Retranscription de Paul Jorion pense tout haut l’Europe le 30 octobre 2016. Merci à Cyril Touboulic ! Ouvert aux commentaires.
Bonjour, nous sommes le dimanche 30 octobre 2016, et je vais vous parler de l’Europe. C’est dans la série « Paul Jorion pense tout haut » : pense tout haut à partir de l’Europe.
Et je vais commencer par une pensée du grand stratège Sun Tzu, qui – c’était quoi, c’était au IIIe siècle, IVe siècle av. J.-C. ? [VIe siècle av. J.-C. (544-496 av. J.-C.)] – a écrit son Art de la guerre et cet Art de la guerre commence par la phrase suivante : « La plus grande qualité que doit présenter un général, c’est de savoir distinguer une victoire d’une défaite ».
Bon, je ne sais pas du tout si ça se trouve vraiment chez Sun Tzu mais ça devrait s’y trouver si ça ne s’y trouve pas !
Et ce qui m’y a fait penser, ce sont les discussions que je vois en ce moment de savoir si la Wallonie a gagné ou si la Wallonie a perdu dans son bras de fer avec le reste de l’Union européenne sur la question du CETA (Comprehensive Economic and Trade Agreement), du traité commercial avec le Canada. C’est une victoire ! C’est une victoire importante et il est, comme je l’ai dit – même si Sun Tzu n’y a pas pensé – important de savoir que c’est une victoire parce que si on ne sait pas que c’est une victoire : si on croit que c’est une défaite, eh bien, on ne pourra pas en tirer la moindre conclusion, la moindre conséquence et avancer davantage.
Alors, c’est une première bataille gagnée, je vais vous dire pourquoi, et il faut continuer dans ce sens-là. C’est une victoire gagnée parce que le principe des tribunaux arbitraux, qui permettent éventuellement à une transnationale de mettre en accusation un État et de gagner devant ce tribunal arbitral où seraient nommés des gens favorables au milieu des affaires, eh bien, cette chose semble éliminée une fois pour toutes. Pourquoi une fois pour toutes ? Parce que si cette victoire a pu être obtenue dans ce CETA, on ne voit pas comment la Wallonie en particulier mais d’autres accepteraient qu’un principe de ce type-là se retrouve finalement dans les traités de type TTIP (Transatlantic Trade and Investment Partnership), traités transatlantiques, etc. C’est un précédent essentiel ! Absolument essentiel.
Il y a d’autres choses qui ont été inscrites dans ces… – c’est quoi, une note délibérative ? Je ne sais plus comment ça s’appelle, bon [« note interprétative »] – ce petit texte qui précise le sens à donner à certaines des clauses qui se trouvent dans ces traités. Un autre principe, c’est quant au caractère prévalant du commercial sur le… du privé sur le public : la possibilité de remettre en question des accords de type agricole s’ils sont trop défavorables, etc. Donc, c’est une victoire !
Est-ce qu’il y aura encore d’autres choses à modifier ? Oui, c’est possible. C’est possible, mais ce n’est pas une raison pour mettre entre parenthèses le fait que ce soit une victoire (et une victoire cinglante) faisant précédent pour des choses qui pourraient être décidées par la suite.
Alors, y compris le premier ministre belge a dit qu’on n’a pas changé une virgule, oui, mais enfin bon, c’est parce que ces gens n’aiment pas… eh bien, finalement, personne n’aime perdre la face, hein, finalement ? Alors on dit : « Bah, finalement, il s’est pas passé grand chose, c’est pas très grave », et je regrette qu’en Belgique, les écologistes n’aient pas vu, n’aient pas saisi qu’il s’était passé quelque chose de très important, qu’ils avaient laissé au parti socialiste et au CdH (centre démocrate Humaniste), les anciens socio-démocrates chrétiens (Parti Social Chrétien), le mérite d’avoir obtenu ça et de faire avancer les choses. Je crois que le PTB (Parti du Travail de Belgique) s’est aussi opposé à ce que la Wallonie vote le CETA.
Il y a encore, oui, comme je dis, il y a encore des choses à modifier, mais, voilà, avec mon pseudo principe de Sun Tzu, il faut savoir distinguer une victoire d’une défaite, c’est essentiel. C’est essentiel parce que sur une victoire, on peut rebondir. Voilà ! Tous les grands généraux ont lu L’Art de la guerre de Sun Tzu et ont essayé d’avancer à partir de là.
Si on fait une campagne, et nous faisons, NOUS (vous qui me regardez et moi ici, et puis les gens qui écrivent des papiers pour le blog de Paul Jorion), nous sommes en campagne sur cette question de l’Europe.
Alors, vous le savez, je suis intervenu à 15 jours d’intervalle très récemment : le plus récemment, c’était quoi ? c’était avant-hier, au groupe Spinelli à Bruxelles, 15 jours avant (ou 14 jours avant), je suis intervenu à Transform.
Alors, je dis un petit peu ce que sont ces deux choses-là : Transform, c’est une association qui regroupe les représentants de la gauche radicale au Parlement européen et le groupe Spinelli, c’est un groupe qui rassemble les fédéralistes, je dirais, purs et durs (on trouve des noms dans les fondateurs de ce groupe, des gens comme M. Jacques Delors, des gens de cet ordre-là) : M. Guy Verhofstadt, qui aurait dû venir, M. Paul Magnette, qu’il ne faut plus présenter mais qui aurait dû venir aussi, mais tout le monde a compris qu’il était occupé à des choses peut-être très importante par ailleurs, il y a avait M. Cohn-Bendit, il y a avait Mme Ulrike Guérot, qui a fait une très, très belle intervention, il y avait Mme Isabelle Durant, voilà.
Je suis intervenu, on a eu l’amabilité de me demander dans ces deux groupes, qui sont vraiment très distincts mais qui représentent des membres – des députés européens – des membres du Parlement européen, d’apporter ma contribution, et moi je ne suis pas contre quand on me demande de donner mon avis, de donner des conseils, je suis toujours… je considère que les gens qui me demandent conseil, ce sont des gens qui, voilà, qui méritent de les recevoir, sauf dans un cas où je mets des conditions : ça a été le cas quand le Front National, en France, m’a fait une ouverture et que j’ai dit que j’étais tout à fait d’accord à une seule petite condition : qu’on mette le principe de fraternité en avant et pas à l’arrière, et quand on m’a dit : « Pas tout de suite, mais pour plus tard », à ce moment-là, j’ai refusé ma collaboration, mais sinon, voilà, je suis d’accord de collaborer à des choses où on me demande de collaborer. Si on attache une importance à ce que je peux dire sur l’avenir de l’Europe, eh bien, tant mieux, voilà.
Qu’est-ce que je peux dire ? Passons, voilà, passons à la substance, passons aux choses sérieuses. Qu’est-ce que je peux dire ? Moi, je peux dire la chose suivante : pour avoir travaillé dans la finance, je sais qu’un retour en arrière par rapport à une structure comme l’Union européenne ou une structure comme l’euro, ça coûte trop cher. Ça coûte trop cher ! On n’est plus assez riche pour faire des choses comme ça. L’Angleterre est en train de le vivre en ce moment, d’essayer de faire machine arrière… leur paradoxe, évidemment, c’est qu’ils ont maintenant des politiciens, des politiques qui sont là et qui vont dire : « Oui, eh bien, on va le faire ! », et qui sont dans la situation qu’on connaît à la sortie des bars : « Retenez-moi ! Retenez-moi ! », voilà, ils ne peuvent pas le faire, ça coûte trop cher le Brexit. Même chose pour sortir de l’euro : l’euro n’a pas que des qualités, je vais y revenir, il a essentiellement des défauts, mais il a des qualités suffisantes pour empêcher que ce soit la guerre permanente entre les devises qui constituaient la zone euro auparavant. Moi, j’ai travaillé dans la banque à l’époque où une grande activité des gens à côté de moi à des desks, à des comptoirs, ce que l’on appelle les cambistes, c’était de jouer une monnaie contre une autre, ça coûtait une fortune à chacun des pays : de jouer le franc français contre le deutschemark, le deutschemark contre le franc belge, et ainsi de suite, on ne peut plus de se permettre de faire ça. Tout ce qui est « aller de l’avant », on ne peut pas le détricoter : ça coûte trop cher.
Donc, il faut aller de l’avant mais il faut, en particulier, pour l’euro… qu’est-ce qu’il faut faire pour l’euro ? Il faut faire de l’euro l’embryon d’un système monétaire international comme il en existait un de 1944 (accords de Bretton Woods) jusqu’en 1971, ça existait, ce n’était pas parfait mais c’était mieux que rien du tout. Quand il n’y a plus eu de système monétaire international, vous savez ce qu’on a fait ? On a inventé les produits dérivés. Pourquoi ? Pour essayer de remettre un peu d’ordre là-dedans. Des produits financiers dérivés que M. Warren Buffett, à très juste titre, appelle des « armes de destruction massive ». J’ai fait un papier, c’était quoi, il y a quelques jours, ça a paru dans la revue Trends-Tendances, en Belgique, en particulier sur le Credit-default Swap [Le coupable ignoré : le Credit-default Swap] : une grande partie de la crise de 2008 est due non pas aux… évidemment, il y a des êtres humains derrière ça, mais a été favorisée, a été aggravée par l’existence de cet instrument dérivé financier qui, en partie, avait été créé parce qu’il n’y a plus d’ordre monétaire international. Il faut refaire un ordre monétaire international, l’euro peut en constituer l’embryon et à partir de là, on pourrait l’étendre encore.
Qu’est-ce qu’on peut faire avec un euro qui serait boosté, qui serait reconfiguré à la manière que proposait Keynes en 1944 ? Ça pourrait créer d’abord une zone de paix à l’intérieur de l’euro, parce que ce n’est pas le cas. Tant que les Allemands et les Grecs auront des querelles de chiffonniers, s’insultent, etc., parce qu’un pays qui est exportateur net se sent en position, en rapport de force favorable pour engueuler ceux qui sont des importateurs nets, ce qui n’a peut-être rien à voir avec une détermination ou non, avec le caractère, la force de caractère des populations, mais simplement avec un donné. Il faut créer une zone où les exportateurs nets aussi bien que les importateurs nets soient encouragés à revenir vers un équilibre. Bon, ça fait partie du système du bancor qu’avait proposé Keynes.
On ne peut pas continuer à ce que les vainqueurs disent : « Malheur aux vaincus ! », et qu’on constitue un système à partir de là. Il faut compléter le système européen. Ce système a été copié sur le dollar – il ne faut pas le copier entièrement sur le dollar, ça ne sert à rien – mais au moins, on peut quand même dire une chose : le dollar, ça marche quand même. Bon, on en a fait une devise de référence et il y a des difficultés qui sont liées à ça, mais derrière le dollar, il y a un mécanisme de compensation, de recréation annuelle d’un équilibre à l’intérieur des 17 districts qui composent la zone du dollar : il y a un système inter-districts qui permet de rétablir un équilibre.
On a créé au niveau de l’Europe, un ersatz de ça, qu’on a appelé « Target 2 », c’est-à-dire que la structure est là, simplement on ne rétablit pas l’équilibre une fois de temps en temps. Pourquoi ? Eh bien, parce que ce n’est pas véritablement un système fédéral. Il faut en faire un système véritablement fédéral, on n’a pas le choix comme je le dis : ce n’est pas que c’est génial mais un retour en arrière est impossible, ça coûte beaucoup trop cher. Regardez quand on a parlé d’un retour simplement de la Grèce – pourquoi je dis « simplement » ? Parce qu’elle représente 2 % de la richesse de la zone euro (2,5 %, quelque chose de cet ordre-là [2,4% en 2016]) – rien que ça, ça aurait pu détruire entièrement le système : le retour à la drachme de la Grèce. Maintenant, c’est trop tard. On est dans la grande profondeur, on ne peut pas tout à coup dire : « On aurait mieux fait de ne pas la quitter et de rester à la petite profondeur », c’est trop tard ! Maintenant, il faut continuer d’avancer.
La difficulté de l’Europe, elle n’est pas liée essentiellement aux structures qui ont été mises en place. Elle est liée au fait que c’est un truc qui est sous le joug d’une religion féroce, qui s’appelle l’ultralibéralisme. La première chose à faire, c’est de se débarrasser de ça. C’est ce système qui vous dit : « concurrence », « compétitivité », voilà, « compétition de tous avec tous contre les structures de solidarité, contre les structures d’entraide qu’on a mis en place, contre l’État-providence, etc. », c’est ce truc-là qui a échoué en 2008, c’est ce truc-là qui s’est absolument effondré mais il continue sur sa lancée parce que le rapport de force lui est favorable. C’est ça qui est en mis en question par la résistance de la Wallonie au CETA, c’est là-dessus qu’il faut continuer. Il faut jouer sur le fait que maintenant la zizanie existe au sommet de toutes ces institutions où l’ultralibéralisme règne en maître.
Quand le numéro 2 du Fonds monétaire international écrit un article disant : « Le problème, c’est peut-être l’ultralibéralisme », il faut absolument que nous soutenions ces gens-là, leur dire : « Oui, c’est ça le problème ! » Le problème, ce n’est pas l’Europe, le problème c’est l’ultralibéralisme qui a kidnappé le système et qui essaye encore de le faire avancer.
On parle, en ce moment même, de l’attitude tout à fait intolérable d’un commissaire européen qui s’appelle M. Günther Oettinger, qui est commissaire européen et qui a tenu il y a quelques jours des propos contre la Wallonie en disant que c’était un truc qui était racketté par des « communistes ». Il faut que ces gens-là disparaissent, il faut qu’on mette à la place des gens qui sont dignes des postes qu’ils occupent. Je pourrais faire une liste absolument interminable de gens qu’on a mis à la tête de l’Europe, qui sont des gens absolument indignes : M. Barroso sait que je parle de lui en ce moment, mais il n’est pas le seul, Mme Neelie Kroes, et ainsi de suite, qui derrière ses rodomontades était en train d’agir par des trusts dans des paradis fiscaux. Ce sont ces gens-là qu’on a toléré là, ils n’ont absolument pas leur place.
Quand je suis invité par Transform, par la gauche radicale, quand je suis invité par les fédéralistes au Parlement européen, c’est parce que je dis des choses comme ceci, c’est parce que le moment est venu qu’on en parle et on m’écoute ! Vous savez, voilà – vous n’étiez pas là – on m’écoute avec attention. À Transform, j’étais la première personne qu’on a applaudi après son intervention. Les applaudissements que j’ai reçus au groupe Spinelli, de ces gens de bonne foi qui sont là pour essayer de faire quelque chose de l’Europe, ça fait plaisir, mais je suis encouragé à continuer dans cette voie-là parce qu’on m’écoute, parce que ce que je vous dis là, en ce moment, et qui est en réalité ce que vous pensez, eh bien, les gens veulent l’entendre, et non seulement l’entendre mais ils veulent qu’on mette en application ce genre de choses que je propose.
Alors voilà ! Je voulais, je vous l’avais dit, je voulais faire un petit point sur mes interventions parmi les parlementaires européens, de deux bords bien différents : il y a des gens de gauche et de droite au comité Spinelli, ceux qui sont partisans d’une Europe véritablement fédérale, parmi les gens du groupe Transform, de la gauche radicale, il y a des gens qui sont pour la poursuite du projet européen et il y en a qui sont contre. Dans les deux cas, on a affaire à des gens ayant des opinions extrêmement différentes. Il faut quelque chose qui puisse unifier, et une fois qu’on aura quelque chose qui puisse unifier, à ce moment-là, les gens se rallieront et on pourra faire quelque chose. Quand on regarde les sondages d’opinion qui sortent en ce moment, justement sur l’Europe, sur les grandes questions de société, une fois de plus – j’avais attiré l’attention déjà là-dessus il y a quelques années –, on voit des majorités de l’ordre de 80-90 % de gens qui sont en faveur d’un changement des institutions de ce type-là.
On peut dire : « La Wallonie bloque des processus, etc., c’est indigne », mais ce n’est plus qu’une toute petite minorité de personnes qui tiennent ce discours et puis qui imaginent qu’on les suit. Non, dans l’ensemble des populations européennes on comprend ce qui s’est passé en Wallonie. C’est tout à l’honneur de ce petit pays – mon père était Wallon, voilà [rire] il y a des Jorion qui étaient Wallons ! Mais ce n’est pas ça qui est important, c’est le fait qu’on ait remis quelque chose en question, comme Syriza avait essayé en Grèce, malheureusement, ça a été un échec : ils ont été finalement écrasés par cette Troïka. Les choses ne seraient peut-être plus les mêmes maintenant si la situation se reposait de la même manière. Bon, les Grecs ont perdu, les Wallons ont une grande victoire. C’est une grande victoire ! C’est une grande victoire qui a été faite et il faut absolument le savoir, mais il faut continuer dans cette voie-là. Mais il ne faut pas imaginer que c’est une défaite (surtout pas) et c’est pour ça que je n’ai pas hésité à inventer une petite citation de Sun Tzu [rire] pour essayer de souligner mes propos. C’est une victoire, il faut essayer de comprendre ce qu’est cette victoire et puis il faut continuer dans cette direction. C’est une véritable campagne que nous menons, il faut absolument continuer. Il y a parmi les populations, il y a en ce moment le courant qui permet de l’emporter, voilà.
Eh bien, à bientôt, j’avais promis un petit point sur mon expérience de parler dans le cadre de deux groupes de représentants du Parlement européen, de députés européens. Voilà, j’espère qu’on va pouvoir avoir une discussion à ce sujet-là.
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