Billet invité. Ouvert aux commentaires.
J’extrais cette phrase célèbre en anthropologie (« les jumeaux sont des oiseaux » disent les Nuers du Soudan, voir Pourquoi – selon nous – les jumeaux ne sont pas des oiseaux) pour parler de la dynamique « darwinienne » de la différenciation cellulaire, telle que S. Huet en rend compte (au sujet d’un article de A. Richard de l’équipe de O. Gandrillon avec J.-J. Kupiec) et de celles d’autres réseaux.
La question qui se pose pour la différenciation cellulaire est celle du type de régulation qui la contrôle : Y a-t-il un capitaine dans le bateau « cellule » ? Une tendance lourde en biologie a été de chercher (et souvent trouver) les gènes régulant l’expression d’autres gènes (c’est-à-dire la lecture de leur ADN, le passage en ARN, et la formation par la lecture de l’ARN dans la machinerie ribosomale de protéines qui « font le boulot » : les enzymes et autres, capables de synthétiser la panoplie moléculaire dont les cellules ont besoin pour métaboliser, réparer, rénover leur membranes, défaire les attaques — l’immunité — etc.).
La question de détail est celle des régulateurs et des « capitaines dans le bateau » , c’est-à-dire des régulateurs de régulateurs.
En gros, cela existe pour une cellule en état stationnaire, devant faire face à des stress (moins d’oxygène, trop de salinité ou d’acidité, pour prendre les stress chimiques les plus accessibles). Cela correspond à la notion de « chemin de signalisation » (signalling path , ici en français, sans doute + développé en anglais, l’inflammation et les cytokines de ces « chemins » sont investiguées fortement car médicalement solvables !). La question de la croissance, donc de la formation de l’individu et des cellules différenciées qu’il contient est plus complexe. Elle pose rien moins que la question du modèle du gène comme « grand maitre et capitaine ». On peut penser aux grandes remises en cause du modèle mendelien. L’une eut lieu sous Staline qui privilégia les thèses de Lyssenko. Lyssenko voua le mendélisme (et ses tenants des académies soviétiques) aux gémonies, étant le grand proposeur de la « vernalisation », une modification des germes directement par traitement de la graine, censée améliorer l’individu « sans vraiment toucher à son gène » dirions nous aujourd’hui.
L’agriculture portait à donner crédit à ces thèses qui furent supportées par des gens pas bêtes comme Lamarck (le cou de la girafe s’allonge d’une génération sur l’autre parce que la girafe tire dessus, cela prépare « quelque chose » dans la génération suivante), et nous semblent étranges à nous qui avons accepté le darwinisme. Toutefois, les pépiniéristes et spécialiste des fruits (« pomologues ») ne raisonnent pas tous sur la génétique mendélienne. On greffe, etc. Mitchourine, un pépiniériste qui permit les explorations soviétiques en agriculture à grande échelle et fut de mèche avec Lyssenko, pouvait servir de « point d’appui » à ces développements certes hasardeux dans les années 1930.
Depuis vingt ans, une bousculade au schéma de l’hérédité standard est surtout venu de l’épigénétique. Des modifications (la méthylation d’une des quatre bases de l’ADN) causées par des stress se transmettent, jusqu’à trois ou quatre générations, et modulent l’expression du patrimoine génétique.
Mais l’article dont parle Huet fait la part belle à un certain darwinisme au sein même de la cellule en différenciation : en gros, il n’y a pas de capitaine dans le bateau. La situation est plus proche de celle d’un essaim d’étourneaux, qui vole un certain temps dans une direction, puis collectivement en prend une autre.
De ce fait au moment du changement de direction, le désordre est maximal (la décision collective n’est actée qu’après une phase de resynchronisation). Dans les étourneaux, on observe plus d’individus « indisciplinés » au moment des grands virages, ou quand il s’agit d’aller se poser sur un arbre notamment.
C’est tout le réseau complexe de dizaines de protéines et séquences d’ADN, interagissant entre elles, qui possède en réalité plusieurs attracteurs stables (deux attracteurs dans le cas simple étudié par A. Richard et al. : des cellules de poulets qui vont ou pas devenir des globules rouges, des « érythrocytes »).
En présence d’un stress adéquat (des produits chimiques qui baignent les cellules) on observe à l’échelle des cellules individuelles tout un tas de configurations intermédiaires variables, qui s’éloignent énormément de la moyenne qu’on observait jusque là. On a eu recours pour ce faire à l’analyse individuelle de l’expression de centaines de cellules individuellement à des moments précis du cycle de différenciation (0h, 8h, 24h, 48h, 72h ), à l’aide de la technique de qPCR et RT-qPCR que je ne vais pas détailler ici.
L’image qui en résulte est que le stress dérègle le réseau de régulation qui était stabilisé sur l’attracteur initial, et cause dans chaque cellule aléatoirement des expressions « dérégulées » de protéines jusque là inhibées par exemple, mais avec une très grande variabilité d’une cellule à l’autre et un grand « espace de configuration » sondé dans chaque cellule (une grande entropie dans chaque cellule dit l’article). Ce désordre permet ensuite au système de retrouver le nouveau bassin d’attraction, celui où la cellule se « verrouille » dans son état différencié. Et cet état devient rapidement irréversible, sans doute par « asymétrie » : incapacité de produire des protéines qui permettraient l’expression des protéines de la cellule avant différenciation.
Ah, asymétrie, cela fait penser (i) à la thermodynamique irréversible (qui existe à l’échelle moléculaire du métabolisme mais aussi visiblement à d’autres échelles : celles de la croissance puis du vieillissement des individus… alors aussi à l’échelle des cellules, donc) et (ii) aux aspects du langage développés par Paul Jorion (entre autres dans « Comment la vérité et la réalité furent inventées »), qui voit l’asymétrie du langage grec comme la source de notre capacité d’axiomatisation modélisatrice (non bridée ajouterais-je, en économie par exemple au hasard), qui lui donne une manière « vraie » de s’éloigner de la réalité. Alors que dans le mode de pensée associatif « les jumeaux sont des oiseaux », le discours s’associe à la réalité sans besoin de vérité.
Pour donner des conclusions et des perspectives, ce qui me semble nouveau par rapport à d’autres connaissances sur la signalisation cellulaire et ses circuits hautement compliqués est l’application à la croissance. La croissance est assez difficile à étudier parce que le terrain est « en pente » et glissant. Ce n’est pas comme un tissu ou une culture stabilisée sur laquelle on peut faire des tests simples du genre comparaison des effets avant/après, vu que avant et après diffèrent radicalement.
C’est donc dans ce cadre de la croissance qui n’est pas neutre pour définir ce qu’est un individu qu’une forme de « darwinisme » un peu light quand même (changement d’attracteur par mise en route d’un aléa) intervient. Sans doute des configurations avec plus d’attracteurs ouvriraient la voie à encore plus de redéfinition de ce qu’est un individu, ses points de stabilité, et en quoi sa croissance peut encore déterminer ce qu’il est comme ensemble de cellules, puisque cet ensemble est affecté par la différenciation. Mais le moment pour intervenir est assez bref, pas très loin de l’ « empreinte » de Konrad Lorenz pour les oies bien connues.
J’ai sous le coude un autre sujet qui émerge en biologie (merci à Marie-Paule Nougaret de l’avoir pointé ) : le « Gene Drive », malheureusement pas en français, assisté de la machinerie CRIPSR/Cas9. Là il s’agit de répandre des gènes par auto-modification très dirigée, mais on met dans la nature à la fois les bouts de gènes qu’on veut mettre dans tel moustique, et la paire de ciseau gratuite qui peut aller se balader un peu n’importe où. J’espère y revenir dans pas longtemps.
J’ose aller un peu plus loin que la biologie pour des analogies certes un peu gratuites, mais, je l’espère, stimulantes :
Par un retour en arrière de ce cheminement que subit en ce moment la biologie du développement et qui remet en cause « le gène » en tant que capitaine du bateau (il est juste « semeur de futurs possibles »), on peut imaginer dans un tout autre domaine qui est celui de notre cerveau, que la psychologie est aussi difficile là où elle participe d’effet irréversibles (comme la croissance).
Les effets plus ou moins irréversibles sont, grosso modo les névroses et les psychoses. Dans cette analogie (lire « Principe des systèmes intelligents » de Paul Jorion si vous êtes allergique au Freud usuel des psychanalystes comme je l’étais), les névroses restent environnées de réseaux reconfigurables qui pourront, si tout va bien, annihiler les effets les plus inhibants ou délétères (dépressions, TOC, ) de la partie irréversiblement engravée. S’agissant des psychoses, l’atteinte au réseau fait qu’elles restent, incontournablement, « au milieu du carrefour », au toucher de la conscience et de pas mal d’autres mécanismes psychiques. Cela congestionne toute tentative de reconfiguration mnésique, on doit « vivre avec » sans pouvoir surmonter l’affection (cf. Jorion [1989] 2012 : 117-118).
Pour l’économie, enfin, comment dire ? Le truc qui reste « psychotiquement » au milieu du carrefour et qui bloque notre envie d’empathie assez bien câblée pour qu’on ait survécu pas mal de centaines de milliers d’années comme homini(d/n)és s’appelle peut-être le système capitaliste. Ou plus simple, le capital tout seul, car quand il est en gros tas, il parait qu’on ne doit plus le déranger, on attend juste que ceux qui sont en haut provoquent quelques avalanches quand ils gigotent beaucoup.
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