Frédéric Lordon et l’Imperium. Chapitre 4, par Dominique Temple

Un essai invité en huit chapitres.

IV – Détresse et Révélation

On a compris que l’imperium de la multitude manifeste un affect collectif dont le caractère absolu s’impose à tous et détermine une unité de comportement qui s’institutionnalise dans les corps constitués de la famille, de la commune, de la nation, et qui s’exprime sous forme de valeurs de référence emmagasinées dans la mémoire que l’intelligence peut à tout instant mobiliser lorsque les conditions deviennent propices à leur usage. Et l’on peut même dire que le sentiment familial ou le sentiment communal ou le sentiment national peut osciller entre deux extrêmes, dits métaphoriquement l’amour et la haine, l’un lié à l’autre puisque selon ce schéma si l’on aime les siens on est sensé détester les autres.

« Et puis surtout, comme on l’imagine aisément, c’est de ressorts passionnels tout autres que matériels que se soutient l’appartenance nationale. Mais lesquels ? Spinoza a le don de nous faire revenir aux choses élémentaires, à l’os. Ici donc : l’amour de soi, la haine des autres »[1].

Ce schéma simple, et longuement commenté par Frédéric Lordon, qui rappelle que la haine n’est pas le motif initial mais la conséquence de l’amour, du moment où le premier amour serait l’amour de soi, l’amour-propre, illustre une conception qui reconduit au primat de l’ipséité.

« Cet affect commence à l’échelle individuelle. Spinoza le nomme “satisfaction de soi-même” (acquiscentia in se ipso). Il s’agit tout simplement de l’amour-propre. L’esprit se réjouit quand il se considère lui-même ainsi que sa puissance d’agir (Éth., III, 53). Et cette joie s’augmente mimétiquement (Éth., III, 27 à 30) quand l’individu“ imagine qu’il est loué par les autres” (Éth., III, 53, cor.). S’il est loué, c’est qu’il a été cause de la joie des autres, cette joie fait alors la sienne par mimétisme (Éth., III, 27), et s’y ajoute l’imagination d’en être la cause, aussi “se contemple-t-il avec joie” (Éth., III, 30) »[2].

Et donc :

« Le groupe national s’offre alors comme démultiplicateur de l’“aquiscentia in se ipso”, en donnant l’occasion de s’aimer soi-même collectivement, et aussi individuellement, davantage, par la participation imaginaire aux accomplissements du groupe »[3].

Mais on peut opposer à cette thèse que dès l’origine, le Soi est un sentiment d’humanité qui exige que tous les hommes soient hommes par la conscience d’être homme à partir de leur relation de réciprocité et non à partir de l’amour-propre. Nous en avons discuté du point de vue philosophique en nous référant à Paul Ricœur et Aristote, et c’est d’un point de vue anthropologique que la question doit être ici reprise.

L’anthropologie reconnaît que la première communauté humaine est immédiatement une communauté spirituelle. Tout récemment encore, elle en découvrit un exemple saisissant : dans les années 1970, au Brésil, des missionnaires avertis par leurs protégés indigènes que des fumées au loin sur la forêt indiquaient la présence d’hommes inconnus, organisent une mission à la recherche de ces êtres mystérieux et les rencontrent pacifiquement. Cette communauté, retranchée du monde pour avoir refusé tout contact avec la colonisation, s’est construite au cœur de l’Amazonie, protégée par les méandres des grands fleuves. Elle a dû inventer son humanité à partir de ses propres moyens. Elle vit donc en autarcie, mais elle est organisée. Le principe de cette organisation est la réciprocité dans toutes ses activités. Laissons de côté le principe sur lequel nous reviendrons plus tard pour aller à une observation surprenante. C’est la vie spirituelle qui consume les trois quarts de l’existence de ces hommes, et le rituel occupe six bons mois de l’année. Le temps se partage entre la confection des parures et peintures corporelles renouvelées chaque jour, les danses rituelles, les repas cérémoniels et les chants hiératiques. Il est vrai que l’on a découvert, depuis lors, deux autres sociétés tout autant retranchées, et que l’une des deux, réfugiée sur un versant stérile des Andes, ne trouvait plus dans son ultime réduit de quoi survivre. Dans ces conditions, qui leur sont imposées par l’avancée de la colonisation et la destruction de la forêt, on retrouve la peine et la tristesse. Ces exemples continuent de vérifier les études de l’anthropologie moderne (depuis Malinowski) que Marshall Sahlins a résumé sous le titre “Stone Age Economics” où il apparaît que la moyenne de temps réservé aux conditions matérielles de la vie dans les sociétés primitives ne dépasse pas trois heures par jour.

Les sociétés archaïques peuvent être prises comme symboles des sociétés primitives. Celles-ci sont des sociétés dont la consommation est assurée par la nature, et qui recherchent autre chose que l’accumulation de richesses ou de pouvoir, peut-être même seulement l’au-delà, ce pourquoi chants, danses, peintures deviennent des expressions esthétiques.

L’imagination sur laquelle Frédéric Lordon établit la primauté d’un affect collectif qui serait dû à la contrainte de conditions d’existence difficiles n’est donc pas décisive. Mais l’idée demeure qui garde une certaine valeur. Après tout, il suffit de découvrir quel socle plus solide que la peine pourrait soutenir la vie ensemble. Mais si ce n’est pas la peur ou la contrainte de l’indigence quel en est le motif ?

Claude Lévi-Strauss précise qu’une conscience capable de dire de façon à la fois positive et négative une loi de la nature se l’approprie dans son concept. À l’aube de l’humanité, cette négation fondatrice est la prohibition de l’inceste, qui permet de prendre possession d’une loi de la nature : l’exogamie. L’exogamie relativise l’homogène par l’hétérogène, l’identité par l’altérité, la convergence par la divergence, l’étendue par le mouvement, de sorte que leur résultante soit une conscience en soi contradictoire qui devient réfléchie sur elle-même grâce à la réciprocité, et commune aux uns et aux autres puisque nécessairement engendrée autant par les uns que par les autres : un sentiment que Frédéric Lordon appellerait d’appartenance à une humanité commune.

Ce mot humanité signifie une conscience de conscience capable de se nommer elle-même sans référence à rien d’autre qu’elle-même : “Nous les hommes” (comme les Enawenê Nawê : “Nous voici les hommes” : c’est le nom de la communauté dont nous parlions à l’instant). Mais ce “Nous voici les hommes” est le nom d’origine de toutes les communautés du monde !

Tous les sentiments communs naissent spontanément de la “situation contradictoire” entre la crainte et l’envie, que Lévi-Strauss a illustrée dans son analyse du principe de réciprocité après l’avoir constaté lors de la rencontre de deux bandes de Nambikwara, qui trouvèrent à exprimer leurs sentiments communs libérés des exigences biologiques grâce à la parole (à la parole silencieuse de l’offrande d’abord, puis du nom)[4].

Le langage ne sait faire rien de plus urgent et nécessaire que d’ordonner immédiatement la reproduction des conditions de son existence : la Loi institue la réciprocité dans toutes les activités ayant une dimension sociale (les prestations totales).

Cette puissance du langage autorise une autre évolution que celle imaginée par Spinoza à partir de l’imitation. Non que l’analogie ne joue pas un rôle important mais subordonné à l’émergence des concepts. Les sensations spirituelles et les concepts sont communs par nature parce qu’ils sont engendrés a priori dans la réciprocité, et n’ont pas besoin de devenir communs et de s’associer par similitude parce qu’ils seraient d’abord individuels [5].

Le premier corps social (la parenté), qui résulte de la réciprocité ente deux familles biologiques, révèle que le principe de réciprocité se décline en plusieurs structures élémentaires : l’alliance, matrice du sentiment d’amour, pour reprendre la terminologie de Spinoza mais dans un sens différent puisqu’il ne s’agit pas de convoitise pour un objet[6] ; la filiation à l’origine du sentiment de responsabilité ; la fraternité et la redistribution liée à la fonction paternelle. Chacune de ces structures de base est la matrice d’une valeur éthique spécifique. Voilà donc que les valeurs fondamentales naissent spontanément et universellement de la première entité sociale fondée par le principe de réciprocité : la bienveillance ou la philia, la confiance, la responsabilité et la justice sont données ensemble, constituant le patrimoine éthique de tout homme naissant au sein d’une famille “humaine”. Il n’est donc pas besoin ici du mimétisme pour expliquer que les hommes se reconnaissent à ces valeurs puisqu’elles leur sont communes.

Leur synthèse est une affectivité Une : celle de l’appartenance au corps social institué, qui, s’il connaît une frontière naturelle dans le langage de parenté, n’en est pas moins ouvert et coordonné à celui des autres parentés par le principe exogamique qui surpasse la réciprocité bilatérale (restreinte) avec le mariage matrilatéral, puis avec la parenté généralisée.

Par la suite, l’autarcie des communautés de parenté sera dépassée par le commerce et le marché de réciprocité. C’est sans discontinuité que l’on passe de la communauté circonscrite par le langage de parenté à la société définie par le contexte des modalités d’existence et des technologies adaptées aux conditions de mise en production des ressources de la nature, ou encore par le langage lorsque les peuples sont séparés les uns des autres par des obstacles naturels infranchissables (les cordillères, les déserts, les océans).

Certes, l’affectivité d’un corps est toujours Une mais exprime son organisation qui dépend de la différenciation et de l’identité (hétérostasie-homéostasie) de tout être vivant, mais surtout des structures élémentaires de la réciprocité. Les affects, auxquels Frédéric Lordon accorde le plus haut prix (l’amour-propre et la haine), sont des affects “lourds”, chargés d’un caractère signalétique des limites à ne pas franchir pour la vie sous peine de dommages irréparables, signalétique des contraintes que nul ne peut ignorer. Ils sont fort différents des affects “légers”, plus transparents, plus délicats, plus fragiles qui semblent disparaître ou ne pas avoir de consistance en regard des précédents, mais qui sont bien plus caractéristiques de l’esprit humain : les affects des valeurs spirituelles du corps social, l’affect de la liberté, l’affect de la responsabilité, l’affect de l’amour ou de l’amitié.

Tout ne se réduit donc pas à la confrontation d’une affectivité positive nourrie par l’addition des intérêts d’une coalition d’individus désireux de pourvoir à leurs nécessités par crainte de la misère, et l’hostilité déclarée contre qui menace l’intégrité de cette cohésion par la convoitise des mêmes avantages ; tout ne se réduit pas au plaisir issu de la répudiation de la peur provoquée par le plaisir des autres à se constituer comme le plus fort. Tout ne se réduit pas à la contagion d’une affectivité positive déterminée par la nécessité, et qui s’offrirait le luxe de devenir négative vis-à-vis des passions d’autrui.

À suivre…

[1] Frédéric Lordon, Imperium, op. cit., p. 168.

[2] Ibid., p. 173.

[3] Ibid., p. 173-174.

[4] Cf. Claude Lévi-Strauss, La vie familiale et sociale des Nambikwara. 1948, thèse, Paris : Musée de l’Homme, 426 p.

[5] Au temps où la syntaxe n’est pas encore constituée, on peut présumer que tout sentiment créé dans le champ de la réciprocité n’a d’autre recours pour se faire entendre que les sensations primitives recueillies par la mémoire de l’espèce (la chaleur, la lumière…) et d’autres moyens que celui de faire référence aux causes qui y sont associées (le soleil, le jour…). Il est logique que les consciences affectives trans-individuelles issues de la réciprocité se servent des sensations biologiques comme signifiants bien que dès le principe elles soient libérées des instincts biologiques, mais il n’en reste pas moins que le sentiment premier auquel s’attachent les communautés humaines est celui de la révélation de leur conscience comme souveraine liberté de se penser comme un au-delà (le Tiers).

[6] Pour Spinoza, “L’Amour est une Joie qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure.” (Éth. III, Déf. VI). Cf. Spinoza, Éthique. Présenté et traduit par Bernard Pautrat, éd. du Seuil (1988) 2010, p. 323.

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