So long Leonard, par Michel Loetscher

Billet invité.

Pessimiste lumineux et poète visionnaire (consacré par le Prix Prince des Asturies 2011), Leonard Cohen nous laisse à nos incertitudes après avoir nous avoir légué une œuvre majeure, d’une force de transformation spirituelle inégalée – et réarmé nos consciences…

Longtemps, le poète devenu légende vivante avait suspendu son départ, comme pour tenter de nous éveiller encore et toujours à ce que nous avons d’essentiel – à ce qui n’a pas de prix, ce dont nous avons perdu la valeur, quelque chose comme la puissance lumineuse du verbe qui nous apprend à changer le noir en lumière et à nous éclairer le chemin…

Voilà un mois, Leonard Cohen, qui se sentait arrivé au bout du sien, nous donnait You want it darker, un sépulcral quatorzième album comme on donne un adieu au sommet – un bruissement d’âme ample, vibrant et profond, aux accents d’outre-tombe et aux chœurs yiddish (ceux de la chorale de la Congrégation Shaar Hashomayim), qui interpelle la nuit qui vient ou la lumière au bout du chemin… L’écouter, c’est comme entendre le brasillement d’un astre qui s’éteint…

Guerrier de la spiritualité et métaphysicien du cœur brisé

En janvier 2012, un poète de soixante-dix-huit ans redescendu de sa montagne (le Mont Baldy où il avait fait retraite) renouait avec une renommée internationale de rock star distraitement abandonnée au seuil d’un monastère zen : serial séducteur vivant en ermite et « chanteur sans voix », Leonard Cohen venait de publier un nouvel album haut de gamme de pure poésie délicatement ciselée et de grâce, Old Ideas.

Le vieil homme n’aspirait qu’à la paix et au recueillement dans son monastère (assiégé, disait-on, par les plus irréductibles de ses groupies), mais il avait d’impératives raisons de revenir sur scène : sa « gestionnaire de fortune » venait de le gruger de près de dix millions de dollars et il n’avait plus de quoi payer ses impôts… Son malheur patrimonial et fiscal a fait le bonheur de tous ceux qu’il laissait orphelins : ils retrouvaient un maître de musique et de vie et le cercle de ferveur de ses inconditionnels n’a pas fini de s’agrandir autour d’une œuvre en perpétuel renouvellement.

Pourtant, son départ était bien préparé. En 1995, le magazine Les Inkorruptibles consacrait (après bien d’autres…) sa Une à Leonard : le journaliste Gilles Tordjman avait visité l’ermite réfugié sur le « mont chauve » (Californie) pour nous le révéler en « guerrier de la spiritualité » voire comme « l’un des derniers grands mystiques de notre époque ».

Son nom ne signifie-t-il pas « prêtre » en hébreu ? Son grand-père avait posé en 1921 la pierre angulaire de la synagogue de Montréal. Son œuvre n’évoque-t-elle pas ce koan zen : « Un âne regarde un puits jusqu’à ce que le puits regarde l’âne ? »

Leonard n’était pas né pour la futilité d’être « quelqu’un » serait-ce « quelqu’un qui compte » (la preuve hélas qu’il préférait ne pas savoir « compter »…) mais pour la lutte avec l’ange et avec l’abîme. Alors celui qui donnait tant de beauté sans compter a réinventé sur un médium de masse des figures très anciennes – la figure sacerdotale du prêtre juif, celle du troubadour, du poète mystique et du crooner, balayant tous les registres de la vie du cœur comme le rappelle l’un de ses biographes, Chris Lebold, interviewé à l’occasion de la sortie de son livre (Leonard Cohen, l’homme qui voyait tomber les anges, éditions Camion Blanc, 2013) : «  Leonard voit les corps tomber dans un monde soumis aux lois de la gravité, il est dans le jeu avec la gravité et nous donne des armes spirituelles avec son pouvoir de changer une chose en son contraire, une charge lourde en légèreté. Ce visionnaire de la gravité sait utiliser le pessimisme pour nous rendre plus affûtés, plus vivants et plus joyeux. Il nous fait du bien en utilisant des chansons douces comme des armes spirituelles. Les gens n’en sont pas revenus que ce métaphysicien du cœur brisé leur parle de leur condition d’être en chute libre – et leur propose d’entendre une miséricorde angélique, un appel à l’élévation…C’est sur cette brisure du cœur que l’on peut fonder une vraie fraternité… Son premier album n’a pas pris une ride : déjà minimaliste, il est tranchant et aussi indémodable qu’une calligraphie zen… ».

En septembre 1960, le poète remarqué par « la critique » achète sur l’île d’Hydra une maison à deux étages pour 1500 dollars. Il y écrit ses deux romans et y rencontre aussi sa muse, la blonde Scandinave Marianne Ihlen (1935-2016), qui devient sa muse – célébrée dans son So Long Marianne (1967), chanson figurant sur son premier album, Songs of Leonard Cohen, paru l’année de leur séparation. Mais la jet-set débarque sur l’île et la dictature des colonels s’installe. Le poète reprend son envol et connaît un succès planétaire.

Marianne est décédée d’un cancer le 29 juillet dernier et Leonard lui envoie une déchirante lettre d’adieu : « Le temps est venu où nous sommes si vieux et où nos corps s’affaissent et je pense que je vais te suivre très prochainement »…

Pessimiste radical réputé « déprimant », surnommé le « maître de la dépression », le Canadien nous laisse une œuvre lumineuse aux vers doubles, comme une franche et saine monnaie, en guise de « manuel pour vivre avec la défaite » – précisément un remède souverain et antidéprime : si nos cœurs sont destinés à être brisés et nos âmes à être laminées, autant accueillir la lumière du monde par cette brisure car ce n’est que par là qu’elle peut entrer… Suffirait-il de broyer du noir pour cela ?

En soixante ans de création depuis Let Us Compare Mythologies (1956), le premier de ses neuf recueils de poésie, deux romans et quatorze albums depuis Suzanne (1967), l’alchimiste nous a appris à faire advenir dans nos vies cette lumière qu’il éveillait sur ses pas, prêchant par l’exemple : jusqu’au bout, il est resté un homme debout, une conscience allumée dans la nuit qui tombe sur notre monde…

Dans les concerts de ce grand initié, dit-on, il se faisait un tel silence que l’on entendait « une métaphore tomber » – l’on y sentait même s’ouvrir en soi, à la manière d’une fleur japonaise dans l’eau, quelque chose comme une ardente profondeur…

Leonard est parti dans la paix et la joie de l’accomplissement. Parce qu’il y a des morts plus immensément et intensément vivants que jamais personne ne le sera, comment rendre hommage à un poète qui s’en va si ce n’est dans sa langue pour lui dire encore une fois qu’il était quelqu’un de bien ?

Le monde de Leonard

Tu as planté dans nos cœurs
L’épée et la fleur
Cette force et cette fleur d’éternité
Qui nous rendent à la joie d’aimer

Si les chansons
Pouvaient faire des maisons
Alors nous avons trouvé notre demeure
Là où jamais rien ne meurt
Au seuil de tendres jardins chantants
Ranimés par le printemps

Si une chanson
Pouvait ramener à la raison
Alors cette Terre serait notre maison
Et l’amour notre seule saison
Nous en ferions notre cathédrale
Bâtie sur une mémoire sans mal

Si tes chansons
Ont tant embelli la Création
Alors elle a ton visage
De calme briseur d’orages
Comme la poésie donne le sien
Aux hommes de bien

Nous avons vécu en hôtes ingrats dans ton monde
Tu nous as donné le feu
Pour poursuivre le jeu
Hallelujah tant que la Terre sera ronde
Ta légende nous a transpercés de la fleur ardente
Qui nous voue à sa grâce vivante

Mais chiens de guerre
Nous veulent en enfer
Et afffairistes nous jeter au fond du puits
Pourtant le mal tu l’avais aboli
Dans notre nuit affligée ta poésie ouvre les poings
Pour aller toujours plus loin
Allumer d’autres astres
Ou conjurer nos désastres

Mais ta légende vivante nous a plantés au cœur
L’épée et la fleur
Le remède à la peur
Le refus de la fadeur
L’antidote à l’horreur
Pour semer nos purs bonheurs

Tu as planté dans nos cœurs
La plume et la fleur
Pour tomber les leurres
Ta poésie a armé nos âmes en pleurs
Pour ouvrir aux affligés un chemin à fleur de mots
Vers un monde merveilleusement beau

Ceux qui ouvrent les mots que tu leur donne
Entrent dans ce bel automne
Incendié par le bonheur des roses
Ils se défont de leurs chaînes de pas grand chose
Ou de mots sans suite
Par-dessus leur ligne de fuite

Quand rien ne nous parle de ce temps d’affligés
Quand le ciel obscurci par notre poussière
Nous fait grise mine sans plus aucune chance d’aimer
Quand la promesse de chaque matin nous est volée par les chiens de guerre
Quand les vivants commencent à envier les morts
Tu nous mènes là où le monde a enfin le visage d’un poème qui s’endort

Ta légende vivante plante dans nos cœurs
L’épée et la fleur
Cette fleur d’éternité
Qui nous rappelle à tant d’autres raisons d’aimer

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