Essai critique sur le “Commun” * (VI) Le capitalisme cognitif, par Dominique Temple

Billet invité.

* à partir de l’ouvrage  de Pierre Dardot et Christian Laval « Commun. Essai sur la Révolution du XXIe siècle »

Chapitre VI

Le capitalisme cognitif

Cependant, quelque chose de nouveau est apparu à la limite de l’exploitation capitaliste : la contradiction entre la réciprocité et la non réciprocité se déploie à présent à l’intérieur du savoir incorporé dans le capital lui-même : les ordinateurs sont plus efficaces lorsqu’ils intègrent le principe de réciprocité dans leurs logiciels. Dès lors, la réciprocité s’impose au libre-échange. Ici la Loi ne provient pas d’une révélation due à la réciprocité offerte par la nature (l’alliance et la filiation), ce pourquoi les Anciens considéraient l’efficience de l’éthique comme un fait de nature[59], mais d’une révolution due à la libération de la technique des réseaux.

Pierre Dardot et Christian Laval critiquent cependant les utopies qui « consistent à extrapoler les effets de certains systèmes d’organisation ou de dispositifs techniques pour en faire des modèles d’organisation de la société », et de citer l’organisation industrielle de Saint-Simon ou la cybernétique chez Norbert Wilner, et André Gorz :

« André Gorz est parfois tombé dans ce travers techniciste lorsqu’il a soutenu, par exemple, que “l’ordinateur apparaît comme l’outil universel, universellement accessible, par lequel tous les savoirs et toutes les activités peuvent en principe être mis en commun” (André Gorz, L’Immatériel. Connaissance, valeur et capital. 2003) »[60].

Cependant était-ce la technique qui était mise en avant par André Gorz ou le fait que celle-ci, libérée du contrôle humain qui la confinait à n’être que du travail mort, soit redevenue travail vivant ? André Gorz ne disait pas qu’un processus technique pouvait servir de modèle interactif pour les interactions des hommes ! Il citait Karl Marx : « Dans l’appropriation prolétarienne, une masse d’instruments de production doit être subordonnée à chaque individu et la propriété subordonnée à tous » [61], et observait que cette opportunité était réalisée par le logiciel libre :

« Les logiciels en effet sont à la fois des moyens de création de réseaux et des moyens de transmission, de communication, de mise en commun, d’échange et de production. Le pouvoir de commandement du capital n’est plus, désormais, inscrit dans et garanti par la matérialité et la propriété privée d’un des principaux moyens de production et d’échange. Le logiciel non seulement se prête à l’appropriation collective, à la mise en commun et à la mise à disposition gratuite pour tous, mais il les réclame quasiment puisque son efficacité et son utilité s’en trouvent majorées. La communauté virtuelle, virtuellement universelle des usagers producteurs de logiciels et de réseaux libres instaure des rapports sociaux qui ébauchent une négation pratique des rapports sociaux capitalistes »[62].

On retiendra que la critique de Pierre Dardot et de Christian Laval vise l’idée que la technique puisse modeler le comportement humain. Mais autre est la proposition que le capital est du travail vivant rendu inerte (mort dit Marx) lorsqu’il est utilisé à une autre fin que sa fin propre par les capitalistes. Il n’en est pas moins la réserve d’une formidable puissance qui attend comme la Belle au bois dormant d’être réveillée d’une longue nuit. La technique ne modifie rien de l’homme et ne lui impose pas un modèle d’organisation sociale, mais le fait que l’informatique échappe au contrôle des capitalistes rend à qui de droit l’efficience de son activité productrice. À qui de droit ? À la société tout entière. Dit autrement, l’informatique est une technique d’information, mais l’information est à la base du concept, et lorsque l’information est libre, l’intelligence est libre.

Ce n’est pas l’ordinateur qui imprime sa logique à l’intelligence mais la liberté de l’information qui libère l’intelligence de ses chaînes. Or, l’information exige la reconnaissance de la réciprocité comme la condition de son propre développement. Et cette libération est due au développement des forces productives, que celui-ci soit la conséquence de la concurrence exacerbée entre les producteurs capitalistes ou de la vie qui par nature se différencie de l’emprise qui prétendait la normaliser ; la vie que Marx ne cesse d’invoquer sous le terme de travail vivant. Le propos d’André Gorz ici est tenable si l’on se souvient qu’il ne concerne pas toutes les techniques mais l’informatique, et qu’on l’interprète d’un point de vue marxiste.

Mais voici un nouveau paradoxe : jusqu’à présent, la réciprocité était dite improductive parce qu’elle égalisait les services entre eux, empêchait l’attribution des moyens de production aux plus forts et l’accumulation différentielle de capital en faveur du plus innovant. La réciprocité était même considérée par certains anthropologues comme anti-productive (cf. le mode de production domestique imaginé par Marshall Sahlins, par exemple[63]). Or, les choses s’inversent : l’accumulation capitaliste devient un obstacle à la productivité de l’investissement du capital parce qu’elle entrave la réciprocité devenue son moteur.

Ce sont d’ailleurs les capitalistes ou du moins les théoriciens de l’économie libérale qui les premiers ont réalisé que la révolution informatique libérait une dynamique nouvelle qui repose sur la coopération réciproque des intelligences, ce que reconnaissent Pierre Dardot et Christian Laval :

« (…) la coopération dans le travail n’est plus organisée par le capital, lequel n’a donc plus qu’une fonction de captation et de distribution des revenus, puisque c’est désormais la “coopération des cerveaux” qui, directement, est la facteur déterminant de la production contemporaine : “ Nous pourrions aller jusqu’à dire que le capital, plutôt que de fournir une coopération, exproprie la coopération en tant qu’élément central de l’exploitation de la force de travail biopolitique” (Michael Hardt et Antonio Negri, Commonwealth, 2012) »[64].

On l’a dit, la réponse du capitalisme à la libération de l’information de toute privatisation est d’assurer à chacun la libre disposition de ses facultés pourvu que la satisfaction de ses passions s’insère dans un processus de croissance du capital. Et la jouissance des passions privées est le leurre qui se substitue au bonheur, comme Jacques Lacan en avertissait déjà en Mai 68 les étudiants qui se contentaient de dénoncer le profit capitaliste de l’exploitation ouvrière (le plus de jouir se substituant à la plus-value).

Pierre Dardot et Christian Laval peuvent soutenir :

« La gouvernementalité néolibérale a pour trait essentiel d’accomplir une transformation de toutes les relations sociales, partant du rapport des hommes aux choses. Elle a ceci de singulier qu’elle tend à soumettre systématiquement la reproduction sociale dans toutes ses composantes – salariale, familiale, politique, culturelle, générationnelle, subjective – à la reproduction élargie du capital.

Le néolibéralisme ne favorise pas tant une “accumulation par dépossession” qu’une accumulation par subordination élargie et approfondie de tous les éléments de la vie de la population, sa consommation, ses transports, ses loisirs, son éducation, sa santé, les usages des espaces et du temps, sa reproduction sociale et culturelle, et in fine les subjectivités »[65].

Le point clé, disent-ils, de la démonstration réside dans l’idée selon laquelle “le lieu de la plus-value” est le commun.

Les entreprises capitalistes sont effectivement les premières à comprendre l’importance de la réciprocité. Mais non sans désarroi, qu’exprime l’aveu qu’elles se reconnaissent incapables de détruire leur adversaire. Il s’agit alors de l’apprivoiser, de créer une chimère de réciprocité à l’intérieur de l’entreprise capitaliste à laquelle on puisse susciter de nouvelles communautés, de façon à les dominer, fusse au prix de les intéresser au profit.

« L’intelligence collective et le management de la connaissance sont les deux ressources fondamentales de la performance des entreprises. Le management de l’intelligence collective “favorise un nouvel art de travailler ensemble fondé sur le partage, l’entraide intellectuelle et la cocréation” (Olivier Zara, Le Management de l’intelligence collective, 2008.) (…) La nouvelle gouvernance capitaliste consiste à faire du commun “en interne” »[66].

Et de même pour la consommation : les clients sont sollicités pour contribuer à l’efficacité de l’entreprise en se rendant service mutuellement.

« La clef de la réussite managériale résiderait désormais dans la capacité à construire un commun commercial (…)

Une entreprise doit s’appuyer sur l’organisation de “communautés virtuelles à but lucratif” (…)

La stratégie gagnante consiste donc pour les entreprises non à se contenter d’informer sur leurs produits par le moyen des sites web, mais à créer des communications entre leurs clients à partir d’un centre d’intérêt commun qui a trait aux produits qu’il s’agit de leur vendre ou aux services que les consommateurs peuvent se rendre entre eux moyennant commission pour l’intermédiaire »[67].

Néanmoins, ces chimères de réciprocité ne créent pas de valeurs auxquelles puissent se référer les usagers pour se définir eux-mêmes face au monde, elles n’ont de sens qu’à l’intérieur d’une niche économique, qui peut être menacée. Et aussitôt se révèle la faille existentielle sous-jacente qui provoque l’effondrement psychique des “collaborateurs”. L’entreprise réagit en utilisant les procédés thérapeutiques adaptés aux dysfonctionnements psychiques : la psychanalyse de groupe, la dynamique interactive, la méditation transcendantale, le théâtre… la pêche du “King” au Canada, la dégustation d’insectes au Vietnam, le footing sur le chemin de Compostelle, le vélo sur la Grande Muraille, la béatitude au terminal TGV de Marne la vallée… Tout est possible. L’essentiel est que la structure de réciprocité intégrée soit restaurée comme une cage éblouissante[68]. Mais il est un recours du capital bien plus efficace que la seule intégration des gens qui veulent construire leur plaisir sans se soucier du bonheur de tous : l’offre de collaboration à son pouvoir. Le pouvoir, en effet, est une option offerte à tous les hommes depuis les origines. Et par conséquent rien n’empêche que la jouissance de celui-ci ne mobilise au service du capital qui que ce soit.

Lorsque Pierre Dardot et Christian Laval écrivent « On sait que le “réseau des réseaux” est né d’un faisceau d’initiatives et de réflexions, et en particulier de la mise sur pied d’une petite communauté de chercheurs qui ont établi entre eux des règles d’échanges égalitaires et réciproques »[69], ils posent en réalité cette question cruciale : s’agit-il de règles de réciprocité formelle, qui répondent au souci de maximiser la productivité des échanges selon une problématique lévistraussienne (la réciprocité d’échange) au profit de leur ascension dans l’échelle du pouvoir, ou de règles de réciprocité anthropologique qui répondent au souci de libérer du pouvoir la liberté commune ?

Dans son livre phare La richesse des réseaux, Yochai Benkler entrevoyait déjà en 2005 que :

«… le phénomène sans doute le plus radical, le plus nouveau et le plus difficile à croire pour l’observateur réside dans l’essor d’initiatives collectives efficaces et à grande échelle (production collaborative de l’information de la connaissance et de la culture). Ces initiatives sont notamment caractérisées par l’émergence de logiciels libres et gratuits. (…) Il est aisé de passer à côté de ces changements. Ils vont en effet à l’encontre de nos intuitions économiques les plus basiques formulées dans le contexte de l’économie industrielle, à une époque où la seule alternative sérieuse envisagée était le communisme d’état »[70].

Yochai Benkler entrevoyait que cette dynamique n’est pas seulement une nouvelle manière de tirer parti à titre privé de l’ensemble des ressources humaines ainsi connectées par la réciprocité, mais qu’elle ouvre l’alternative :

« Les êtres humains sont depuis toujours mus par diverses motivations. Nous agissons à la fois de manière instrumentale et non instrumentale. Nous agissons pour obtenir un profit matériel mais également pour notre bien-être psychologique et pour notre plaisir et pour tisser des liens sociaux »[71].

Yochai Benkler espère alors subordonner cet élan de liberté aux objectifs de l’économie libérale :

« L’idée de base consiste à penser que les multiples manières d’organiser la production et l’utilisation de l’information ouvrent un vaste champ de possibilités pour la mise en œuvre des principales valeurs politiques des sociétés libérales »[72].

Mais il rencontre aussitôt l’obstacle incontournable de l’intérêt puisque nul ne sait à quelles valeurs ou à quelle conception du bonheur la liberté d’autrui est enchaînée.

« Leurs implications politiques concrètes étant souvent contradictoires plutôt que complémentaires, la mise en œuvre d’une de ces valeurs limite dans une certaine mesure la mise œuvre des autres conduisant ainsi certaines sociétés libérales à ne pas toutes les considérer de la même façon »[73].

Il postule encore que les valeurs sont constituées a priori, par Dieu ou la nature, et fait l’impasse sur le fait qu’elles puissent être produites par les hommes entre eux. Aussitôt la compétition au nom de valeurs différentes et la question du pouvoir réapparaît.

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[59] Cicéron : « Saepissime igitur mihi de amicitia cogitanti maxime illud considerandum videri solet utrum propter inbecillitatem atque inopiam desiderata sit amicitia, ut dandis recuperandisque meritis, quod quisque minus per se ipse posset, id acciperet ab alio vicissimque redderet, an esset hoc quidem proprium amicitiae, sed antiquior et pulchrior et magis a natura ipsa projecta alia causa.»

Trad. : Très souvent, mes méditations sur l’amitié m’amènent à me demander surtout si c’est notre faiblesse et nos besoins qui rendent l’amitié souhaitable pour que, grâce à des services reçus et rendus, chacun obtienne de l’autre ce dont il est incapable par lui-même et qu’il le lui rende à son tour, ou si ce n’est là qu’un des éléments de l’amitié. Mais elle a une autre origine, plus ancienne et plus belle, et qui dérive de la nature elle-même. (Cicéron, De amicitia. 8, 26.) Trad. Jacques Michel, in Gratuité en droit romain, op cit., p. 507-508.

[60] Pierre Dardot et Christian Laval, Commun, op.cit., p. 179.

[61] Karl Marx, L’idéologie allemande (première partie Feuerbach), œuvres philosophiques, Alfred Costes, 1953, t. VI, p. 242-243.

[62] André Gorz, L’immatériel. Connaissance,valeur et capital, éd. Galilée, 2003, p. 93.

[63] Marshall Sahlins fait l’impasse sur la production spécifique de la réciprocité (la dimension éthique de la valeur) ainsi que sur la réciprocité productive, c’est-à-dire qu’il ne compte pas ce qui relève de ce que Marx appelait loisir comme une fonction économique. Il situe le concept d’économie dans le champ de l’échange, comme Lévi-Strauss. Dans cette perspective, sa conclusion demeure : les sociétés de réciprocité sont des sociétés paralysées par l’abondance. Lire de Dominique Temple, Essai sur l’économie des sociétés indigènes. Paris, Diffusion Inti, 1983, 50 p.

[64] Pierre Dardot et Christian Laval, Commun, op.cit., p. 199.

[65] Ibid., p. 135-136.

[66] Ibid., p. 180.

[67] Ibid., p. 181.

[68] André Gorz a critiqué cette idée d’une totale intégration des individus : « Plus le travail fait appel au talent, à la virtuosité, à la capacité de la production de soi, qui “définit, à ses propres yeux la valeur” du collaborateur, plus ses capacités auront tendance à excéder leur mise en œuvre limitée dans une tâche déterminée. Celle-ci ne peut être qu’une illustration contingente de ses talents. Il aura tendance à se prouver qu’il vaut mieux que ce qu’il fait professionnellement. Il investira sa dignité dans l’exercice gratuit, hors travail, de ses capacités : journalistes écrivant des livres, graphistes publicitaires créant des œuvres d’art, informaticiens démontrant leur virtuosité comme hackers et comme développeurs de logiciels libres, etc. ». Il poursuit : « Autant de manières de sauver son honneur, de “garder son âme”. Pour soustraire une partie de leur vie à la mise au travail intégrale, les “travailleurs de l’immatériel” donnent aux activités ludiques, sportives, culturelles, associatives dans lesquelles la production de soi est sa propre fin une importance qui finit pas dépasser celle de leur travail. » André Gorz, L’immatériel. Connaissance, valeur et capital. op. cit., p. 23.

Nous n’en déduisons pas pour autant l’idée que l’individu soit plus humain du fait qu’il soit le seul maître de son désir.

[69] Pierre Dardot et Christian Laval, Commun, op. cit., p. 165.

[70] Yochai Benkler, La richesse des réseaux : marchés et libertés à l’heure du partage social. Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2009, 603 p. 34.

[71] Ibid. p. 35. Cette alternative, il la décrit avec clarté : « Cela signifie simplement que si quelqu’un, quelque part, parmi le milliard d’êtres humains déjà connectés, et enfin de compte parmi tous ceux qui seront connectés demain, souhaite initier un projet nécessitant de la créativité humaine, un ordinateur et une connexion au réseau, il ou elle peut désormais le faire seul ou en collaboration avec d’autres. Il ou elle possède déjà le capital nécessaire ; à défaut de le posséder seul, il le détient au moins collectivement avec d’autres individus agissant sur la base de motivations complémentaires. Ainsi, les individus peuvent désormais réaliser eux-mêmes beaucoup plus de choses intéressantes à leurs yeux en interagissant socialement les uns avec les autres en tant qu’êtres humains et êtres sociaux, plutôt qu’en tant qu’acteurs du marché par le biais d’un système de prix. (…) Le secteur non marchand de la production de l’information, de la connaissance et de la culture, s’est ainsi épanoui au sein de l’environnement en réseau s’appliquant à tout projet susceptible de naître de l’imagination des nombreux individus connectés. Les fruits de cette collaboration ne sont alors par considérés comme des biens de propriété exclusive. Ils sont aux contraire soumis à une éthique du libre partage, éthique de plus en plus solidement établie, ouverte à tous les autres pour développer et étendre les projets existants, ou pour initier leurs propres projets. » Ibid. p. 35-36.

[72] Ibid., p. 37.

[73] Ibid.

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  1. Mes yeux étaient las, bien plus que là, juste après l’apostrophe : la catastrophe.

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