Un essai invité en huit chapitres.
VIII – Idée et Affectivité
Comment peut-on espérer que la raison l’emporte sur les passions ? Spinoza répond : parce que l’idée l’emporte sur l’affect. On pourrait préciser, parce que la connaissance de la connaissance (que Spinoza appelle la connaissance du troisième genre) consume toute joie en sa réalisation.
Mais que faut-il donc entendre de ces propositions apparemment contradictoires de Spinoza ?
“Dieu s’aime lui-même d’un Amour intellectuel infini.” (Éth. V, Prop. XXXV) contradictoire avec l’idée que : “L’Amour est une Joie qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure.” (Éth. III, Déf. VI).
Ou encore : “Dieu est absolument infini (par la Défin. 6 p. 1), c’est-à-dire (par la Défin. 6 p. 2), la nature de Dieu jouit d’une infinie perfection, et ce (par la Prop. 3 p. 2) accompagné de l’idée de lui-même,” (Éth. V Prop. XXXV, Dém.),
contradictoire de : “Dieu est exempt de passions, et nul affect de Joie ou de Tristesse ne l’affecte.” (Éth. V, Prop. XVII).
Ces contradictions se résolvent si l’on imagine que l’affect de la joie qui accompagne la raison se délivre de son opacité dans la clarté de la forme que lui donne son idée, comme lorsque l’émotion d’une découverte se dissipe au fur et à mesure que celle-ci apparaît de façon plus objective.
Mais si l’idée peut être dite la forme que l’affectivité se donne, il faut dire comment l’affectivité se donne telle ou telle idée.
Cette adéquation reçoit une explication lorsque l’on accepte que les contraires et la contradiction ainsi que la différence ne soient plus remisés dans la boite noire construite à partir des paramètres de l’accident, de la contingence et de l’ignorance, et qu’en aucune façon l’actualisation de l’un des contraires ou de l’autre puisse atteindre une identité absolue et définitive puisque elle ne peut épuiser l’antagonisme dont elle procède, ce qui signifie que l’actualisation d’un des contraires n’annihile pas son contraire mais le potentialise : si l’homme s’actualise loup, il ne perd pas la possibilité de s’actualiser dieu.
Voilà qui oblige à faire intervenir une nouvelle catégorie : “l’actualisation-potentialisation”.
Si l’antagonisme lui-même, le Tiers donc, est l’affectivité, on comprend aussitôt que toute affectivité disparaisse au fur et à mesure qu’elle se transforme en matière ou énergie, l’une étant actualisée lorsque l’autre est potentialisée (le principe d’équivalence), autrement dit qu’au cours de l’actualisation, l’affect disparaisse (comme lorsque la vengeance assouvit la colère) tandis que la potentialisation antagoniste tend à n’être qu’une “conscience élémentaire”. Où l’antagonisme décroît au bénéfice de l’actualisation-potentialisation, l’affectivité diminue mais elle augmente lorsque l’antagonisme s’accroît. Ce pourquoi Lupasco répondait à Spinoza : «l’amour est l’affectivité d’un concept pur».
Que la potentialisation soit la forme objective sous laquelle se représente l’idée, est révélé aussitôt que dans une relation de réciprocité la relativisation des actualisations-potentialisations se manifeste dans le concept qui tient ensemble leurs perspectives respectives comme ses horizons objectifs. Le concept est une forme (l’ambivalence dit Frédéric Lordon) pour une substance affective lorsque cessant d’être en soi contradictoire, l’antagonisme devient la conjonction de deux non-contradictions antagonistes.
Il est possible d’appréhender la nature de l’affectivité d’une autre manière, du fait qu’elle se révèle en différents affects en fonction de leur rôle signalétique des activités du vivant. Les affects produits au cours de l’évolution peuvent être reproduits par des systèmes mémorisés et peuvent être pérennisés comme valeurs par l’entendement.
Le binarisme affectif se déploie dés lors au cours de l’évolution comme une inflorescence d’affectivités mémorisées car la polarité de l’hétérogénéisation construit des formes de plus en plus complexes qui n’ont pas le même rapport avec la mort les unes que les autres.
Les organisations vivantes modulent donc à leur façon plaisir et douleur, joie et tristesse. La complexité des systèmes distribue la qualité du plaisir et de la douleur, de la joie et de la tristesse en sensations particulières : le goût, l’odorat, le tact, la vue, l’ouïe pour les plus simples, l’envie, la peur, plus complexes. La colère, la mansuétude ou la douceur, l’amitié et l’inimitié, la vaillance, l’assurance, la honte et l’effronterie, la pitié, l’indignation, le courage… plus complexes encore parce qu’elles font nécessairement intervenir le rapport à autrui.
Ces affects, sélectionnés par l’évolution, gardent l’acquis sur lequel la genèse de l’esprit peut compter pour se déployer plus avant. Mémoire et imagination font alors de la douleur et du plaisir des “motifs signalétiques” qui servent de frontières au delà desquelles le Tiers serait compromis. Ainsi les systèmes de valeur les plus prégnants, les mémoires spécifiques, autorisent-ils à la conscience une certaine économie de l’affectivité. C’est sur la base de cette économie que l’on peut expliquer les comportement collectifs.
Mais quel qu’il soit, l’affect est toujours Un. Il n’est pas possible de le décomposer en parties ; il n’est pas possible non plus de le matérialiser sous quelque forme que ce soit. On n’imagine pas un biologiste essayant de mettre un affect dans une éprouvette ou lui donnant une forme vivante. On n’imagine pas non plus un physicien essayant de soutenir la thèse que l’affectivité est constituée de corpuscules élémentaires ou encore d’une onde ou d’une force. Bref, il n’y a pas de scientifique connu qui soutiendrait que l’affectivité est matière ou énergie, ce qui signifie encore une fois qu’elle se trouve être hors du temps et de l’espace (hors de l’étendue et du mouvement), bien que pour être elle ait besoin de consumer à la fois matière et énergie, de sorte qu’elle est partout et toujours. Et donc elle est, et même elle est ce qui est le plus essentiel pour notre conscience, car sans sentir nous ne connaîtrions rien, et ne nous percevrions pas nous-même. La philosophie est ferme à ce sujet depuis Aristote (sentir que l’on sent est à proprement penser) jusqu’à nos jours en passant par Descartes (je puis douter de tout mais non de sentir que je doute).
Mais enfin, elle se produit naturellement aussi entre deux êtres quand ils sont en relation réciproque ! Le Tiers inclus entre les contraires (dieu et loup) est donc susceptible de se métamorphoser en l’actualisation soit du loup soit du dieu, mais il peut aussi se dépasser lui-même en une conscience de sa propre “ambivalence” (l’Homme). C’est dans l’espace de la réciprocité que le Soi peut se détacher du Moi et prendre une configuration d’un Soi commun, et de surcroît réfléchi sur lui-même, c’est-à-dire conscient de lui-même et donc universel. Ce pourquoi nous avons le bonheur d’être à même de découvrir un secret de l’univers qu’aucun autre être au monde peut-être n’est à même d’apprécier autant que nous, les hommes.
Ce qui apparaît comme une donnée mémorielle très primitive, et de ce fait stable dans tous les organismes vivants, est que l’affectivité se traduit sous forme d’angoisse qui peut atteindre l’intolérable lorsque l’antagonisme est paralysé par une actualisation homogénéisante de deuxième ordre. Et, symétriquement l’actualisation d’une différenciation exclusive du Tiers engendre l’ennui jusqu’à la nausée qui peut devenir également intolérable. Au terme de toute actualisation qui dénature le Tiers, le vide d’affect de la liberté est subi sur le mode du manque à être, et conduit à la tristesse. Si l’antagonisme est immobilisé sans pouvoir se déployer, ou s’il est dissipé par une actualisation de différenciation, l’affect du Tiers n’est donc plus la joie mais la tristesse. Mais qu’aussitôt se lève l’obstruction non-contradictoire au devenir contradictoriel du Tiers par le relais d’une actualisation opposée (l’actualisation de la diversité pour l’homogénéité et de l’homogénéité pour la diversité), l’affectivité se traduit par une certain plaisir comme nous l’avons déjà dit. L’opposition entre la joie qui caractérise le Tiers et la tristesse qui caractérise ses deux impuissantisations pour suivre la terminologie de Frédéric Lordon explique aussi le binarisme affectif.
La relation plaisir-peine (celle-ci comprenant l’angoisse et la nausée) est donc analogue à la relation joie-tristesse mais l’angoisse (et le plaisir lié à sa disparition) comme la nausée (et le plaisir lié à sa disparition) doivent tous deux être relativisés pour que la joie du Tiers l’emporte sur sa détresse, la tristesse. Ici, l’on doit rendre justice aux analyses de Frédéric Lordon. Que la contrainte vienne figer l’imperium de la multitude, celui-ci tend naturellement à s’exiler dans une attitude compensatoire, ou encore, à exiger le retour à la réciprocité fondatrice, de façon empirique (jusqu’à présent) ou (aujourd’hui pourquoi pas ?) de façon rationnelle.
Pourquoi rationnelle ? Parce que l’on peut désormais définir quelles sont les structures sociales qui engendrent les affects, ce qui permet de prévenir que l’absolu qui caractérise chacun d’eux pour lui-même entre en contradiction avec celui des autres, comme c’est le cas lorsque l’amitié défie la justice, ou l’égalité la liberté ou encore la responsabilité la solidarité, etc. Lorsque la relation à autrui est équilibrée entre la différence et l’identité, la convergence et la divergence, la convenance et la disconvenance, l’antagonisme peut se redoubler lui-même, et se révéler la matrice de l’affectivité commune : le respect qui, dans la réciprocité de bienveillance, se change en la philia.
Comment le Tiers peut-il se dépasser dans un devenir en lui-même contradictoire ? Nous le savons, c’est la troisième opportunité qui lui est donnée par la nature : la puissance de la puissance, l’empuissantisation lordonienne se déploie grâce à la réciprocité. Cette réciprocité nourrit le sentiment d’une conscience souveraine, c’est-à-dire douée de la plus grande liberté qui n’est pas simplement la joie de la découverte mais la lumière intellectuelle sur ce qu’elle est, l’eudaimonia, le démon du bien, que l’on traduit parfois par le bonheur.
Si l’affectivité est ce que nous avons dit, la seule façon dont elle puisse en donner raison est de s’exprimer par elle-même dans la réciprocité en se nommant elle-même ou en donnant sens à ce qui constitue son horizon, ce qu’elle fait alors de façon manifeste par la parole. Ainsi la Parole est-elle le devenir contradictoriel du Tiers. Au sein de chacune de ses constitutions historiques, l’expression des mêmes valeurs fondamentales nourrit un débat interne permanent entre deux actualisations de la Parole, politique et religieuse, l’une polarisée par l’opposition corrélative, l’autre par l’unité de la contradiction, ce qui explique la turbulence de leur développement. Chacune des deux paroles prétend en effet aveuglement à la suprématie sur l’autre en raison du caractère non-contradictoire de la logique de son actualisation, et seule la réappropriation du Tiers peut remettre en cause sa prétention au pouvoir.
On reconnaîtra à l’imperium, la puissance de la réciprocité généralisée, la faculté d’engendrer l’État que Frédéric Lordon appelle l’État général, qui, affranchissant la liberté de chacun de ses limites individuelles, ne peut se rabaisser au pouvoir de domination d’un imaginaire ou d’une idéologie sur le capital symbolique de la société. “On pourrait donc dire que, désignant le fait fondamental de l’autoaffection de la multitude, l’imperium est la structure élémentaire “du pouvoir”, puisque tout pouvoir, quelle qu’en soit l’espèce, en procède. Et que l’imperium prend plus particulièrement le nom d’État général en tant qu’on y voit la matrice de tous les pouvoirs politiques, quelle qu’en soit la forme. L’État général est la structure élémentaire de la politique ».
En réalité le substantif pouvoir a deux acceptions : la domination, le pouvoir sur autrui, et la puissance. Le pouvoir qui est lié aux actualisations non-contradictoires de la conscience entrave la liberté d’autrui. Dans le monde occidental, cette domination s’est concrétisée par la privatisation de la propriété. C’est ainsi que s’est interposée entre les privilèges des nantis et la genèse de l’humanité la violence du pouvoir nu. La puissance ne connaît pas cette capture puisqu’elle est contribution à la liberté de tous.
Bibliographie
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- Lupasco Stéphane, L’énergie et la matière vivante, Paris, Julliard, 1962 ; 2e édition : Julliard, 1974 ; 3e édition : Le Rocher, coll. “L’esprit et la matière”, Monaco, 1986.
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Au départ, il faut remplir certaines conditions au sein d’une nation pour s’engager dans une guerre. Un consensus maximal. L’union…