Allez voir le film de Ken Loach : « I, Daniel Blake » ! par Jacques Seignan

Billet invité.

Un grand film et un manifeste. Ken Loach ne voulait plus faire de films. La semaine dernière, passait sur Arte « Sweet Sixteen » (2002) et chaque fois nous voyons avec le même plaisir et la même admiration ces films pleins d’humanité et souvent pleins d’espoir (« La part des anges », 2012). Ce film est différent : on en ressort secoué.

C’est à la fois une œuvre qui par une certaine perfection formelle (scénario de Paul Laverty, montage, direction d’acteurs…) permet de penser, de susciter grâce aux affects une réflexion sur notre société et qui constitue un manifeste : que faites-vous dans cet effondrement ? Encore une fois on doit se demander comment en est-on arrivé là ? Comment acceptons-nous cette oppression ? On peut évoquer Zola qui au travers de ses œuvres offre également ces interrogations à ses lecteurs du XIXe siècle. C’est une sorte d’illustration synthétisant, sur un cas et sur le terrain, plusieurs analyses faites par des penseurs différents mais qui toutes convergent vers une même conclusion sur l’état des lieux en ce début terrifiant du XXIe siècle. Citons les livres de Paul Jorion sur le capitalisme, sa crise, son agonie, son abjection dans sa dernière évolution, le capitalisme financier qui obère la survie de l’espèce humaine ; le livre de David Graeber sur « l’ère de la bureaucratisation totale » liée à la « loi d’airain du libéralisme » (1) ; le livre de Alain Supiot sur « La Gouvernance par les nombres » (2). Ces aspects abjects du système qui imprègnent tous les domaines de nos vies et nous écrasent tous sont les forces destructrices de l’ultralibéralisme. Dans ce film, des scènes sont comme des illustrations de la formule de Spinoza cité par Frédéric Lordon (3) : dans le rapport de l’homme à l’homme, « l’homme est un dieu aussi bien qu’un loup ». Le film commence dans l’équivalent anglais de Pôle emploi où interviennent la bureaucrate implacable et l’employée généreuse qui cherche à donner un peu d’aide (mais qui se fait immédiatement rappeler à l’ordre).

Les lecteurs du blog de Paul Jorion et de ses livres, ses amis, et au-delà, les progressistes, les gens de gauche, les humanistes épris de liberté, de solidarité, de fraternité, partagent tous des valeurs essentielles. Mais une subtile ligne de fracture est en train de nous séparer : ceux qui pensent que l’on peut parler d’un néofascisme – fascisme en col blanc [Paul Jorion], néoféodalisme [Alain Supiot et Paul Jorion], projet totalitaire au sens premier… – mis en œuvre par les ultralibéraux, et ceux qui continuent de penser que ces termes ne sont pas pertinents et donc exagérés. Les stratégies qui découlent de ces deux appréciations divergentes sont évidemment différentes.

Selon moi Ken Loach nous délivre avec ce film un message qui appuie la première thèse : l’ultralibéralisme est un avatar du fascisme. Féroce et sans merci.

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(1) – David GRAEBER, « Bureaucratie », Les Liens qui Libèrent, 2015. Il commence son livre par un exemple de la stupidité structurelle, qui est aussi une violence structurelle, à laquelle sa mère est confrontée suite à une demande d’aide après plusieurs infarctus. Une histoire proche de celle du film.

(2) – Alain SUPIOT, « La gouvernance par les nombres », Fayard, 2015. Il cite Hayek (le Mirage de la justice sociale), p. 414, « une Grande Société n’a que faire de la solidarité au sens propre du mot, c’est-à-dire de l’union de tous sur des buts communs ; elles sont même incompatibles ». « Cette incompatibilité, commente A.S., est de fait, réelle si l’on poursuit le projet du Marché total. Visant à la liquidité du ‘capital humain’ un tel projet exige la liquidation de toutes les formes de ‘coalition’ humaine qui sont le propre de la solidarité. »

(3) – Frédéric LORDON, « Imperium », La Fabrique éditions, 2015. Lire p. 80. Il cite encore Spinoza, page suivante : « les hommes ne peuvent guère se maintenir en vie ou cultiver leur âme sans le secours les uns des autres ».

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