Billet invité.
Les États-Unis viennent de fêter Thanksgiving Day comme chaque 4ème jeudi de novembre. Que célèbre-t-on par cette action de grâce ? Le débarquement en 1620 des « Pilgrim fathers » chassés d’Angleterre par les persécutions religieuses et leurs premiers pas sur le sol du Nouveau Monde. Comme la tribu indienne des Wampanoags les accueillit, les aida à s’installer et leur indiqua comment faire un gueuleton en plumant et rôtissant un volatile local, les nouveaux venus, puis leurs descendants, trouvant ledit volatile fort à leur goût décidèrent de perpétuer la coutume en en faisant le plat vedette du festin commémoratif. Sans se compliquer la vie et par analogie avec la pintade qu’ils connaissaient et qu’on appelait alors « (hen) turkey », « poule de Turquie », ils le baptisèrent « turkey« . En quoi le français semble beaucoup plus géographiquement cohérent quand il l’appelle « poule d’Inde » (c’est à dire « des Indiens »), bientôt raccourci en « d’Inde » écrit en seul mot. Mais notre mot est tout aussi trompeur : pas plus d’Inde que de Turquie dans cette affaire ! Notre vocabulaire a seulement été contaminé par l’incroyable méprise de Christophe Colomb qui crut dur comme fer jusqu’à sa mort que ses quatre voyages à travers l’Atlantique l’avaient mené en Extrême-Orient… c’est à dire aux Indes selon l’appellation de l’époque !
L’histoire des États-Unis d’Amérique du Nord a donc commencé là, à Cap Cod sur le rivage de la côte-est en novembre 1620, soit 24 ans avant la fin en Chine de la dynastie des Ming et l’avènement de la dernière dynastie impériale, celle des Qing. Aujourd’hui les deux nations semblent être devenues rivales et se disputer le leadership de la planète. L’une a la plus longue histoire sans solution de continuité au monde et l’autre la plus courte. Comme se plut à le souligner J.L. Godard, les habitants de cette dernière n’ont même pas de nom en propre : nous les appelons « les Américains » par commodité et habitude, mais ce mot n’a pas de contenu ni de contours précis. Sans doute aucun nom n’aurait-il véritablement pu exprimer et recouvrir la grande diversité des vagues d’immigrants qui ont afflué, de gré ou de force (dans le cas des esclaves noirs), pour former le « melting pot » étatsunien. A contrario, la Chine s’est, depuis trois millénaires, étroitement resserrée autour de sa conscience forte de « Pays du Milieu » (dit autrement, seul sous le ciel) et la puissante unicité de sa longue civilisation.
Le match actuel est donc des plus intéressants. Qui a en main les meilleurs atouts ?
Si l’on se place du point de vue de l’image offerte au reste du monde, il suffit de lire les journaux et d’écouter la vox populi. Cela saute aux yeux : inquiétant repoussoir, la Chine effraie et, grand frère protecteur, l’Amérique rassure. La réalité des faits n’a en l’occurrence aucune importance : peanuts ! Les USA ont beau avoir l’arsenal militaire de très loin le plus important de la planète, c’est la Chine qu’on soupçonne de bellicisme quand elle se dote de son premier porte-avions. Les USA ont beau exporter un peu partout des aventures guerrières aussi désastreuses que meurtrières alors que la Chine ne se pointe guère au-delà de ses frontières, c’est à elle qu’on cherche des noises en rêvant de lui faire porter le chapeau, pour avoir bétonné quelques îlots, des risques de déflagration mondiale. Les USA ont beau espionner quotidiennement tout un chacun dans le monde entier, comme l’ont révélé les lanceurs d’alerte, c’est la Chine qu’on suspectera le plus spontanément de tortueuses menées souterraines. La CIA a beau reconnaître l’existence de ses prisons secrètes et sa pratique de la torture, c’est vers la Chine seule que se braquent à grand bruit médiatique les jumelles accusatrices des défenseurs des Droits de l’Homme. La liste pourrait continuer encore longtemps. Notre but n’est pas ici de « défendre » la Chine (même si, sans doute, certains lecteurs en sont déjà – à tort – persuadés) mais de rechercher les causes de cet ahurissant état des lieux et les raisons qui font que le bâton est invariablement tordu dans le même sens au mépris du réel et de faits absolument patents connus de tous.
Les États-Unis ne sont pas seulement les mieux équipés en bases militaires hors de leur sol, en porte-avions, missiles, drones et bombes de tous calibres, ils remportent aussi tous les jours, en temps de paix, d’éclatantes victoires sur le front des images et du symbole car ce sont eux et eux seuls qui mettent en scène et racontent le grand récit de la marche du monde à l’échelle planétaire. En effet, il ne suffit pas tout à fait, même si c’est très important, de tenir le grand livre des comptes via la maîtrise, par Wall Street et le roi-dollar, de la finance internationale, il faut aussi avoir la mainmise sur le grand livre des contes et savoir mettre en scène pour les autres peuples les beaux récits mythologiques de la tutélaire bienveillance américaine. Sans doute l’absence d’Histoire permet-elle de voyager léger ! Pas besoin de bagages : tout s’invente en cours de route et l’industrie du cinéma est là pour y coller de belles images, avec ce qu’il faut de couleur, de suspense et de têtes d’affiche. L’Amérique mène le monde d’abord par son habileté à faire glisser sa réalité sous la fiction. Par la magie de son puissant soft power, ses vessies deviennent lanternes magiques et les basses œuvres de la CIA passent comme une lettre à la boîte une fois métamorphosées en superproductions au succès mondial. La Chine a rédigé les premiers traités d’alchimie (IIIe s.), mais l’Amérique est incontestablement championne du monde (XXe s.) de la transmutation du vil métal en or ! Face au rouleau compresseur de la puissance symbolique américaine, la Chine est battue d’avance à plates coutures et n’a aucune des armes qui lui permettraient de combattre. La meilleure preuve en est que quantité de Chinois nourrissent encore et toujours de très vivaces rêves d’Amérique, alors que nous sommes prêts à payer des prunes à qui nous signalerait un seul Américain aspirant à être Chinois ! Aux yeux des Chinois, l’Amérique a gardée intacte l’aura de l’Eldorado et le nationalisme chinois qui, par poussées de fièvre, s’exacerbe parfois malsainement a probablement quelque parenté avec le refoulement de ce rêve d’Outre-Pacifique. En chinois, les Etats-Unis se disent « Mei Guo« , binôme dont la phonétique « mei » restitue la syllabe « mé » d’Amérique, mais qui a aussi un sens : « le beau pays », celui qui, nimbé d’or à jamais, évoque la richesse et la belle vie ! Le « tigre de papier » a plus que jamais des reflets chatoyants et le top du top de la réussite passe par les universités ou les firmes américaines.
Qu’on songe au pouvoir exorbitant que confère le fait d’avoir le monopole du stylo avec lequel s’écrit en majuscules la grande Histoire universelle. Il est vrai qu’être pratiquement dépourvu d’Histoire propre laisse une grande liberté de mouvement et évite la surabondance de scrupules en la matière.
Que l’on compare, à titre d’exemple, les versions communément admises et tenues pour « vraies » des « conquêtes de l’Ouest » respectives des deux pays. En ce qui concerne la Chine, son emprise sur ses Marches de l’Ouest (Tibet et Xinjiang) n’est évoquée à peu près sans exception, c’est la vulgate admise par tous, qu’en termes d’usurpation, d’occupation illégitime et d’oppression inacceptable. Ce sont des quasi « casus belli » qui justifient toutes les formes de propagande, voire d’ingérence : diabolisation du méchant ogre communiste, soutien et financement occidentaux en direction des mouvements indépendantistes, (prétendu) drapeau tibétain arboré en mars par bon nombre de nos mairies en soutien à un virtuel « Tibet libre » au mépris de nos lois républicaines, manifestations de défense des populations opprimées sous le joug chinois, protestations auprès de l’ONU… Dans le tourbillon de cette désinformation, le mot « Tibet » s’est tellement chargé de dynamite qu’il devient impossible de le manipuler à froid et d’examiner le problème de façon un peu raisonnable. Quant au Xinjiang (= « Nouvelle frontière »), il est entré officiellement dans les frontières de la Chine impériale au moment même (deuxième moitié du XIXe) où les Américains entreprenaient d’en finir avec la conquête des vastes étendues de l’Ouest. Or, aux Etats-Unis, le mot « western » a pour principale et glorieuse fonction de résumer d’un mot une grande et magnifique épopée où s’illustrèrent des pionniers valeureux, d’audacieux dégourdis de la gâchette parmi lesquels quelques rustres un peu balourds et un lot de redoutables gibiers de potence, il est vrai, mais surtout de généreux redresseurs de torts, défenseurs de la veuve et de l’orphelin, qui ont à jamais le profil de John Wayne. Là où la Chine est envahisseuse et usurpatrice, l’Amérique est civilisatrice et défricheuse. Que ces immenses territoires aient été violemment arrachés par les armes aux tribus indiennes qui y étaient chez elles fait visiblement partie de ce qui a été glissé sous le tapis sans donner lieu à mises en cause et il a été si peu fait état des massacres d’Indiens qu’aucune statistique ne permet aujourd’hui d’évaluer le nombre de millions d’exterminés qui ont jalonné cette conquête. Quant à ceux qui ont survécu, que dire de leurs descendants parqués dans des réserves, rongés par l’alcool et les jeux d’argent, exclus des pleins droits des blancs et ravalés au rang des habitants des zones les plus déshéritées de la planète en termes d’espérance de vie ? En tout cas, s’il faut, pour disputer le titre de maître du monde, avoir ces talents d’escamoteur, ce brio dans l’art de l’intox et cette bonne conscience inoxydable qui fait les Thanksgiving Days heureux, la Chine n’est pas encore prête à s’aligner !
Moralité. Ce devrait être bien connu qu’en matière de propagande, c’est généralement celui qui dit qui y est ! Chacun devrait voir d’évidence ce faux nez en carton pâte, mais la ruse cousue de fil blanc marche pourtant à tous les coups. Méfions-nous de l’index bruyamment accusateur, le bras dont il est le prolongement a assez souvent trempé dans l’inavouable jusqu’au coude !
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