Un essai invité en huit chapitres.
V – la Raison et le Tiers
Frédéric Lordon semble ignorer jusqu’ici que lorsqu’un système évolue dans une direction donnée sous l’emprise d’une passion particulière, il échappe progressivement à l’emprise du Tiers, c’est-à-dire à l’emprise de l’antagonisme qui le retenait à son contraire. Cependant il précise bien : « Ce qu’est plus précisément ce rapport en quoi consiste l’essence d’un corps, Spinoza ne le dit pas – à part qu’il est un rapport de corrélation de mouvement et de repos ». Or, cette corrélation n’est pas la corrélation qui relie les éléments qui se différencient l’un de l’autre puisque le mouvement et le repos sont des contraires qui s’excluent l’un l’autre et ne sont pas donnés simultanément comme complémentaires (comme l’Est et l’Ouest par exemple). Que veut dire alors la corrélation entre des contraires ? Veut-on dire seulement la relation des contraires mais qui ne serait plus leur exclusion réciproque ? Mais alors que serait-ce sinon leur relativisation réciproque, qui engendre le meson, le juste milieu, le Tiers ? On tentera ici de montrer que la théorie ne peut faire l’impasse du Tiers.
Nous avons précédemment introduit le Tiers, comme le cœur invisible de tout système, et de toute Histoire, le conatus de l’esprit, mais nous avons ainsi anticipé le propos de Frédéric Lordon, car il nous dit à présent :
« Le problème des polarisations antinomiques trop violemment radicalisées est qu’elles n’ont pour elles qu’une apparence de logique – et le plus souvent pour réalité une logique déficiente. Ainsi le contraire de “tout est A” n’est pas “rien n’est A” mais “tout n’est pas A”. Et le contraire de “l’homme n’est qu’un loup pour l’homme” n’est pas “l’homme n’est qu’un dieu pour l’homme”, mais “l’homme n’est pas qu’un loup – ni, par conséquent, qu’un dieu”. Homo homini lupus et deus, c’est la logique de Spinoza, et c’est la vraie logique – une si petite chose aux si grands effets : toute une révision anthropologique, et politique, dans une simple conjonction de coordination… »[1].
En effet ! Mais le contraire de l’homo lupus est bien l’homo deus sauf à sacrifier le contenu de la proposition à une abstraction, et faire état de la logique mathématique pour laquelle les contraires et les contradictoires se confondent. Mais pour les sciences humaines, c’est la valeur, ou dit autrement le contenu, qui est l’essentiel, et non pas la forme de leurs rapports.
Se contenterait-on de dire loup et dieu pour dire la négation de l’un ou l’autre ? Ce serait étrange. Ne doit-on pas dire que la négation (“l’homme n’est pas qu’un loup”) autorise l’éventualité qu’il soit dieu et loup, c’est-à-dire en soi contradictoire ? Mais alors, c’est l’antagonisme lui-même qui prévaut sur chacune de ses polarités antagonistes[2]. Quelle est donc l’explicitation de cette conjonction contradictoire de Spinoza cachée sous le terme d’ambivalence, qui renvoie à ce que Frédéric Lordon appelle la “corrélation des contraires” ?
Si l’on ramène la contradiction à la seule contrariété des contraires en excluant le Tiers (ce qui est en soi contradictoire), alors l’ambivalence associe des actualisations contraires, ce qui est possible si elles sont traitées comme des attributs d’un sujet, comme le propose Aristote, et non plus comme substance[3], ce qui est en opposition avec leur définition selon Spinoza. Pour ramener l’affectivité à l’absolu de la substance, il faudrait dire que l’homme est dieu avec ses semblables et qu’il est loup avec ses dissemblables, ou encore que si la joie traduit son rapport avec ses proches, la haine traduit son rapport avec les étrangers. La conscience collective rencontrerait donc une limite avec la qualité de la passion qui en serait le motif, limite à partir de laquelle la conscience pourrait se réfléchir pour être conscience de soi (l’amour propre) et conscience de ce qui est à rejeter dans les ténèbres (la haine de l’autre). Mais voilà qui l’empêcherait de se définir comme libre vis-à-vis de ces déterminations. Dans ce cas, l’occasion de faire place au Tiers inclus est manquée, manquée également l’occasion de faire de l’affectivité ce qui est en soi contradictoire, et celle de concevoir la réciprocité comme la matrice de la conscience commune, l’Esprit, et de son affect : le sentiment de liberté.
Si Frédéric Lordon rappelle :
« Il est vrai qu’un homme est amené à désirer que d’autres désirent ce que lui-même désire, car ce désir des autres lui offre le miroir, et la confirmation, du sien même. Pourquoi désirer que les autres désirent conformément à soi ? Pour y trouver un surplus de certitude quant à la qualité de son propre objet de désir, et par là désirer soi-même d’autant plus résolument. (…)
En citant Spinoza : “Celui qui ne s’efforce que par affectivité de faire en sorte que les autres aiment ce qu’il aime et vivent selon sa propre constitution, n’agit que par impulsion et se rend odieux par là même” »[4].
Il opère ensuite un tournant décisif dans l’exposé des motifs du politique lorsqu’il ajoute que l’amour-haine n’est pas la seule réponse qui explique le politique, puisque :
« Il n’est qu’un seul objet qui se puisse désirer en permettant sans aucune réserve de désirer que d’autres le désirent avec soi, c’est la raison. Non seulement le désir des autres n’enlève rien au sien propre – la raison est un bien non-rival : qu’un individu en jouisse n’écarte aucun autre de sa jouissance -, mais au contraire y ajoute ! car rien n’est plus utile à un homme conduit par la raison qu’un semblable (Éth., IV, 18, scolie), et plus nombreux nous sommes à jouir de la raison plus nous en jouissons chacun intensément »[5].
Autrement dit, la raison est seule à échapper à l’actualisation des contraires, la divergence et la convergence, l’identité et la différence[6].
Ce renversement de perspective est considérable car il faut imaginer une structure triadique et non plus dyadique pour rendre compte du rapport des affects entre eux, puisque c’est désormais entre la raison et les passions, entre la raison et ce que l’on a convenu d’appeler l’ambivalence (convenance–disconvenance), entre le loup et dieu que se joue l’avenir de la société.
Eh bien, on arrive à ce point où le Tiers se situe entre les contraires, et qu’il a un nom : la raison !
« En un dédoublement démonstratif rarissime dans l’Ethique, Spinoza tient ensemble les deux termes de cette ambivalence de la politique selon la passion ou selon la raison. Comment un homme peut-il être conduit à vouloir que les autres hommes poursuivent le même bien que lui, c’est-à-dire à désirer pour autrui ce que lui-même désire, à désirer qu’autrui jouisse de ce dont lui-même jouit, et, partant, à prémunir la vie collective des déchirements antagonistes, demande en substance Éth., IV, 37 ? Or, il y a deux réponses possibles à cette question – et deux démonstrations pour le même théorème. L’une examine la possibilité de cette conjonction des désirs dans le régime des affects passifs. Il est vrai qu’un homme est amené à désirer que d’autres désirent ce que lui-même désire, car ce désir des autres lui offre le miroir, et la confirmation, du sien même… » [7].
Cette première démonstration si longuement exposée jusqu’à présent est à nouveau illustrée en se référant à Spinoza.
Mais allons immédiatement à la deuxième voie : La raison n’est pas soumise à la compétition et à la rivalité source de la bivalence des affects passionnels : « Il n’existe qu’un seul objet qui se puisse désirer en permettant sans aucune réserve de désirer que d’autres le désirent avec soi, c’est la raison »[8].
Comment comprendre le passage de la figure dyadique à cette figure triadique ? Selon Frédéric Lordon, la raison se fraye un chemin dans le dédale des passions parce qu’elle se déploie selon son conatus (l’empuissantisation). Cependant, ni l’ambivalence des passions ni la relation triadique des passions et de la raison ne dévoile leur structure logique. Or, c’est de sa prise en compte que la raison peut espérer maîtriser la genèse des affects, qu’ils soient ceux des passions ou le sien propre.
Comment peut-on imaginer le rapport des passions et de la raison ? Par une curieuse dissymétrie, répond Spinoza : les passions sont supérieures en nombre et en force (du moins en l’état présent de l’humanité), mais la raison, par contre, jouit de la suprématie sur le temps long, et devient la promesse de l’humanité future :
« Quel degré réel de raison peut-on prêter à la conduite des hommes ? Faible, répond catégoriquement Spinoza. Modifiable certes, comme tout le reste, c’est bien pourquoi d’ailleurs il leur propose une Éthique, moins d’ailleurs pour leur en indiquer une voie toute tracée que pour leur en faire connaître la direction générale. Et son point oméga »[9].
Désormais, la compétition s’exerce entre les passions qui sont rapportées à des causes externes, et la raison qui est le propre de l’homme :
« Par définition, modes finis, toujours nous serons à quelque degré sous l’effet des causes externes, c’est-à-dire, dans cette mesure même, en proie aux affects passifs. Il n’y a à tirer de cet état de fait aucun sentiment de démission : ne pas pouvoir atteindre le terme absolu ne contredit pas de faire utilement du chemin dans sa direction, qui est celle de l’empuissantisation »[10].
L’idée d’empuissantisation doit alors être explicitée. Ici il faut citer longuement, dit Frédéric Lordon :
« “Si les hommes vivaient sous la conduite de la raison, chacun (par le Corol. de la Prop. 35) jouirait de son droit sans nuire à autrui. Mais comme ils sont soumis aux affects (par le Corol. de la Prop. 4) qui dépassent de loin la puissance, c’est-à-dire la vertu de l’homme (par la Prop. 6), ils sont tirés en divers sens (par la Prop. 33), ils sont contraires les uns aux autres (par la Prop. 34), alors qu’ils ont besoin d’une aide réciproque (par le Scol. de la Prop. 35). Aussi, pour que les hommes puissent vivre dans la concorde et se porter une aide mutuelle, il est nécessaire qu’ils renoncent à leurs droits naturels et se donnent réciproquement l’assurance qu’ils n’accompliront rien qui puisse être un dommage pour l’autre. Par la Proposition 7 de cette Partie et la Prop 9 de la Partie III, on voit avec évidence comment il est possible que les hommes, nécessairement soumis aux affects (par le Cor. de la Prop. 4) inconstants et divers (par la Prop. 33) puissent se donner cette assurance réciproque et avoir confiance les uns dans les autres » (Éth. IV, 37, Scolie 2)[11].
L’action de la raison sur les passions conduit à leur relativisation “il est nécessaire qu’ils renoncent à leurs droits naturels”. Néanmoins cette action demeurerait suspendue au désir propre de chacun si elle n’était prise en charge, accumulée, “empuissantisée” par la Société.
Frédéric Lordon précise cependant en citant Spinoza :
« “c’est grâce au fait qu’un affect ne peut être réprimé que par un affect plus fort que l’affect à réprimer et qui lui est contraire, que chacun s’abstient de causer un dommage par crainte d’un dommage plus grand. C’est par cette loi qu’une Société pourra se constituer pourvu qu’elle revendique pour elle-même le droit que possède chacun de se venger, et de juger du bien et du mal, ayant ainsi le pouvoir de prescrire un principe commun d’existence, de promulguer des lois et de les défendre non pas par la Raison, incapable de réprimer les affects (par le Scol. de la Prop. 17), mais par des menaces de sanctions. Cette Société constituée par des lois et par le pouvoir qu’elle a de se conserver, est désignée par le terme de Cité, et l’on appelle Citoyens ceux qui sont sous la protection de son droit ” (Éth. IV, 37, Scolie 2) ».[12]
À suivre…
[1] Frédéric Lordon, Imperium, op. cit., p. 241-242.
[2] Il est possible que par « Ainsi le contraire de “tout est A” n’est pas “rien n’est A” mais “tout n’est pas A”» Frédéric Lordon ait voulu dire : « Ainsi la proposition contradictoire de “tout est A” n’est pas “rien n’est A” mais “tout n’est pas A”»… Le fait de dire “l’homme n’est pas” engendre alors seulement le contradictoire, c’est-à-dire permet qu’il soit le contraire, mais aussi à tout intermédiaire entre les contraires, et notamment à ce qui est en soi contradictoire, l’antagonisme lui-même, que l’on peut signifier par la conjonction de dieu et loup sachant qu’il n’est désormais ni l’un ni l’autre (ni dieu ni loup). Dire ni dieu ni loup, comme Aristote, ouvre la possibilité de ce qui est contradictoire entre loup et dieu, qui se réserve d’être ou dieu ou loup, c’est-à-dire la puissance. Dire dieu et loup fait droit à ce qui est en soi contradictoire qui ne se réduit pas à la puissance aristotélicienne car la chose est présumée en acte.
[3] En tant qu’expressions de son essence.
[4] Ibid., p. 281.
[5] Ibid., p. 281.
[6] Spinoza attribue les contraires à la contingence qui marque l’impuissance des corps qui n’ont pas la chance d’être doués de raison.
[7] Ibid., p. 280-281.
[8] Ibid., p. 281.
[9] Ibid., p. 282.
[10] Ibid., p. 282.
[11] Ibid., p. 283.
[12] Ibid., p. 284.
J’ai l’explication : https://www.francebleu.fr/emissions/circuit-bleu-cote-saveur-avec-les-toques-en-drome-ardeche/drome-ardeche/circuit-bleu-cote-saveurs-avec-les-toques-de-drome-ardeche-102