Billet invité.
Écologiser culture et civilisation est devenu en quelques années un leitmotiv qui, on l’espère, n’est pas qu’une question de mode. Le retour à la terre, à la slow-food et à quelques Amap représentent une minorité d’actions qui participent bien entendu à un « effet colibri », mais, soyons sérieux : « Tout reste à faire ». Par où commencer ?
La dernier livre d’Edgar Morin, Écologiser l’homme (Éd. Lemieux, 2016 -133 p) et celui d’Hubert Védrine, Le monde au défi (Éd. Fayard, 2016 – 117 p) convergent sur une constatation inquiète : la situation actuelle du monde est sombre. Leur proposition commune pour sortir d’une course à l’abîme est l’absolue nécessité d’une « écologisation de la planète ». Sans définir pleinement la charge sémantique du verbe « écologiser » et du substantif correspondant, on se contentera d’une vision « écolo » traditionnelle, d’une prise en compte de la qualité de vie sur la planète laissée à nos enfants, situation déjà compromise. Ces auteurs parviennent à cette convergence de vue par des chemins et des expériences différentes qui correspondent aux interrogations d’une majorité croissante et ils manifestent leur inquiétude du peu d’impact de ce constat sur leurs concitoyens.
Les réflexions d’E. Morin sont bien connues sur la nécessité d’une approche multidisciplinaire de toutes les situations de la vie, de l’écologie à la sociologie et à la politique. Pour autant ses recommandations pour approcher les difficultés de la vie à travers l’inter-, la trans-, la pluri- et la multidisciplinarité ne sont pas d’un abord facile pour tout un chacun. Le citoyen français par culture et par tradition, se repose facilement, voire paresseusement, sur une approche et une observation qui se voudraient cartésiennes d’une nature découpée façon puzzle. Mais cette philosophie mono-spécifique ne suffit pas pour rendre compte de la vie, des fonctions et des dérives possibles d’un écosystème, quel qu’il soit. D’un côté, on cherche à découper la complexité en pièces de puzzle, de l’autre, chacun perd confiance car il sait par expérience qu’en remontant le puzzle, les pièces réunies ne garantissent pas toujours leur bon fonctionnement, surtout en économie et en politique : la nature n’est pas cartésienne et le risque de dérives pathologiques est aussi une évolution « naturelle ».
Avec E. Morin, il faut « accepter » que tout phénomène est en soi d’étiologie multifactorielle et que l’analyse des phénomènes les plus simples doit faire appel à différentes disciplines pour rendre compte d’une évolution cohérente. Mais il faut aussi prendre un peu de recul pour se rendre compte que l’environnement participe à l’évolution et nous n’avons pas toujours conscience de l’importance de cette participation. Bref l’écologie est une activité pluridisciplinaire et viser une écologisation des esprits impose de sortir de sa spécialité, de sa discipline et de s’ouvrir au reste du monde à la fois pour mieux le comprendre, y participer en meilleure connaissance de cause, et éventuellement y contribuer de manière plus efficace.
- Védrine est convaincu que « le monde fait face à un compte à rebours écologique » et souligne à plusieurs reprises « qu’aucune partie du monde n’est à l’abri du compte à rebours écologique qui ne menace pas que les îles du Pacifique ». Mais sa réflexion reste du domaine de l’incantation : « Cette gigantesque reconfiguration de l’humanité…. bientôt reconfigurera tout… Et cette prise de conscience deviendra la force principale » (pp. 115-116).
- Morin de son côté, souligne qu’il existe un facteur limitant majeur au progrès nécessaire : la bureaucratisation des administrations ! Qu’il s’agisse de structure publique ou privée, les bureaucraties fonctionnent sur les mêmes principes de centralisation et de spécialisation qui deviennent vite pathologiques : « Une maladie qui conduit à la sclérose, la compartimentation et à la fragmentation de la pensée ». Et encore : « L’excès de centralisation, de hiérarchie et de formalisation des procédures occasionne une perte des initiatives et du sens des responsabilités pour tous ceux qui ne peuvent qu’obéir. La bureaucratie ne peut que générer l’irresponsabilité ; l’inertie et l’inintérêt hors de son secteur compartimenté » (pp. 101-102). Ou bien : « On voit bien que le problème de la débureaucratisation déborde largement les services et les administrations de l’État et constitue une forme interdépendante de la société » (p. 103). Et encore : « Parmi les formidables défis qui se posent en chaque société et pour l’humanité tout entière, sans oublier les dérèglements économiques et démographiques, les régressions et piétinements démocratiques…, les développements hypertrophiés de la technobureaucratie » (p. 117).
C’est là que la culture et l’expérience du lecteur, de l’observateur, plus ou moins professionnel, reste le seul outil de décryptage. C’est pourquoi on ne perçoit pas d’emblée les effets nocifs de certaines administrations tant leurs pratiques ont pu être intériorisées. Les us et coutumes de la « bureaucratisation » avec ses avantages et ses pathologies sont disséqués par la sociologie et l’anthropologie de longue date dans des centaines de publications et rapports mais il ne semble pas que le politique, auquel on pourrait penser que ce travail est destiné, en fasse usage ! Il y aurait sans doute trop à perdre et de toutes les façons il ne sait pas faire autrement. Toutes les tentatives de simplifications administratives semblent vouées à l’échec de la bouche même des responsables de ces secteurs. (Cf. différentes entrevues de M. Thierry Mandon, Secrétaire d’État à l’Enseignement supérieur et à la Recherche, à France Info : « les collectivités territoriales… une architecture complètement illisible, mairies, communautés de communes ou d’agglomérations, métropoles, régions » et les conférences du Vice-président du Conseil d’État : Jean-Marc Sauvé )
Pour s’en persuader parmi des documents français accessibles, il faut citer les travaux de Michel Crozier, compagnon de réflexion de la nouvelle société de J. Delors et J. Chaban-Delmas, peu suspect d’être un gauchiste anarchiste, et plus récemment ceux de Béatrice Hibou qui dénoncent la bureaucratisation comme une étiologie structurante de la dérive néolibérale mondiale. Dans Le phénomène démocratique » (Éd. Seuil, Points 1963), M. Crozier après plusieurs enquêtes approfondies de différents groupes privés et publics propose cette conclusion très anthropologique : « La fonction profonde de la rigidité bureaucratique peut s’analyser finalement comme une fonction de protection » (p. 255)
Cette rigidité est facilitée par l’attitude qui consiste à éviter d’élargir le champ de réflexion, de rester arcbouter sur quelques domaines très limités d’où il est dangereux de sortir ! Crozier souligne combien l’agent administratif n’aime pas la discussion en tête à tête, toute mise en perspective, toute argumentation pouvant être dangereuse pour « sa » rationalité limitée des débats et pour sa carrière d’où la nécessaire protection que chacun a entendu cent fois : « Ce n’est pas mon domaine ! Ce n’est pas mon problème ! Je ne veux pas le savoir ! »
Cette fin de non-recevoir est l’exact opposé à l’attitude du scientifique qui reste ouvert à la critique, ne serait-ce que pour mieux structurer et renforcer ses propos. Le scientifique accepte que des facteurs limitants conscients ou inconscients puissent apparaître à tout instant en fonction de l’évolution de paramètres connus ou inconnus, imprévus.
Pour E. Morin la bureaucratisation de l’administration est un obstacle majeur à toute velléité d’écologiser l’homme et les sociétés. Cette organisation de la société a construit au sein du millefeuille administratif, des tribus et des strates si refermées sur elles-mêmes qu’il est vain de prétendre les « écologiser » car ce serait s’ouvrir à une responsabilité éthique qui les obligeraient à prendre position !
Védrine ne dit pas autre chose quand il déclare au Nouvel Économiste (22/7/14) : « Notre pays est verrouillé de l’intérieur […] Pessimisme, mélancolie, découragement… quel que soit le mot employé, tout se mêle pour qu’au bout du compte le pays soit bloqué. En ce qui concerne les élites françaises, il y a un mélange de prétention, d’arrogance et de vexation. »
Sociologues et anthropologues ont constaté que ce conservatisme d’inertie est également un frein majeur à toute innovation technique pourtant nécessaire pour mieux vivre ensemble et ce, de manière plus écologique. Parce que, du simple fait d’une population croissante, il faudra être plus exigeant quant à la gestion de notre environnement, au quotidien.
Alors « Écologiser l’homme », c’est à la fois un défi éthique et un vaste programme culturel, quasi révolutionnaire.
La géologie c’est fascinant. A regretter que notre temps de vie ici bas est bien insuffisant pour explorer tout ce…