Un essai invité en huit chapitres.
VI – Vengeance et Réciprocité négative
Pour relier la situation actuelle de l’humanité débordée par les passions et emportée dans le torrent de conflits inépuisables, et l’avènement d’une humanité heureuse grâce à la raison qui lui permettrait d’associer ses passions de façon complémentaire au bénéfice de tous, Frédéric Lordon et Baruch Spinoza en appellent à la réciprocité négative, dont ils accordent la puissance à la société, de sorte à pouvoir en faire un moyen décisif pour donner l’avantage à la raison sur les passions. Mais la vengeance n’est-elle qu’un instrument ? Nous voudrions ici préciser en quoi elle contribue directement à la genèse du Tiers, c’est-à-dire de l’imperium, car elle est en réalité une forme de réciprocité.
“Que chacun s’abstienne de causer un dommage par crainte d’un dommage plus grand”, ce calcul propre à l’individu est logique si l’on met en balance deux intérêts rivaux comme le sont des intérêts de nature biologique. Mais que signifie la vengeance ? Se réduit-elle à cette vindicte dictée seulement par l’intérêt des uns ou des autres ? Sinon que faut-il donc entendre par le droit de se venger et de juger du bien et du mal ?
Selon la Tradition religieuse à laquelle se réfère Spinoza, l’Homme acquiert ce droit de juger du bien et du mal lorsqu’il franchit l’interdit. L’interdit, on le sait, est de confondre tous les arbres du Jardin et d’ignorer la différence de l’un d’entre eux, plus précisément celui de la connaissance du bien et du mal. Or, cet arbre est maudit dès lors que l’on en mange (c’est-à-dire que l’on s’y identifie), car la tentation est alors grande de juger par soi-même du bien et du mal. C’est pourquoi il est dit “voici que l’homme a mangé de l’arbre de la connaissance du bien et du mal et qu’il est devenu l’un d’entre nous”[1]. On sait que Elohim veut dire nous : mais quel nous ? On sait aussi que l’homme, le terrien, l’Adam, ne parvient pas à la conscience de lui-même par la connaissance du monde (les oiseaux, les poissons…) et qu’il lui faut une aide. L’aide, qui lui permet d’accéder à la pleine puissance de sa conscience et de se nommer lui-même, est issue à la fois de l’identité (son côté) et à la fois de sa différence (la femme). Et si l’on admet, toujours selon ces mêmes versets de la Bible, que l’Homme (Adam et Eve) est créé à l’image d’Elohim, le nous veut dire forcément l’entraide, la réciprocité dont Adam et Eve est l’image.
Or, Spinoza dit bien : « C’est par cette loi qu’une Société pourra se constituer, pourvu qu’elle revendique pour elle-même le droit que possède chacun de se venger et de juger du bien et du mal». Mais qui est la Société ? La collection des intérêts qui se concilient dans leur libre-échange, une collection d’esprits sataniques ? Ou bien le Tiers dont le conatus est perpendiculaire à celui des relations d’intérêts privés des esprits sataniques, ici Dieu ? Spinoza répond : Dieu.
Comment peut-on justifier le conatus du Tiers (la force morale de la société) comme esprit de la vengeance de telle sorte qu’il puisse en déposséder chacun de nous au bénéfice d’un Nous qui s’exprime par négation du droit de juger par soi-même du bien et du mal, et dont la puissance interdise à chacun de nous le meurtre de l’autre (Tu ne tueras point). Mais que dit la vengeance ?
La science croyait jusqu’à une date récente que la réciprocité positive était toujours de rigueur entre les membres d’une même communauté, et la réciprocité négative rapportée aux frontières de celle-ci, à l’étranger (l’amour-propre et la haine de l’autre), et c’est à cet a priori que se soumet la première analyse de Frédéric Lordon, comme nous l’avons souligné, mais dans nombre de sociétés, c’est l’inverse : la réciprocité négative est pratiquée à l’intérieur de la communauté, la réciprocité positive avec l’étranger[2]. Quoi qu’il en soit, c’est la nature même de la réciprocité négative qui nous intéresse ici car elle ne semble pas toujours ordonnée au calcul imaginé par Spinoza, la protection du Soi-même. Dans les communautés archaïques que l’on pense témoigner des sociétés primitives, celui qui subit une injure cherche à répondre par la violence à la violence qu’il a subie, de manière à établir une relation de réciprocité où l’action soit proportionnelle à la passion (la violence agie à la violence subie) : c’est à la condition que les deux consciences élémentaires liées au fait de subir l’offense et de la faire subir se relativisent de façon égale que naît l’affect qui sous-tend l’imaginaire, que l’on a coutume de désigner par le terme de l’honneur. Il s’ensuit que chaque partie est conduite à une succession de violences pour enchérir le sentiment d’être humain (en tant que guerrier). Mais succession veut dire ici alternance de meurtrissures reçues et rendues ! Aucune nouvelle offense ne peut être accomplie par l’une des parties sans être compensée par une offense subie de la part de qui a subi la précédente. Chose qui peut paraître étrange : lorsque les parties sont assurées par la vengeance d’avoir agi et subi, s’installe un instant de paix entre elles parce que chacune a accédé à la dignité de la conscience de conscience en termes d’affect. Être un guerrier n’est pas de tuer ! Mais de souffrir autant que de faire souffrir. On retrouve ici le terme grec antipasquein (souffrir à son tour). De cette façon, la réciprocité apparaît toujours comme la matrice de la raison éthique, mais non pas de la raison utilitaire ou du calcul qui prévaut lorsque l’individu cherche son intérêt propre. Ce à quoi l’homme réciproque soumet son intérêt propre est le Tiers, c’est-à-dire le sentiment d’humanité qui n’appartient à personne a priori, et qui doit être conquis par chacun grâce à son intégration dans la structure de réciprocité qui en est la matrice.
La réciprocité négative n’autorise pas seulement la mémoire des Anciens dans une relation de filiation sans commencement ni fin qui assure à chacun le sentiment de responsabilité sur sa descendance, sentiment qui s’accumule en prestige pour le dernier héritier d’une tradition lignagère, comme l’a montré Florestan Fernándes[3] ; la réciprocité négative n’est pas seulement le moyen par lequel l’Éthique (le Tiers) maîtrise la violence, comme le dit le premier commandement (tu ne tueras point), ne reconnaissant de légitimité qu’à la seule réciprocité de vengeance (le talion) ; elle n’est pas seulement le pendant de la réciprocité positive qui serait nécessaire à sa relativisation pour engendrer la réciprocité symétrique ; elle est la structure qui permet l’accès au surnaturel (le spirituel) en démontrant que celui-ci est distinct du naturel (le matériel).
Des deux formes de réciprocité positive et négative, l’une produit en effet un affect joyeux qui n’est pas facile à distinguer du plaisir procuré par la jouissance de ce qui est donné et redonné dans la surenchère du contre-don, la jouissance de la fête, jouissance prosaïque des sens, de sorte que la joie spirituelle produite par la réciprocité est ennoyée dans le plaisir de la vie. L’autre au contraire libère la joie, propre au Tiers inclus, de la douleur qui accompagne la violence. La joie du Tiers apparaît alors tout à fait distincte, et comme l’expression particulière du sentiment d’humanité créé par la réciprocité.
Peut-on, cependant, dériver de cette anthropologie la logique de Spinoza qui fait intervenir l’ambivalence de deux dynamismes seulement, et la primauté de l’affect positif (dit actif) basée sur la hantise de l’affect négatif (dit passif), qui justifierait le calcul suivant de la raison : pour éviter de recevoir des coups je m’impose pour règle de ne pas faire de torts à mon voisin ? Car si l’on peut interpréter les choses ainsi, alors que la réciprocité négative propose tout autre chose qu’un réflexe d’autodéfense, c’est qu’il doit y avoir un chemin entre les affects dus à la réciprocité négative et les affects dus à la réciprocité positive qui l’autorise.
En effet, lorsque la réciprocité négative domine dans les relations entre les hommes, la réciprocité positive est assumée par les femmes. Nous reviendrons sur cette séparation. On se contentera ici de souligner que lors des rituels majeurs des sociétés de réciprocité négative, hommes et femmes s’associent pour exprimer le fait que le produit de la réciprocité négative est de même nature que le produit de la réciprocité positive. Par exemple, dans les danses des fêtes tsantsa des Shuar, les hommes conduisent la sarabande, tenus chacun au niveau des reins par leur femme afin que leur puissance de guerrier passe dans le corps de celles-ci qui, elles, rivaliseront pour produire la bière de manioc (le medium de réciprocité positive pendant la fête). Ou encore, selon le mythe des Cashinawa, la femme vole dans le ciel des défunts le secret de la fermentation du sang des guerriers qui festoyaient entre eux, et de retour chez les vivants, l’applique au jus de manioc pour le transformer en libation de la fête d’invitation. Ces rites semblent indiquer que le sentiment né de la réciprocité négative est plus pur que celui engendré par la réciprocité positive, ou encore que la réciprocité positive peut échapper à sa confusion avec la simple jouissance de la vie à la condition de s’inspirer de la réciprocité négative.
On pourrait illustrer indéfiniment le rapport qui s’installe dans toutes les sociétés archaïques entre la réciprocité négative et la réciprocité positive, mais le principal d’entre ces rapports est l’équilibre nécessaire à leur égale relativisation, qui, n’étant pas visible puisque en elle-même contradictoire, se révèle néanmoins par un affect supérieur à celui produit par la réciprocité négative ou la réciprocité positive, c’est-à-dire comme une “conscience affective” : le sentiment de liberté et de souveraineté de la conscience pour elle-même. Cette conscience s’impose comme sentiment d’humanité de référence, mais évidemment de façon empirique, aux valeurs issues de la réciprocité positive et de la réciprocité négative représentées par l’imaginaire de l’honneur et l’imaginaire du prestige. Comme le souligne Frédéric Lordon :
« C’est que la sortie complète de la servitude passionnelle, la vie sous le régime de la causalité adéquate, supposent de s’affranchir de toute cause extérieure pour ne plus répondre qu’à la nécessité de son essence propre (Éth., III, Def. 1 et 2) »[4].
Autrement dit, si la vie n’est pas relativisée par la mort, elle impose unilatéralement son imaginaire au Tiers. Sans la mort, la résurrection, c’est-à-dire la reconnaissance objective de la “vie éternelle” comme au-delà de la vie et de la mort, serait sans doute impossible !
Cependant la réciprocité symétrique qui naît donc de la relativisation mutuelle de la réciprocité positive et de la réciprocité négative, et qui seule permet d’engendrer un Tiers libéré de tout imaginaire, peut se déployer sans ce détour par la mort et la vie, elle peut se dépasser par reproduction d’elle-même. Dans cette reproduction, elle est l’amour, mais dans un autre sens que l’amour de quelque chose qui répond seulement à un désir de l’individu. Ici tout désir ou toute souffrance est relativisé au bénéfice d’une exigence : l’avènement de l’Autre éternellement Autre, le Tiers.
Ce pourquoi, la forme qui la première est le réceptacle de cet Autre est indifférente à la réciprocité négative et à la réciprocité positive, bien qu’elle soit constituée sous des modalités fort simples par la nature : l’entraide que le mythe se représente comme celle que la femme porte à l’homme.
Rétablir l’empuissantisation à partir de sa matrice permettrait de relativiser cette assertion passagèrement pessimiste de Spinoza :
« “Croire que l’on peut amener la multitude, ou ceux qui sont tiraillés de toutes parts dans le jeu des affaires publiques, à vivre selon le seul précepte de la raison, c’est rêver de l’âge d’or des poètes, c’est à dire d’une fable” (TP, I , 4) ».[5]
Ce qui vaut à la genèse de l’humanité d’apparaître comme fable est dû à ce que l’axe de cette genèse n’apparaît qu’avec la raison libérée de tout imaginaire. Et c’est seulement lorsque la conscience est parvenue à maturité qu’elle peut découvrir sa matrice jusque-là invisible (la réciprocité symétrique), et que l’affectivité produite par cette matrice (le cœur invisible de l’organisation des êtres vivants et pensants) est alors réfléchie sur elle-même. Tandis que dans ses phases de développement antérieures, cette réflexion était enchâssée dans des manifestations qui oscillaient entre deux extrêmes opposés et leurs images, alors que c’est au contraire de s’en affranchir, comme le dit Frédéric Lordon, qui lui permet d’atteindre à la souveraineté de sa propre puissance.
Quant au calcul auquel Spinoza prêterait la capacité d’engendrer la Loi, il n’est pas non plus sans refléter quelque chose de réel. À partir de l’équivalence des deux matrices de réciprocité positive et négative, à partir de l’équivalence des deux sentiments communs qu’elles engendrent, à partir de l’équivalence enfin de leurs imaginaires respectifs (l’honneur et le prestige), la réciprocité symétrique peut former son concept, l’Éthique, et soumettre à son efficience les deux formes de réciprocité positive et négative, ou encore la proposition d’ordonner les passions à la raison : remplacer par exemple un meurtre par un mariage, une injure par une offrande, notamment lorsque la réciprocité négative risque de faire sombrer la réciprocité dans la non réciprocité (la non réciprocité du meurtre = le génocide ; ou la non réciprocité de l’injure = l’exploitation capitaliste) ou lors de bien d’autres procédures que les hommes ne manquent pas d’inventer du moment qu’ils choisissent de faire prévaloir leur intérêt sur le besoin d’autrui, et le libre-échange sur la réciprocité généralisée.
À suivre…
[1] Dans la Bible, ce pouvoir de juger par soi-même du bien et du mal est attribué à l’“un d’entre nous”, cet un est Satan !
[2] Cf. Dominique Temple “La réciprocité de vengeance. Commentaire critique de quelques théories de la vengeance”, publié dans Teoría de la reciprocidad, La Paz, éd. Padep-gtz, 2003.
[3] Florestan Fernándes, A função social da guerra na sociedade tupinambá, Biblioteca Pioneira de Ciencias Sociais, São Paulo, Brazil, 1970. Lire à ce sujet “La réciprocité négative chez les Tupinamba, version française du chapitre “El nombre que viene por la venganza” du livre de Bartomeu Melià & Dominique Temple, El don, la venganza y otras formas de economía guaraní, Centro de Estudios Paraguayos “Antonio Guasch”, Asunción, 2004, 258 p.
[4] Frédéric Lordon, Imperium, op. cit., p. 282.
[5] Ibid., p. 285.
Mon opinion sur le développement de l’AGI, est que plusieurs consortiums internationaux répartis et reliés avec des moyens publics/privés doivent…