Billet invité.
Un court préambule nous paraît s’imposer avant d’aborder notre sujet du jour. Le monde médiatique n’en finit pas d’en frémir et d’en gloser : Xi Jinping a ouvert les travaux du gratin de la finance et du libéralisme à Davos, haut lieu annuel de l’appel bien connu : « Milliardaires de tous les pays, unissez-vous ! », petite sauterie à la montagne entre puissants dont la date a été cette année obligeamment avancée pour ne pas priver la Chine de son président le jour du Nouvel An ! Il est divertissant d’entendre tous les commentateurs, dont les boussoles s’affolent, hoqueter de surprise en constatant que M. Xi est venu y faire l’éloge de la mondialisation et de pratiques économiques qu’on range habituellement sous le nom de capitalisme ! Mais que croyaient-ils donc ? Que Xi Jinping venait à Davos pour y donner un cours de marxisme-léninisme ?
Cette fois-ci, nous proposons de nous intéresser simultanément à deux images posées ici côte à côte. Situons-les : année 2014, rues du centre de Shanghai donnant lieu à une flânerie de hasard ponctuée par ces images qui s’y succèdent de lampadaire en lampadaire. Si elles nous intéressent ici, c’est qu’on peut y lire un raccourci assez éloquent de la Chine d’aujourd’hui. Dit autrement, ces images par leur rapprochement résument les noces de la propagande (politique) et de la publicité (commerciale) et en disent presque autant qu’un long discours. Que voit-on en effet s’y côtoyer ?
Le héros type de la propagande maoïste labellisé « grande époque » : le jeune Lei Feng, l’orphelin exemplaire qui a offert sa vie au Parti Communiste et s’est porté volontaire sur tous les fronts pionniers. Adopté par l’Armée Populaire de Libération (APL), il n’a écouté que son dévouement et cela l’a jeté, comme beaucoup d’autres petits soldats, dans la grande « bataille de l’acier » du combinat sidérurgique d’Anshan dans les glorieuses années de la construction du socialisme. Un accident de la route a fauché sa vie héroïque en 1962, alors qu’il n’avait que 22 ans. Le journal qu’il tenait scrupuleusement a alors livré à la postérité le plus beau de son histoire : il y consignait en effet tout ce qu’il accomplissait au quotidien pour se montrer digne de son père-Parti et de sa mère-Patrie. Un catalogue de bonnes actions particulièrement édifiant ! La devise modeste et orgueilleuse qu’il avait choisie était de se vouer à être « une petite vis révolutionnaire qui ne rouille jamais » ! Dès 1963, Lei Feng devient une légende : sur décision de Mao, il incarne le modèle à suivre et à encenser qui est offert à la jeunesse chinoise (celle qui fournira 3 ans plus tard les bataillons de « gardes rouges »). Que Lei Feng n’ait peut-être pas réellement existé, que son journal posthume soit un faux comme c’est probable, ce sont choses de bien peu d’importance. De toutes façons, dans les années 50 où la guerre de Corée ouvrait un front à la frontière nord de la Chine et où, dans un pays dévasté par la guerre avec le Japon, puis la guerre civile, tout était à reconstruire et où il y avait des millions de gens à nourrir, loger, vêtir et soigner, il ne fait aucun doute qu’il y a eu réellement des milliers de Lei Feng ! Ce personnage-culte de l’épopée marxiste-léniniste n’a jamais été relégué au grenier des vieilles lunes, il a continué à édifier les jeunes Chinois de génération en génération, avec plus ou moins d’insistance et de conviction selon les périodes. Nous ne certifions pas que le récit de ses B.A. se déroule encore devant des classes pleurant à chaudes larmes comme ce fut longtemps le cas, mais on compte toujours sur la « petite vis révolutionnaire » pour ne pas rouiller et fortifier le sens moral, l’abnégation et l’altruisme des enfants uniques du XXIe s ! Chaque 5 mars, l’ensemble de la jeunesse chinoise est invitée à célébrer Lei Feng de toutes les manières possibles. Les images dont nous nous servons ici datent d’un début de mois de mars et constituent donc un vibrant appel à s’apprêter à « Hisser au plus haut (notre) civilisation en y faisant souffler le vent régénérateur d’une large propagation de l’esprit de Lei Feng« . Visiblement Lei Feng sert opportunément à « visser » les boulons de la reprise en main « socialiste » de la Chine de Xi Jinping et sa légende est résolument enrôlée, en renfort aux écrits confucéens, dans la panoplie des moyens mis en œuvre en vue d’un réarmement moral de la nation chinoise.
Voilà pour la propagande, passons maintenant à la publicité : ces images, à nos yeux beaucoup plus familières, attirent à peine notre regard et pourraient sans doute se passer de commentaires. Sous tous les cieux, la pub n’a qu’un seul but : séduire pour vendre ! Ici il s’agit d’accessoires de mode, en l’occurrence de grands sacs fourre-tout chic que l’image décline en plusieurs modèles. On remarquera que l’on est passé sans transition aux antipodes de l’esprit national austère exalté par l’imagerie du type Lei Feng. Ces jeunes femmes qui accompagnent notre promenade sont par l’allure, la posture, la désinvolture et le look d’ensemble 100% occidentales. En matière de consommation « futile », c’est l’Occident qui fait rêver ! A l’uniforme kaki rembourré et au bonnet de fourrure des pionniers de l’hiver mandchou portés par l’orphelin Lei Feng, répondent ici l’ample pantalon fluide et le minishort de filles décontractées, sémillantes et nonchalantes mais surtout « modernes » dont le shopping est le sport favori et l’acquisition du dernier « marqueur » de distinction le souci principal ! Dernier détail, et pas le moindre : la marque de sac que promeut l’affiche n’est pas en chinois. Sage précaution du concepteur : bien que 100% « made in China« , proposée en chinois, elle perdrait les neuf dixièmes de son attrait et de son pouvoir sur les intentions d’achat ! On peut donc lire ici : « Le sportsac » et se rengorger au passage : même si ce n’est pas du français tout à fait AOC, on ne peut que saluer l’effort fait en ce sens et constater avec un petit cocorico que « Paris sera toujours Paris » et la France la référence mondiale du chic et de la frivolité !
Si un brin de commentaire s’avère tout de même opportun, c’est que personne en Chine ne pouvait imaginer il y a seulement 30 ans qu’on verrait un jour s’afficher dans les rues ce genre d’image bafouant les codes de la bienséance et de la pudeur et incitant sans vergogne à ce consumérisme décadent ! La publicité faisait alors une très timide et quasi expérimentale percée à la télé, mais n’avait pas droit de cité dans les rues : l’affiche y était inusitée et les seules « réclames » offertes à la vue en ville étaient d’immenses panneaux faits de plaques métalliques assemblées et peints à la main, vantant la politique de l’enfant unique (qui, bien sûr, était sur ces images toujours une petite fille), la serviabilité des agents de police ou la marche triomphale de la Chine vers l’avenir radieux de l’An 2000, quand il ne s’agissait pas purement et simplement de slogans gigantesques !
La cohabitation dans la même rue (ou dans deux rues voisines) de Lei Feng et de nos pétulantes fashionistas dit assez bien quelle est la position du curseur sur la « ligne » actuelle du Parti : à mi-chemin entre la réaffirmation des fondamentaux socialistes de l’héritage maoïste et la poursuite d’une mise à niveau de la consommation intérieure par rapport aux standards de vie des pays les plus développés via un capitalisme autant que possible encadré. La référence au socialisme d’avant la sanglante faillite de la Révolution Culturelle n’est probablement pas un simple ripolinage de façade : sa principale vertu historique, qui était immense et s’inscrivait d’ailleurs à sa manière dans le droit fil des enseignements de la vieille Chine, fut qu’en son nom on put mobiliser, dans le cadre d’un commun dévouement à un intérêt général supérieur, une vaste population souvent réellement enthousiaste (mais oui !) au service de grands travaux (routes, canaux d’irrigation, barrages…) et d’expériences pionnières jusque là jugées utopiques. Or le gigantesque chantier qui attend le pays s’il tient son engagement de « Chine propre » avant la fin du siècle suppose cette mobilisation hors-normes et ces sacrifices de tous et de chacun. Quant au capitalisme, nous connaissons bien son rôle : très efficace dans sa première étape qui consiste à satisfaire vite et rationnellement des besoins réels (son injection dans le système chinois par Deng Xiaoping en a fait à nouveau la preuve), il devient toxique à l’étape suivante quand il ne fait plus qu’inventer quotidiennement et dans l’urgence des besoins factices pour écouler une marchandise dont on ne peut plus arrêter le flot et pour pousser encore et toujours plus loin l’accumulation du capital. C’est contre cette toxicité et son cortège de corruptions (celle du monde des affaires et celle de l’air qu’on respire !) que Xi Jinping doit veiller à la fabrication d’anticorps par la société chinoise d’aujourd’hui.
Tenir les rênes de cet attelage inédit n’est sans doute pas une mince affaire : d’une main réactiver la capacité mobilisatrice d’un socialisme au nom duquel se sont perpétrées tant d’abominations et que les jeunes générations ignorent ou n’associent qu’à un catéchisme scolaire à l’odeur de vieilleries poussiéreuses ; de l’autre main tenir en respect un capitalisme toujours prêt à sortir des clous et à jouer les sirènes de l’enrichissement égoïste. C’est une autre paire de manches que le « Marcher sur ses deux jambes » lancé par Mao à l’époque du Grand Bond (57-58) quand il s’agissait de développer conjointement l’agriculture et l’industrie dans un mouvement de rapprochement des villes et des campagnes, mais nous sommes tentés d’en reprendre l’image. La marche qu’il s’agit de mener à son terme (jusqu’à l’étape suivante conformément au rythme immuable des « mutations ») doit se calquer sur celle, vieille comme la Chine elle-même, du porteur de palanche. Elle suppose une véritable stratégie et demande maintes qualités : agilité, endurance, élasticité musculaire et adaptation à la configuration du terrain. Le porteur ayant deux lourds (jusqu’à 40 kg chacun) paniers à chaque extrémité de sa perche d’épaule en bambou doit, lorsqu’il avance, veiller à ce que les paniers, continûment pris dans le mouvement rapide de la marche, se rééquilibrent d’eux-mêmes à chaque pas. Ce rééquilibrage permanent permettant une répartition constante du poids et de l’effort n’est rendu possible que grâce à l’extraordinaire flexibilité alliée à la résistance qui caractérise le bambou et au jeu qu’introduisent de façon constante et régulée les oscillations de la perche qui n’est jamais statique. Inutile de tenter l’expérience avec un manche à balai rigide : elle est à peu près impensable !
Marcher sur ses deux jambes sans jamais perdre l’équilibre sur un sentier escarpé en menant à bon port son panier « socialisme » et son panier « capitalisme » est le défi que doit relever la Chine de Xi Jinping. Souplesse, vitalité, résistance et simplicité, en somme toutes les vertus du bambou sont à l’ordre du jour !
(suite) (« À tout seigneur tout honneur ») PJ : « il n’est pas exclu du tout que je me retrouve dans la…