Billet invité. Ouvert aux commentaires.
Courtes réflexions autour d’un workshop interdisciplinaire sur l’ignorance au sein de l’action « NEEDS » du CNRS/ SHS tenu les 1 et 2 décembre 2016 et organisé par Harry Bernas(1), Thierry Ribault(2) et Kate Brown(3)
[(1)IN2P3 Orsay U Paris Sud, (2) Clerse Lille , (3) Baltimore UMBC]
- Généralités :
Les intervenants sont à la fois d’horizon SHS et d’horizon scientifique.
Deux « fondateurs » du concept de la « Post-normal science », Jerome (Jerry) Ravetz, et Silvio Funtowicz, (87 et 70 ans) sont présents. Ils sont une mémoire vivante des épisodes qui ont jalonné la technoscience et les questions de doute scientifique (Climat, Kyoto, agences sanitaires lors de la crise de la Vache Folle, etc.) .
L’autre point de référence est la théorie de Robert N. Proctor de l’a-gnotologie (là en anglais), dont l’idée de base est « la production sociale – intentionnelle ou non — de l’ignorance ». De cette école est peu ou prou issu le livre de référence « Les marchands de doute » de Naomi Oreskes et Erik Conway, bien qu’il n’en sera pas explicitement question dans le workshop, peut être parce qu’il n’offre pas une grande source de discussion en assignant la cause des déviances aux idéologies marquées des parties prenantes, des scientifiques brillant qui regrettaient la fin des grandes entreprises qu’avaient permis la Guerre Froide.
Le point de départ de NEEDs est grosso modo le moment Post-Fukushima. Cécile Asanuma-Brice (qui a publié sur le blog ici) fait partie de NEEDs depuis environ 2012.
Les intervenants se répartissent en trois sous-groupes culturels :
- Les scientifiques, comme Tim Mousseau, qui ont enquêté sur Tchernobyl et eu du mal à rapporter sur les effets en terme de mutations qu’ils ont observés dans la nature, ou comme Jean-Marc Lévy-Leblond (physicien de l’Université de Nice) et Harry Bernas (organisateur), ou encore Michèle Leduc du Comité d’éthique du CNRS, physicienne renommée.
- Des sociologues de plusieurs sortes, du plus anthropologue au plus « idéologue » en passant par des plus historien(ne)s, d’écoles US et françaises,
- Des philosophes (le SHS du CNRS est présidée par Sandra Laugier, venue intervenir)
Certains ne cachent pas le côté « paranoïde » dans leur façon de percevoir ou de rendre compte des investigations qu’ils poursuivent, au vu des lourds antécédents.
Les discussions ne sont pas forcément enrichies par le concept d’ignorance mis en avant comme mot fédérateur (cf. les remarques de Paul Jorion dans son « temps qu’il fait »), et certains ont bien conscience des difficultés qu’entraine ce choix (p.ex. Scott Frickell). Le concept d’incertitude est évidemment aussi présent, mais son rôle d’articulation n’a pas été autant souligné qu’il aurait pu l’être, le point délicat me semblant ici de définir son « grain » : à quel moment passe-t-on d’incertitudes maitrisables vers des incertitudes plus radicales, comment l’expérience des acteurs leur permet d’aborder cette question, etc.
Il m’a semblé qu’un certain nombre de tentatives d’avancer cherchaient à se baser sur une cartographie de l’ignorance et de la connaissance sous forme de régions délimitables dans un ensemble (institutionnel, philosophique, historique), avec une analyse des « tuyaux à déboucher » pour que l’ignorance recule, ou qu’on détecte les constructions mal intentionnées de façon plus avertie.
D’autres tentatives, cherchant à voir la construction et l’usage que font les acteurs, étaient davantage proches de la question de la réciprocité. Question qui nous tarabuste souvent sur l’ABPJ, et qui semblait un peu plus secondaire que je le souhaitais à ce workshop. En effet, une connaissance n’est pas une donnée qui dort, c’est une connaissance dont on à l’usage, et cet usage fait forcément un début de réciprocité. Karl Polanyi n’est plus très loin.
Dans ce registre, j’ai particulièrement apprécié l’étude menée à Fos-sur-Mer, et qui va sortir sous peu en 2017, concernant la perception de la pollution par les habitants (menée par Barbara Allen de Virginia Tech (ici))et Y. Ferrier du centre Norbert Elias à Marseille), mettant en avant des pratiques qui comble les manques de la « science non faite » (undone science). L’étude a redonné aux victimes de la pollution que sont les habitants de Fos et St Louis, sur l’étang de Fos, la capacité de passer du statut de cobaye muet des pas moins de 37 études des décennies précédentes (la plupart non publiées) au statut d’acteurs d’un savoir d’ordre médico-social. Ce savoir se dégage enfin d’une étude qui n’est pas une étude de plus parce qu’elle a su garder le lien entre les habitants et les données. C’est à mon avis un exemple qu’il faudra faire connaitre urbi et orbi.
En procédant ainsi, on a notamment évité les lourds effets de cadrage (la lumière sous le réverbère) Ces effets avaient permis assez systématiquement des récits et études très orientés sur les différents désastres techno-scientifiques de taille (le nucléaire, la pollution post Katrina, ou celle de Deep Horizon, etc.).
Le workshop se poursuivra sans doute sur des directions différentes, au gré des besoins des différentes écoles sociologiques de délimiter leur domaine. Je persiste néanmoins à croire de façon assez générale qu’un savoir constamment mis en usage et rendu « résilient » par une multitude active, c’est un savoir qui me semble pouvoir définir un cadre où l’incertitude ne surgit que dans des proportions gérables, même si ces proportions ne sont pas quantifiables. J’ai déjà notamment vanté à ce sujet la différence de taille qui existe entre le fameux « retex » (retour d’expérience) dans le nucléaire civil et dans l’aéronautique. Certes chaque technologie suit sa courbe d’apprentissage : raréfaction des accidents par TéraWattheure produit ici, par passager-km transporté là. Mais le défaut de « crash test » pour les réacteurs eux-mêmes entre ceux des années 1950 (<100 MW) et ceux bien plus gros d’après (> ~ 700 MW) fait qu’on a laissé de côté une partie du système, qui n’est plus questionable et sombre dans les mauvais côté de la technoscience (la saga de l’acier des cuves et des générateurs de vapeurs). Alors que dans l’aviation, l’A380 est aussi « plantable » que l’A318, et on est arrivé à le qualifier au même niveau en continuité. Et cela est « ergodique », chaque jour, les pilotes voient les techniciens opérer la maintenance des réacteurs, peu d’endroits se présentent dans la chaine pour masquer les mauvaises pratiques. Les réactions lors du volcan islandais furent rapides et forte, et les techniciens contrôlèrent de suite les aubes des réacteurs (au « borescope », un endoscope sur mesure). On sait combien est plus difficile l’analyse de l’état nucléaire de masses compliquées lors des accidents majeurs !
Pour faire une analogie tirée par la mèche de SuperDupont, on a deux situations d’incertitude, et de risque et d’ignorance aussi donc, qui reflètent les risques qu’on a voulu séparer. L’analogie me semble potentiellement pertinente avec le traitement des établissements bancaires aux USA : On sait qu’ils ont été contraints par la loi Glass-Steagall de 1933 aux USA, (abrogée en 1999) de ne pas cumuler deux aspects des fonctions bancaires : d’un côté les banques pour l’investissement et la spéculation qui sont des lieux de concentration de richesses immenses et sont comme de gros réacteurs qui peuvent devenir toxiques autour d’eux jusqu’à assez loin. De l’autre des banques de dépôt, celles du quotidien, qui ne devaient gérer que l’épargne peu volatile et les comptes courants, le tout coupé de la spéculation : les dérives des produits financiers leur étaient pour ainsi dire impossible.
La notion de « stakeholder » (partie prenante, que j’oppose ici à « shareholder », actionnaire) — appliquée pour faire se toucher d’une part toute l’industrie et d’autre part tous ceux qui en subissent les externalités,– permettrait-elle de conjurer les méfaits de l’incertitude sous ses multiples habits (risque, assurance, ignorance, démocratie …) ?
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