au point lui survivent et entreprennent la colonisation des étoiles.
Quatrième scénario, l’homme parvient à continuer de vivre sur terre mais au prix d’une adaptation technologique de sa propre personne ; il mène lui-même la colonisation des étoiles mais il a pris une forme augmentée : il est profondément modifié dans son être-même ou combiné de diverses manières à des éléments d’ordre technologique plutôt que biologique.
Je vais désigner d’un nom, que je justifierai ensuite, chacun de ces quatre scénarios. J’appellerai le premier, « fin de l’histoire », le deuxième, « extinction », le troisième, « posthumanisme », et la quatrième, « transhumanisme ». Je ne pense pas trahir le sens habituel de ces mots ou expression en les nommant ainsi.
On m’accordera que le deuxième scénario, où l’homme a disparu, correspond bien à ce que nous désignons d’extinction.
Un scénario où l’avenir de l’homme n’est pas menacé et où il poursuit une conquête spatiale sans ambition à son rythme, correspond me semble-t-il – et tout particulièrement si l’on contraste ce scénario avec celui de l’extinction – à ce qu’Alexandre Kojève appela la « fin de l’histoire », expression qui fut reprise plus tard par Francis Fukuyama pour décrire notre époque, avant qu’il ne se ravise, jugeant trop élevée la probabilité d’un homme à proprement parler posthumain (Our Posthuman Future, 2002). À l’époque de la fin de l’histoire, des événements ont encore lieu bien entendu, mais aucun changement de grande magnitude n’intervient plus, on assiste au constant retour du même, ce qui implique en particulier que l’humanité n’est pas en péril : « il n’y aura jamais plus rien de nouveau sur terre » (Kojève 1947 : 443).
Dans le troisième scénario, les êtres humains ont bien disparu, mais ce qui distingue la situation qui s’ensuit d’une simple extinction est que l’homme s’est en fait assuré d’une postérité, l’histoire se poursuit mais c’est celle de la machine qui est le descendant de l’homme. Le terme de « posthumanisme » me semble tout particulièrement bien adapté à décrire ce scénario, puisque le souvenir de l’homme hantera nécessairement les robots, en tant que figure paternelle et/ou maternelle.
Enfin, pour le quatrième scénario, celui d’un homme toujours en vie, mais peut-être méconnaissable par rapport au visage qui est le sien aujourd’hui, le terme de « transhumanisme » me semble apte à en rendre compte, le préfixe « trans- » pouvant évoquer entre autres, une transformation.
À la différence donc de mon précédent livre, Le dernier qui s’en va éteint la lumière, je ne me contenterai pas dans Qui étions-nous ? de chercher à sortir de leur torpeur mes contemporains en levant solennellement devant leurs yeux médusés le rideau qui leur révèle le spectacle de l’extinction, alors que, par inconscience ou par manque d’imagination, ils pensent vivre eux et leurs descendants, pour les siècles des siècles, dans un monde caractérisé par la fin de l’histoire, un monde que n’agitera plus à jamais que de simples péripéties.
J’ignore bien entendu lequel de ces scénarios sera celui auquel nous assisterons, je ne cacherai pourtant pas au lecteur quel est celui dont j’ai le sentiment qu’il se réalisera, sentiment fondé à la fois sur une analyse des faits et sur mon intuition, celle-ci étant informée par mon expérience d’anthropologue, de chercheur autrefois en Intelligence Artificielle puis en finance. Il s’agit selon moi du « posthumanisme ». Je n’en reste pas moins convaincu qu’il est de notre devoir de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour conjurer l’extinction du genre humain – l’une des deux composantes, je le rappelle, aux côtés du triomphe du robot, du scénario posthumaniste – et de mettre en place les conditions, soit du scénario « fin de l’histoire », soit du scénario « transhumanisme », qui nous verraient toujours présents, avec les mêmes grandes forces et les mêmes immenses faiblesses qui nous ont toujours caractérisés.
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Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel (1933-1939), retranscription des leçons par Raymond Queneau, Paris : Gallimard, 1947
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