Billet invité. Paru originellement en deux parties, les 10 et 11 janvier 2012. Ouvert aux commentaires.
C’est en avril 2011 que Paul Jorion m’a sollicité à sa manière brève et directe ne m’écrivant : « avez-vous quelque chose à dire sur l’abusus dans la définition de la propriété privée ? ». Bien sûr, que j’avais quelque chose à dire, mais il me fallut finalement plusieurs mois pour parvenir au bout de mes réflexions sur un tel sujet, vaste même pour un juriste. Voici donc.
Le droit de propriété est défini juridiquement comme composé de trois droits fondamentaux : l’usus (le droit d’utiliser et de jouir d’une chose), le fructus (le droit de propriété sur les « fruits » de sa chose) et l’abusus (le droit d’en disposer, c’est-à-dire de la donner, de la vendre ou de la détruire comme bon lui semble).
On m’a toujours enseigné que l’origine de cette définition remontait à Rome, mais ce n’est pas le cas. En effet, aucun des textes juridiques de la Rome Antique ne comporte une telle définition, même si la notion d’abusus semble déjà présente dans le droit romain, dès la royauté. Il serait intéressant d’étudier en détail l’impact que le droit de propriété, et notamment de propriété foncière, va avoir sur l’histoire de Rome. La tension liée à cette question de propriété foncière va s’avérer décisive dans la fin de la République et dans l’Impérialisme romain.Mais ce n’est pas le propos.Il convient donc de relever que si la définition ternaire n’existe pas en droit romain, contrairement à ce que l’on affirme depuis toujours dans tous les ouvrages d’histoire du droit, l’abusus est déjà présente puisque les textes romains définissent le dominium comme étant composé du jus utendi (droit d’usage) et jus abutendi (droit d’en tirer les fruits et d’en disposer).
Dès cette époque, la notion d’abusus est donc distincte de celle du simple usage de la chose possédée. Mais dans cette notion, qui n’a rien à voir avec l’abus, il y a à la fois le fait de profiter des fruits de sa propriété, et le fait de pouvoir en disposer c’est à dire de pouvoir l’exploiter, la modifier ou la céder selon son libre choix.
Le dominium se distingue ainsi des autres droits d’exploitation et de possessions reconnus par les juristes romains, et se rapproche de notre notion de propriété privée.Il n’est pas inutile d’insister sur la nouveauté que représente cette notion d’abusus par rapport aux pratiques des autres peuples de l’Antiquité. Il s’agit d’une véritable rupture, en ce qu’elle reconnaît un droit de l’homme à disposer librement de ses possessions.Il est difficile de ne pas faire un lien entre cette évolution anthropologique qui instaure un droit nouveau et sans limite de l’homme sur les choses, et notamment les terres, et la domination de l’espace associée à l’Empire romain, domination remarquable du fait des moyens techniques de l’époque. Il semblerait en effet que les autres civilisations limitaient l’usage des choses par les hommes, même à titre privé, notamment par des interdits religieux. Tel n’est pas le cas des Romains, et c’est bien l’abusus qui marque cette spécificité, avec comme conséquence d’ouvrir la possibilité d’exploiter les espaces conquis sur les barbares et colonisés à des niveaux jamais connus jusqu’alors.
Nous n’aborderons pas ici les différents justifications données a posteriori par les auteurs, qu’ils soient économistes ou philosophes sur la légitimité de ce droit de propriété de l’homme sur la terre et les choses. La notion de propriété définie par les Romains n’a pas survécu aux invasions barbares, et il est intéressant de noter que le droit canon ne la reprend pas. Saint Thomas limite ainsi à deux composantes : jus disponendi et jus dispensandi (droits d’administrer et de dispenser). Les catholiques furent parmi les plus critiques à l’égard de la notion de propriété romaine, et notamment de l’abusus. Pour eux, la propriété est le droit « de jouir et de disposer de la façon la plus complète pourvu qu’on n’en fasse pas un usage qui soit en opposition avec les Lois de l’Etat, les vœux de la nature ou les desseins de Dieu ». Il limite donc grandement l’abusus.
Il est fréquent de présenter aujourd’hui la longue évolution qui à partir de la Renaissance va amener le renouveau de cette notion « absolue » de la propriété privée lors de la Révolution Française, comme l’aboutissement d’une lutte pour le pouvoir entre l’Aristocratie et la Bourgeoisie.
Pourtant, il convient de se rappeler à quel point les contemporains liaient les atteintes au droit de propriété et les aspects les plus tyranniques de la féodalité puis de la Monarchie absolue.
C’est pour cela que les révolutionnaires ne pouvaient instaurer un Etat de droit démocratique sans garantir parmi les droits les plus fondamentaux, celui des propriétaires, qui devaient être protégés contre les abus de pouvoirs des puissants. Il existe dans l’esprit des Lumières, un lien direct entre la liberté de chaque homme et la possibilité d’être propriétaire sans craindre une décision discrétionnaire du pouvoir politique. C’est ainsi que contre l’absolutisme royal qui s’était en France attaché à limiter le droit de propriété, la Révolution Française va proclamer dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen :
Article 2 : « le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression ».
Article 17 (ajouté au dernier moment le soir du 26 août, sans véritables débats) : « Les propriétés étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d‘une juste et préalable indemnité ».
La simple lecture de ces deux articles, dans leur forme originelle, montre bien à quel point, dans l’esprit des révolutionnaires, la propriété, ou plus exactement les différents droits de propriété qui coexistent depuis la féodalité, constituent un élément essentiel de la lutte contre l’arbitraire et la tyrannie.
On notera en revanche que si les droits de propriété sont des droits naturels et imprescriptibles, inviolables et sacrés, ils sont pluriels, et éloignés de l’abusus.
C’est après la réaction Thermidorienne que le glissement va se produire vers l’affirmation d’un droit unique et absolu, marquant le passage d’un propriétaire protégé de la Tyrannie à une propriété démiurge, dépositaire de la toute-puissance de l’homme sur la création.
La rédaction de l’article 544 du code civil, tel qu’il découle de la Loi du 27 janvier 1804 promulguée le 6 février 1804 est l’aboutissement sans équivoque de cette évolution : « La propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements. »
Arrêtons-nous sur cette formulation qui constitue de prime abord une erreur lexicale : un droit absolu ne peut être qualifié de « plus absolu ». Mais cette tournure incorrecte, employée de manière délibérée par les rédacteurs du Code civil, qui contrairement au législateur actuel savaient écrire des textes utiles, marque leur volonté d’accorder au droit de propriété le niveau le plus élevé de tous les droits. Il n’y a pas de droit plus grand que celui de propriété.Deux conséquences à cette formulation : d’abord, les atteintes à ce droit seront durement punies, y compris les critiques et écrits de ce droit, nonobstant la liberté de pensée et d’expression. Rappelons que la Convention a dès les 16-22 mars 1793 prescrit la peine de mort contre « quiconque proposera une loi agraire ou toute autre loi subversive des propriétés territoriales, commerciales et industrielles ». Il en sera de même lors de la Restauration et l’on ne compte plus les Lois instaurant un délit de presse spécifique pour ceux qui s’attaqueraient au droit de la propriété inviolable.Ensuite, la notion d’abusus devient donc essentielle, et sans limites autres que celles fixées par la Loi. C’est plus que le retour à un droit romain idéalisé, puisque la notion d’abusus devient distincte de celle de « fructus », c’est-à-dire que le droit de disposer comme bon nous semble de nos biens est un élément autonome du droit de propriété.
Le terme « abusus » fait au départ référence au droit de disposer de la chose (c’est-à-dire de la vendre, de la louer, de la léguer ou de la laisser inemployée, voire de la détruire). Ce terme recouvre désormais aussi la notion commune « d’abus », dans le sens de mésusage du bien. Les juristes rappellent donc que le propriétaire d’une chose peuvent la laisser périr, la conserver ou la détruire, en un mot d’en user en maître souverain qui ne doit des comptes à personne.
Une position classique de la doctrine est d’exposer que le propriétaire d’un domaine en est le maître. Il est donc libre d’en tirer une récolte ou d’en faire un terrain de chasse, sans tenir compte des exigences de la Société, et des intérêts ou des nécessités de la communauté à laquelle il appartient, qui peut donc souffrir de la manière dont il dispose de son bien. La notion d’abusus est donc intimement liée à « l’absolutisme » de la propriété, et implique avant tout l’idée de jouissance personnelle. Le propriétaire a le droit d’empêcher les autres, même placés dans la nécessité et disposés à payer une redevance, de cultiver les parties de son domaine qu’il ne veut pas ou qu’il ne peut pas cultiver lui-même.
Il ne peut donc y avoir « d’abus de droit de propriété », le propriétaire n’ayant aucun compte à rendre de l’usage qu’il fait de son bien, sous réserve de respecter les lois en vigueur.L’abusus, tel que nous venons de le définir, est fortement contesté par les catholiques comme les socialistes. S’il symbolise l’homme démiurge, il dénote aussi une conception profondément positiviste du rapport de l’homme à son environnement.Le propriétaire est ainsi autorisé à faire de son bien toutes les exploitations, toutes les innovations, toutes les expériences, sans limites. En instaurant ce droit « le plus absolu », la Révolution fait « table rase » de toutes les servitudes issues de la féodalité, qui grevaient les biens ou les domaines, et empêchaient le développement économique du pays.
Comme d’autres règles mises en place sous la Convention, il s’agit principalement de supprimer les contraintes et les verrous qui existaient sous l’Ancien Régime, et d’instaurer un cadre juridique propice à l’avènement des révolutions industrielles et à l’essor économique de l’Europe occidentale.
Toutefois, cette thèse encore proclamée aujourd’hui (rappelons que l’article 544 du code civil est toujours en vigueur en France en 2012) s’avère de plus en plus limitée dans les faits
Le droit de propriété, proclamé depuis 1804 et la promulgation de l’article 544 du code civil comme le droit d’user et d’abuser « de la manière la plus absolue » d’une chose, va connaître un sérieux coup d’arrêt (sans jeu de mot) dès le début du XXème siècle.
Il faut préciser que les régimes politiques européens ont alors bien changé, et se préparent à une confrontation majeure entre nations industrielles. C’est ainsi que la règlementation sur la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles est d’abord fondée sur la nécessité pour les armées de pouvoir disposer du plus grand nombre de soldats en état de combattre.
Il en est de même de l’abusus, élément déterminant du droit de propriété, qui va progressivement perdre son caractère absolu.
C’est la Cour de cassation qui dans un arrêt du 3 août 1915, dit « Clément Bayard » va poser le principe de l’abus de droit de propriété. Le propriétaire d’une parcelle ne peut y construire des édifices qui n’ont pas d’autre objet que de nuire aux dirigeables décollant ou s’arrimant dans la parcelle voisine, en vue d’obliger le voisin à racheter la parcelle à prix élevé.
Les impératifs liés à la guerre totale industrielle ont eu raison du droit de propriété « le plus absolu ». Les Juges ont limité l’abusus par la théorie dite de « l’abus de droit » : un propriétaire ne peut disposer de son bien dans le seul but de nuire à ses semblables, même dans le cadre d’une démarche condamnable moralement, mais rationnelle capitalistiquement.
Avant cette date, comme après, les limites à l’abusus vont se multiplier, dans le cadre de règlementations de plus en plus contraignantes. Mais cet arrêt marque un principe, puisque jusque-là, le « droit le plus absolu » ne pouvait être l’objet d’un « abus de droit », en dehors de règlementations adoptées par le législateur ou le gouvernement.
De nos jours, et dans le droit fil de cette évolution, la plupart des droits de propriété sont corsetés, réduits par des règles contraignantes et pléthoriques : certaines interdisent, limitent, soumettent à autorisation ou à contrôle l’usage que l’on peut faire de ses biens.
Il est pourtant un domaine où ce droit, et particulièrement l’abusus, reste d’une étonnante réalité, c’est la propriété économique des entreprises.
En effet, parmi les choses pouvant être possédées par un homme (ou une femme), nous trouvons les valeurs mobilières représentant une part de propriété d’une entreprise, personne morale de droit privée.
Ces valeurs mobilières correspondent à une portion du capital de cette entreprise, qu’il s’agisse d’actions ou de parts d’associés, détenues par les propriétaires de l’entreprise.
Ces parts, qui sont autant de titres de propriété, correspondent au versement d’une somme à la création de l’entreprise et donnent deux droits essentiels : le premier est de décider du sort de cette entreprise, en nommant ses dirigeants et en prenant les décisions les plus graves, et le second est de percevoir les fruits de cette part c’est-à-dire une fraction de la valeur produite par l’entreprise.
Contrairement aux prêteurs, l’actionnaire /associé n’est pas un simple créancier mais un propriétaire au sens de l’article 544 du code civil de l’entreprise. Il dispose donc de l’abusus à ce titre, et c’est l’un des derniers domaines où il se révèle en pratique « le plus absolu » des droits.
En effet, la jurisprudence rappelle constamment que les décisions de ces propriétaires relèvent de l’ordre patrimonial privé, et échappent à tout contrôle quelles que soient leurs conséquences sociales, économiques et politiques.
Un propriétaire d’une personne morale de droit privé dispose donc d’un abusus sur cette personne bien plus important que celui dont dispose le propriétaire d’une maison ou d’un terrain sur ceux-ci.
Les actionnaires ou associés peuvent changer de dirigeants ad nutum, sans motifs ni justifications (sous réserve de l’abus ou de la faute), ils peuvent modifier la politique, la stratégie, ils peuvent vendre, fermer l’entreprise.
On ne compte plus les exemples de cet abusus, pouvoir absolu en matière économique accordé aux premiers prêteurs de l’entreprise, comme par exemple celui de liquider une société florissante, licencier son personnel pour rentabiliser les terrains constructibles (j’invite les commentateurs à rechercher le cas exemplaire de l’usine Legré-Mante de Marseille). De même, les dérives de la Société PIP, dont il a été fait état sur ce blog, concernent aussi cette notion d’abusus : le propriétaire d’une entreprise peut décider ce qu’il veut en termes d’optimisation de son activité, y compris au mépris de l’intérêt public ou de celui de sa propre entreprise (je renvoie aux débats et notamment aux commentaires pertinents de Zébu, sur les excès de l’abusus dans ce scandale).
Or, ces « propriétaires » ne sont que des apporteurs de capitaux lors de la création d’une entreprise. Ils ne devraient donc être considérés que comme des prêteurs, des créanciers de l’entreprise et non ses propriétaires. Il s’agit d’ailleurs d’un prêt particulier puisque les actionnaires / associés disposent du droit de fixer leur propre rémunération, là encore sans contrôle, ni limites. Que dirait-on d’un créancier qui fixerait et imposerait à son débiteur le montant des primes à rembourser et les intérêts en fonction de sa seule décision ? Que ce prêt s’est mué en esclavage. Rappelons ici que l’impossibilité de rembourser une dette était un mode classique d’entrée en esclavage, et que la question des dettes vis-à-vis des subsistances et de la sûreté sera importante dans l’instauration du servage à la chute de l’Empire romain.
Pourtant, une entreprise est la réunion de trois acteurs : un entrepreneur, qui a l’idée et est à l’initiative de la création de l’entreprise, un apporteur de capitaux qui prête les fonds nécessaires, et un travailleur qui met sa force de travail au service de l’entreprise, c’est-à-dire au service de la réalisation de l’idée. Aujourd’hui, de facto, le travailleur met sa force de travail au service du prêteur.
Pourquoi l’apporteur de fonds, créancier de l’entreprise, devrait devenir le seul propriétaire de l’entreprise ?
Pourquoi doit-on réduire l’entreprise ainsi créée, personne morale de droit privé, et disposant à ce titre de nombreux droits, à l’état « d’esclave » de ses créanciers initiaux ?
Il n’est pas impossible, en se calquant par exemple sur les procédures collectives (en ayant soin d’améliorer le dispositif), ou sur la tutelle/curatelle des personnes physiques, de mettre en place un dispositif destiné à supprimer le privilège exorbitant accordé à l’apporteur du capital initial, afin de rééquilibrer les trois forces qui constituent l’entreprise : l’entrepreneur, le créancier et le salarié.
Ces pistes orientent peut-être vers des systèmes actuellement critiquables, et sûrement à repenser (je connais pour la pratiquer au quotidien toute l’inefficacité blâmable de notre droit actuel des procédures collectives), mais elles permettront de mettre un terme aux excès de l’abusus en matière de propriété économique, sans porter atteinte aux avantages de cette notion pour libérer les capacités d’innovation des hommes.
Ce serait là une véritable révolution, nécessitant de repenser tout notre droit, et toute notre pratique économique et sociale, en libérant l’entreprise de l’emprise absolue, de l’abusus de ses propriétaires.
Il est évident qu’il n’existe pas de système parfait, mais l’horreur économique actuelle, où le court-terme, la fraude et le vice sont généraux, ne peut être tolérée. Il existe d’autres possibilités, d’autres alternatives pour sortir du cadre donnant la prééminence au seul capital, et revenir à un équilibre des pouvoirs, seul à même de garantir l’efficacité économique, comme à une autre époque il fut la clé de la garantie de l’efficacité politique.
Si l’abusus a pu être une notion nécessaire à la conquête et à la domestication des espaces par l’homme, en libérant son action et ses capacités d’innovation des entraves religieuses ou superstitieuses, il n’est pas interdit de faire évoluer cette notion, dans les domaines où elle est encore d’actualité, à savoir la propriété des entreprises.
Les paradigmes ont changé : soit nous parvenons rapidement à coloniser l’espace, et le modèle instable et générateur d’excès que nous avons toujours connu pourra être reproduit jusqu’aux nouvelles limites de nos technologies, soit il nous faut aujourd’hui trouver d’autres cadres pour exercer une activité économique au profit de tous et non à celui de quelques-uns, de moins en moins nombreux.
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