Essai critique sur le “Commun” * (II) Communauté et cité, par Dominique Temple

Billet invité.

* à partir de l’ouvrage  de Pierre Dardot et Christian Laval « Commun. Essai sur la Révolution du XXIe siècle »

Chapitre II

Communauté et cité

Comment s’effectue le passage entre la réciprocité donnée par la nature dans la communauté d’origine, la communauté de parenté, et la réciprocité voulue par la raison pour créer la cité ?

C’est en se référant à l’étymologie latine que Pierre Dardot et Christian Laval répondent :

« La racine étymologique du mot “commun” nous donne une indication décisive et une direction de recherche. Émile Benveniste indique que le terme latin “munus” appartient dans les langues indoeuropéennes au vaste registre anthropologique du don, tout en désignant un phénomène social spécifique : par sa racine, il renvoie à un type particulier de prestations et de contre-prestations qui concernent des honneurs et des avantages attachés à des charges »[9].

Nous sommes ici dans le domaine de la réciprocité positive. Si le don s’inscrit dans la réciprocité, le Tiers se constitue en autorité morale qui scintille dans l’imaginaire du prestige car le don se transforme pour celui qui donne en acquisition de prestige. Cette autorité morale devient une charge pour qui veut l’incarner de façon permanente, parce qu’elle se paie alors d’une plus grande participation au jeu des dons et contre dons. Il s’ensuit une dynamique orientée dans la circularité des dons : sans doute l’origine de la primauté, que remarque Aristote, de celui qui donne sur celui qui reçoit. On se gardera donc d’intervertir l’ordre de ces notions ou de les confondre. Le don engendre le prestige, et le contre don apparaît comme récompense qui fait obligation à son bénéficiaire de reproduire la réciprocité pour garder son rang, ce qui devient la charge.

« Il désigne ainsi inséparablement, poursuivent Pierre Dardot et Christian Laval, ce que l’on doit accomplir activement : un office, une fonction, une tâche, une œuvre, une charge, et ce que l’on donne sous forme de présents et de récompenses »[10].

L’idée que le commun signifie à la fois donner (la charge) et une valeur éthique (une responsabilité) mérite d’être explicitée. Le don n’a pas de sens s’il n’est engagé dans une structure de réciprocité, car alors, comme dit Peirce, il est équivalent de perdre. Il reçoit son sens de la réciprocité et se présente dans l’image inverse de son actualisation comme l’acquisition d’une valeur que l’on qualifie de prestige, et que le donataire reconnaît comme équivalent de la représentation de son acquisition, qui, pour être également l’image inversée de ce qu’il reçoit réellement, se traduit comme un discrédit, mais aussi un manque par rapport au Tiers auquel il aspire néanmoins, manque qui se traduit par le sentiment de dette. Mais il faut préciser que la valeur produite par la réciprocité, le Tiers, est d’abord une force morale, comme dit Mauss : la valeur créée par la relation de réciprocité est une puissance d’investissement de nature éthique. Elle est l’obligation qui définit le statut du donateur. Bien entendu, si le don se convertit en redistribution pour le plus grand nombre, l’autorité morale du plus grand donateur devient celle du représentant politique de la communauté.

« On comprend surtout que les termes “communis”, “commune”, “communia” ou “communio”, tous formés sur la même articulation de “cum” et de “munus”, veuillent donc désigner non seulement ce qui est “mis en commun”, mais aussi et surtout ceux qui ont des “charges en commun”. Le commun, le commune latin, implique donc toujours une certaine obligation de réciprocité liée à l’exercice de responsabilités publiques »[11].

L’imaginaire du prestige relève de la dialectique du don, et polarise la réciprocité dans la finalité du pouvoir du plus grand donateur[12]. Si par contre les hommes demeurent égaux, le pouvoir politique appartient simultanément à tous.

On peut illustrer la spirale de la réciprocité positive autour de la croissance de l’autorité politique par la description qu’en donnent William Carter et Mauricio Mamani dans leur étude Individuo y comunidad en la cultura aymara[13]. Cet exemple est paradigmatique de l’économie politique de la plupart des communautés humaines. Ces auteurs décrivent le cycle d’une vie sociale à partir du mariage dans une communauté de réciprocité aymara des Andes boliviennes. Le couple, qui vient de bénéficier de l’entraide de toute la communauté pour construire sa maison et de recevoir une terre à cultiver, prend possession de sa demeure et de ses champs au cours d’une fête.

« Avec l’héritage, le satt’api et le utacht’api, le nouveau ménage a été pourvu de tout le nécessaire pour survivre et pour faire produire les terres qui lui ont été assignées en qualité d’usufruit »[14].

William Carter et Mauricio Mamani utilisent le terme occidental d’usufruit pour dire la propriété du jeune couple. Cela montre sans doute que les catégories de la propriété n’ont pas le même sens dans le système de libre-échange occidental et dans le système de réciprocité car ces terres et cette maison leur sont données de façon définitive. Ils les possèdent souverainement et seuls leurs enfants en hériteront. De surcroît, nul ne peut les en déposséder pas même la communauté. Et eux-mêmes ne peuvent non plus les aliéner. Ces propriétés reviendraient à la communauté villageoise seulement si la famille disparaissait. Peut-on définir une propriété de façon plus forte ?

Suivent alors toute une série de charges et de responsabilités publiques que les époux doivent mériter par des redistributions chaque fois plus importantes.

« Dans leur lutte pour accumuler des biens, le nouveau couple doit travailler de façon compétitive avec tous ses voisins. Pour obtenir un plus grand bénéfice du travail agricole, il cherchera ceux de ses voisins qui disposent d’une plus grande extension de terres avec lesquels il fera un contrat de métayage… La lutte pour l’accumulation de biens et de prestige est la préoccupation aussi bien de la femme que de l’homme (…) L’homme se rend à la ville pour travailler comme manœuvre dans le bâtiment, voyage pour échanger dans la vallée (…). Leur grande espérance est que grâce à tous leurs efforts, ils puissent accumuler du capital – principalement sous forme de bétail et de billets (…).

Pour tisser un réseau ample de réciprocité, ils assistent autant que possible, à toutes les fêtes religieuses, mariages et constructions de maisons où ils démontreront leur générosité avec ce qu’ils ont durement gagné, offrant ayni et arku (…)

Le premier échelon formel dans la hiérarchie du leadership est le puesto de cabecilla, c’est-à-dire être organisateur et directeur d’un groupe festif de danseurs »[15].

Il leur faudra deux ans de travail pour accumuler les biens nécessaires à leur première redistribution pour le parrainage de la fête de Saint-Pierre, il leur faudra deux années pour le parrainage de la fête de Saint-Jacques, puis se succèderont des charges de plus en plus lourdes comme celle de yapu kamana (régisseur des activités agricoles communautaires) dont les dépenses doivent couvrir les rites religieux, les fêtes de semailles et de récoltes, puis la responsabilité de l’école, enfin celle de la communauté (jilakata) et le parrainage de la fête principale de Saint-Sauveur.

La genèse de l’autorité politique fait intervenir essentiellement la réciprocité qui, au fur et à mesure qu’elle intègre plus de monde, impose d’investir davantage pour assurer une redistribution plus grande. Le moteur de la production reste le savoir-faire et le travail personnel. La générosité est dictée par le souci d’être le plus grand donateur, mais incite autrui à une compétition qui n’est pas sans rappeler la concurrence, bien qu’en réalité elle s’inspire de la réciprocité négative[16]. La bienveillance n’efface pas la violence. Elle la domestique, en quelque sorte, en l’introduisant dans son propre devenir de façon dialectique. Et celui qui donnera plus obligera ceux qui donneront moins. Cette différence se traduit en autorité[17].

Notons enfin que si la réciprocité positive relativise la réciprocité négative, et réciproquement, se précise entre les hommes une distance sociale neutre. La relativisation des deux formes de réciprocité antagonistes l’une par l’autre annule leur polarité dialectique respective et l’exclusive de leur imaginaire particulier. La valeur produite s’affranchit de l’imaginaire de la réciprocité positive (le prestige) et de l’imaginaire de la réciprocité négative (l’honneur). Nous introduisons ici le terme de réciprocité symétrique comme la matrice des valeurs éthiques pures : la responsabilité, la confiance, la justice, l’amitié, ces valeurs menacées dans l’imaginaire du prestige ou de l’honneur de se transformer en pouvoir. Quelle que soit la structure considérée et la valeur produite, lorsque celle-ci naît d’une relation de réciprocité symétrique et non plus positive ou négative, elle se développe comme un sentiment objectif.

Cette réciprocité, que nous disons symétrique, de quoi est-elle plus précisément la matrice ? Cette “ bonne distance sociale”, comme disent les anthropologues, est la matrice du respect, c’est-à-dire d’un “Tiers” commun qui ne se manifeste par aucun imaginaire ni pouvoir ! Le respect est la conscience commune entre l’imaginaire des uns et l’imaginaire des autres, ou encore la reconnaissance de l’autre comme le témoin d’un sentiment indivis, le sentiment de l’Humanité, dont on peut dire aujourd’hui avec Mireille Delmas-Marty qu’il dispose du Droit[18]. Notre liberté naît en effet du respect, de sorte que la liberté de chacun commence où commence celle d’autrui.

Pierre Dardot et Christian Laval constatent : « On retrouve dans les significations du terme (munus) la double face de la dette et du don, du devoir et de la reconnaissance, propres au fait social fondamental de l’échange symbolique »[19], échange dont on dira qu’il est une représentation dans le monde des objets de ce qui entre les protagonistes est le produit de l’interaction intersubjective, c’est-à-dire de la réciprocité symétrique. C’est en effet, comme ne cesse de le remarquer Marcel Mauss, l’être du donateur qui est engagé dans son prestige, c’est lui-même qui est représenté dans le mana qui circule en sens inverse de la ronde des dons, et qu’il s’agit de renforcer par une constante surenchère de générosité. Cette surenchère, Aristote la décrit par la valeur créée dans la succession des cycles : la générosité, la magnificence, la magnanimité, la grâce enfin, suprême incarnation de l’économie politique des Grecs[20].

Pierre Dardot et Christian Laval reprennent :

« Le terme qui désigne la réciprocité “mutuum”, est d’ailleurs dérivé de “munus”. Mais le “munus” n’est pas pour autant réductible à une exigence formelle de réciprocité. Sa singularité réside dans le caractère collectif et souvent politique de la charge ré-munérée (au sens étymologique du verbe remuneror, qui veut dire offrir en retour un présent ou récompenser). Ce ne sont pas d’abord ou surtout des dons et des obligations entre membres de la parentèle ou entre amis qui sont désignés par le terme, mais, plus souvent, des prestations et contre-prestations qui concernent une communauté entière »[21].

C’est ce que nous avons illustré par la redistribution des responsabilités dans les communautés andines, et aussi par le relais de la metadosis qui permet de passer de l’oikos a la polis. On change de niveau, en effet, lorsque recevant de la nature la proposition de construire la conscience comme le propre de l’homme, on instaure cette proposition comme principe de la construction de la cité. La réciprocité est alors affranchie des lois de la vie ou de la logique de la physique et des contextes dans lesquels elle était enchâssée.

Voici donc la réciprocité symétrique reproduite au niveau de la délibération d’hommes libres que l’on appelle citoyens. Elle est désormais le fondement de la cité, mais est-ce à dire qu’elle se réaliserait en une seule structure sociale qui serait la mise en commun des efforts de tous, à cette pratique ou à ce dynamisme auquel Pierre Dardot et Christian Laval réservent le terme de commun ?

D’un côté, le commun apparaît comme réciprocité, et à ce titre possède tous ses caractères : il est une pratique qui engendre une autorité sous forme d’une charge ou d’un statut social ou une responsabilité politique. D’un autre côté, le commun est une réciprocité collective, c’est-à-dire une structure de réciprocité particulière de tous pour tous, puisque : « On en tirera ici cette conséquence que le terme de “commun” est particulièrement apte à désigner le principe politique d’une co-obligation pour tous ceux qui sont engagés dans une même activité »[22].

Le terme “même activité” risquerait de limiter cette réciprocité à une activité collective. Mais, si les hommes sont appelés à vivre ensemble pour éprouver un sentiment d’amitié fraternelle, il est nécessaire de rappeler que l’égalité dans le partage ou la redistribution est au principe du marché (le marché de réciprocité). Et que la réciprocité ternaire conduit à l’individuation, c’est-à-dire aux sentiments de responsabilité et de justice qui ont pour conséquence l’attribution à l’individu de la propriété des moyens de production nécessaires à son œuvre.

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[9] Pierre Dardot et Christian Laval, Commun, op. cit., p. 22.

[10] Ibid., p. 22.

[11] Ibid., p. 23.

[12] Cf. Dominique Temple, La dialectique du don. Paris, Diffusion Inti, 1983, 50 p.

[13] William E. Carter et Mauricio Mamani P., Irpa Chico. Individuo y comunidad en la cultura aymara. Libreria-editorial “Juventud”, La Paz, Bolivia, 1882.

[14] Les termes satt’api et utacht’api désignent des cérémonies festives : satt’api lors de la donation des semences au jeune couple, utacht’api pour la pose du toit de leur maison.

[15] William E. Carter et Mauricio Mamani P., Individuo y comunidad en la cultura aymara, op. cit., p. 247-286. (C’est nous qui traduisons).

[16] Dans une communauté voisine, les Guaraní du Paraguay, Bartomeu Melià a noté que le terme employé pour contester le prix des colons est le terme même de la vengeance : « De fait, dans le guarani paraguayen, langue indigène qui est aujourd’hui l’expression d’une société non-indigène et qui depuis des siècles a adopté l’économie de marché, le terme “tepy” en est venu a signifier prix et marchandise. Hepy eterei (c’est très cher, a beaucoup de prix) rapporté au signifié antique voudrait dire “sa vengeance est très grande”. S’ils appliquèrent le tepy comme vengeance aussi au paiement, au prix et à la vente, c’est parce qu’il y a une analogie fondamentale dans le champ de ce que nous appelons aujourd’hui économie. Celui qui se venge est comme celui qui met un prix, celui qui rachète est celui qui se libère moyennant le paiement. Qui paie accepte la vengeance de l’autre, mais demeure prêt à prendre sa revanche ». Bartomeu Melià y Dominique Temple, El don, la vengenza y otras formas de economía guaraní. Chap. 2.2. El Guaraní antropófago y bebedor. Asunción del Paraguay, Cepag, 2004, p. 144.

[17] Ni le salariat ni l’échange ne sont exclus bien que désignés sous des formes de réciprocité inégale : péonage et métayage. Ils sont un recours pour gagner le capital monétaire nécessaire à l’achat de biens étrangers. Et lorsque les Aymara vont à la ville, c’est le système de libre-échange qu’ils affrontent et qu’ils mettent aussi à profit. La question se pose : dans quelle mesure peut-on introduire des pratiques de profit au service d’un système de réciprocité ? Dans le cadre des communautés aymara, sans aucun doute la formule est possible, licite et même approuvée car elle ne risque pas de remettre en cause la logique du système. Mais ailleurs ? Nous reviendrons sur ce point qui fait encore polémique.

[18] Mireille Delmas-Marty, Le Pluralisme ordonné. Paris, Le Seuil, 2006. Cf. Pierre Dardot et Christian Laval, Commun, op. cit., p. 529 et p. 532.

[19] Pierre Dardot et Christian Laval, Commun, op. cit., p. 22.

[20] Cf. Christian Meier, La politique et la grâce. Anthropologie politique de la beauté grecque. Paris, Le Seuil, 1984.

[21] Pierre Dardot et Christian Laval, Commun, op. cit., p. 22.

[22] Ibid., p. 23.

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