Billet invité. Ouvert aux commentaires
La raréfaction à terme du travail salarié à temps plein dans les économies développées n’est plus contestée. Les causes principales sont connues : ce sont d’une part la progression rapide de l’automatisation, de la robotisation et des logiciels, et, de l’autre, la concurrence de la main d’œuvre moins bien payée et moins bien socialement protégée des pays émergents ou en voie de développement, qui présentent l’avantage supplémentaire d’offrir des marchés nouveaux à fort potentiel de croissance alors que l’évolution baissière de la démographie et du pouvoir d’achat des classes moyennes réduit considérablement les opportunités de croissance hors innovation dans les pays dits développés. Les règlementations sur la pollution sont un facteur aggravant, leur disparité incitant les entreprises les plus affectées financièrement par leur mise en œuvre à s’installer dans les pays où elles sont les moins contraignantes et/ou les moins appliquées.
S’agissant de l’emploi, la désintermédiation qui résulte de la baisse spectaculaire du cout de la collecte, du traitement et de la transmission de l’information a déjà considérablement modifié la structure et le fonctionnement des entreprises, en éliminant la plupart des hiérarchies intermédiaires et des assistants personnels. L’impact est moins sensible pour le moment dans le domaine commercial qui reste créateur net d’emplois, contrairement au secteur industriel. Bien que l’e-commerce soit en croissance rapide, il ne représente encore par exemple qu’un peu plus de 8% des ventes de détail aux Etats-Unis. Mais il y a encore peu d’exemples de ventes directes du producteur au consommateur, les associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (AMAP) étant une des exceptions, alors que c’est une pratique très répandue dans les relations d’entreprise a entreprise que l’informatique permet de transposer aux ventes de détail dans de nombreux domaines. Nul doute que le choc sera rude quand cette évolution interviendra, car elle aura un effet domino : chaque emploi supprimé, représente une perte de revenu disponible qui oblige à moins consommer ou à sortir des circuits commerciaux classiques, et entraine donc la suppression d’autres emplois.
L’aspect fiscal de cette évolution peut paraitre frivole par rapport aux dégâts provoqués par ces destructions massives de postes de travail, mais il ne l’est pas et mériterait certainement une plus grande attention. La plupart des états occidentaux sont surendettés et comptent tous sur un retour miraculeux de la croissance pour rembourser ces monceaux de dettes. L’évolution des technologies et des modèles d’affaire qui vient d’être rappelée à grands traits rend cette foi dans le retour de la croissance « à l’ancienne » peu réaliste, et ce d’autant plus que la finitude des ressources terrestres et leur fragilité croissante à la pollution induite par les activités humaines montrent que le modèle linéaire actuel extraction – transformation – utilisation – mise en décharge ne peut certainement pas durablement procurer un niveau de vie décent à 8 ou 10 milliards d’humains, et ne peut au contraire que conduire au chaos et à la destruction.
Même les économistes traditionnels l’admettent en reconnaissant que le potentiel de croissance des pays de l’OCDE est sur une pente négative, et ne se situe guère au dessus de 1% , c’est à dire bien trop peu compte tenu des gains de productivité pour espérer résorber le chômage ou maintenir le plein emploi, sauf à créer massivement des emplois sous rémunérés et très volatiles comme c’est le cas aux États-Unis depuis quelques années : les chiffres de l’emploi « officiel » y sont flatteurs, mais la plupart des observateurs sérieux estiment le chômage réel et le sous emploi à l’équivalent de plus de 20% de la force de travail des Américains qui ne se sont pas encore résignés à sortir du marché du travail.
Quand on cumule ce ralentissement de l’activité avec la baisse du revenu disponible et la fraude fiscale massive des entreprises et des contribuables les plus aisés, il faut une foi de charbonnier pour croire au remboursement des dettes publiques ; cela devrait normalement inciter nos élites pensantes à réfléchir à l’avenir de la fiscalité. Si de plus en plus de gens sortent des circuits marchands, soit parce qu’ils en ont été exclus, soit parce qu’ils ont choisi de le faire à leur rythme plutôt que de se le laisser imposer, la demande en services publics (santé, éducation, sécurité, transports et communications, etc.) ne baissera certainement pas mais elle ne sera plus assez solvable pour que l’on puisse espérer pouvoir financer sa satisfaction sur ressources budgétaires, et encore moins en privatisant : par nature, le privé n’aime pas les pertes ou le bénévolat et ne privatise que les activités financièrement profitables.
La seule solution sera alors de recourir massivement à la notion de communs pour permettre aux contribuables désargentés de contribuer en nature à la vie de la collectivité en échange des services gratuits qu’ils recevront. Certains ne manqueront pas de critiquer ce qu’ils considèreront comme un retour des corvées, mais peut-on faire autrement pour redonner à chacun la possibilité de vivre dignement sans recourir à la mendicité. D’autres diront que le revenu universel de solidarité est « la » solution. C’est oublier un peu vite qu’il faudra aussi le financer, et plus encore, que l’expérience a montré que mettre un prix monétaire sur tout et faire de l’argent la mesure de toute chose n’est pas la meilleure façon de promouvoir une société raisonnablement équitable et stable.
Cette réflexion sur la façon de créer des modes de vie qui exploitent pleinement les possibilités des nouvelles technologies pour permettre de s’affranchir des circuits marchands financiarisés à l’extrême est sans doute la meilleure façon de sortir de l’impasse dans laquelle nous a conduit le néolibéralisme globalisant. Elle a déjà commencé sous de multiples formes et dans de nombreux cercles, mais gagnerait sans doute beaucoup à une mise en commun plus systématique qui donnerait tout son sens au beau slogan des premiers écologistes : penser global, agir local.
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