CHINE : Entre les lignes, par DD & DH

Billet invité. Le télescopage entre les remarques ici et celles dans mon Titre, ô titre, où es-tu ? ou Les espiègleries de la déesse Édulcore, hier, est purement accidentelle… à moins qu’il ne signale une épidémie…

On le sait : il n’y a pas de sujet dans l’actualité du monde qui soit « neutre » tant chaque événement est inévitablement relié d’une manière ou d’une autre à nos affects, à nos intérêts, à nos idéologies, à nos croyances et à nos souhaits, qu’on les envisage à notre niveau personnel ou à celui, plus vaste, de notre nation, (nous allons rarement au-delà en matière d’échelle). On sait bien que même une dépêche de l’AFP n’est pas « neutre » et on ne parlera pas de son traitement (focale choisie, effet de zoom ou escamotage pur et simple) tant il relève d’une écume du moment, des circonstances, des rapports de forces à différents niveaux et aussi bien sûr du type de réception dont le « traitant » est capable. Il est évidemment illusoire d’imaginer qu’il existerait une manière « neutre » d’aborder un sujet pioché dans l’actualité, c’est pourtant ce que voudrait nous faire croire la corporation des journalistes dits « d’information », au premier rang desquels ceux du » Monde« , le Saint-Jean-bouche- d’or de la profession, journal « de référence et de révérence » censé offrir de l’information à l’état pur, garantie sans OGM (Omission, Grossissement, Minimisation) et sans parti-pris.

La Chine est un de ces sujets de l’actualité mondiale que nous (nous = DD et DH) scrutons plus attentivement que les autres et depuis plus longtemps que n’importe quel autre. Nous ne prétendons, dans les reflets que nous en livrons sur ce blog, ni à l’exhaustivité ni surtout à une « Vérité » objective qui n’existe nulle part. Nous voulons seulement témoigner de ce que ce travail d’auscultation patiente nous révèle : il est assez difficile en France de trouver sur la Chine un discours informatif « propre », débarrassé des préjugés, du prêt-à-penser dominant et des scories héritées d’une mémoire-« zombie » collective mêlant « péril jaune » et fascination maoïsante. Cette difficulté remonte très loin dans le temps (d’où probablement les effets de rémanence « zombie »). En fait elle est aussi vieille que la rencontre des Européens avec L’Empire du Milieu. Nos premiers « envoyés spéciaux » ont été très prolixes et les « dépêches » qu’ils nous expédiaient sous forme de longues lettres étaient beaucoup plus détaillées que celles de l’AFP : c’étaient les Jésuites d’avant et de pendant la « Querelle des Rites » (entamée en 1700) qui, ne cachant pas l’admiration que leur inspiraient les mœurs, la sagesse et la haute civilisation chinoises, enthousiasmèrent d’autant plus nos « Lumières » qu’ils pouvaient bien, au train où ils allaient dans le laudatif, faire opportunément douter des paroles d’Evangile en Europe ! La Chine de Matteo Ricci n’était pas à 100% conforme à l’imagerie enluminée par ses coreligionnaires (très flattés d’être admis dans les premiers cercles du pouvoir impérial, ceci pouvant expliquer cela), mais celle d’une multitude grouillante d’êtres déguenillés, serviles, fourbes et cruels que véhiculèrent les colons occidentaux de l’après-guerres de l’opium (à partir de 1850) et qu’on retrouve dans « L’Illustration » du début du XXe quand ces effrayants va-nu-pieds osèrent s’en prendre aux Légations de Pékin, est, à l’opposé, encore plus déformante.

Pendant un demi-siècle ensuite, en même temps que la sinologie se constituait solidement en tant que science universitaire dans toute l’Europe (travaux décisifs de M. Granet, H. Maspero, R. Grousset, H. Giles, A. Waley, J.J. De Groot …) mais restait confinée dans les Instituts spécialisés, les phantasmes d’une Chine sournoise et malfaisante, qu’on peut dater par la création en 1912 de l’inquiétant Fu Manchu imaginé par Sax Rohmer, répandirent subrepticement dans l’opinion la peur d’un « péril jaune » qui vint enrichir notre imagerie d’Epinal traditionnelle. Deux guerres mondiales gommèrent alors momentanément la Chine à nos yeux en la privant d’un relais dans nos gazettes et nos préoccupations, alors qu’elle aussi subissait ces deux conflits : sous la forme d’une injustice lors de la signature du Traité de Versailles en 1919 et celle d’un abominable martyre de la part des Japonais lors du second conflit. Ceux qui furent enfants en France dans les années 30 entendirent sans doute parler de la Chine pour la première fois à travers la collecte du papier métallisé enveloppant le chocolat qu’il fallait garder « pour les petits Chinois », opération caritative qui emplit toute une génération d’une horreur à double ressort : les petits Chinois se nourrissaient-ils vraiment de papier métallique? ou bien n’auraient-ils pas aimé eux aussi le chocolat dont on se goinfrait bien égoïstement, ce qui ne constituait rien moins qu’un double péché capital…

On sait que la période qui s’ouvrit avec l’intronisation de Mao à Pékin en 1949 n’aida pas à accommoder notre vision selon des critères objectifs : entre l’effroi primaire des anticommunistes tétanisés de voir ainsi s’agrandir le camp du « Mal » et l’idolâtrie d’intellectuels hypnotisés par la propagande, la Chine de Mao n’avait pratiquement aucune chance chez nous de se voir restituer un visage qui eût à voir avec le réel. Depuis la fin des années Mao et accompagnant la spectaculaire croissance économique qui a pris tout le monde de court, anticommunistes et maolâtres confondus, est revenu, sans dire son nom qu’un siècle après Fu Manchu on n’ose plus guère énoncer à haute voix, un ersatz de « péril jaune » sur les thèmes : la Chine nous vole nos emplois, elle ruine nos industries, elle nous envahit de marchandises bas de gamme dangereuses pour notre santé, elle pollue la planète. Et que dire de ces richissimes Chinois  » qui viennent jusque dans nos bras acheter nos vignes et nos terres ! Aux armes, citoyens... » ! Les pseudo-intellectuels de l’heure dont le journalisme fournit le gros des troupes, forcément moins triviaux, ont, eux, quand ils parlent de la Chine, un caillou dans la chaussure : ce caillou s’appelle « Droits de l’Homme (et du journaliste) » et il suscite une inflammation qui ne s’apaisera qu’avec l’effondrement du Parti Communiste Chinois, pas tant parce qu’il est « communiste » (on n’est plus si primaire, que diable !) que parce qu’il constitue une anomalie à la tête d’un empire capitaliste et que cette anomalie, qui n’est pas prévue dans le mode d’emploi de leur boîte à outils conceptuelle, dérègle leurs boussoles. Cet urticant prurit ne les fait souffrir qu’à l’endroit de la Chine et ne leur donne jamais d’élancements quand, par exemple, ils qualifient sans nuances de « grande démocratie » l’Inde où perdure la relégation des « Intouchables » ou quand ils détournent pudiquement le regard de Guantanamo (c’est vrai qu’il n’y a pas de journalistes dans ces cages !) pour ne pas écorner l’image de la patrie de Freedom !

Pour la Chine, la chose s’explique assez facilement et de façon si naturelle qu’on peut faire l’économie des procès d’intention. Prenons le cas des correspondants sur place que peuvent s’offrir les journaux ayant pignon sur rue : à Pékin, ils vivent entre eux dans des quartiers conçus pour les étrangers. Par qui sont-ils « approchés » assez rapidement ? Par des Chinois de leur « espèce », intellectuels ou pseudo-intellectuels à différents degrés de « dissidence » à la recherche d’une chambre d’écho pour leurs doléances. Il y a de fortes chances pour que se nouent alors des amitiés véritables autour des « valeurs » que les uns incarnent et que les autres revendiquent. Que spontanément les journalistes occidentaux relaient ces aspirations et s’indignent qu’elles soient en Chine passibles des tribunaux (puisque le « flétrissement public de l’image de la Chine » est un délit) n’a rien d’étonnant ni de répréhensible en soi à condition que ces mêmes journalistes élargissent un peu leur champ de vision et ne s’abonnent pas à cette univocité. On se souvient du cas d’Ursula Gauthier, correspondante de « L’Obs. » à Pékin pendant de nombreuses années, qui fut littéralement « expulsée » par non renouvellement de son visa par les autorités pékinoises le 31 décembre 2015. A voir l’acharnement qu’elle avait mis à obtenir ce coup de pied au derrière par la tonalité de ses papiers au fil des ans, on peut se demander si elle n’y voyait pas un titre de gloire et le plus magistral couronnement de sa carrière ! L’ensemble de ces pratiques journalistiques (de tous bords politiques) finit par créer autour de l’idée de Chine un sfumato qui déforme presque invisiblement, mais invariablement dans le même sens, les contours du sujet.

Terminons par une petite explication de texte à l’appui de notre thèse du « sfumato ».

Lieu ? « Le Monde ». Date ? 15 octobre 2016. Sujet ? Retour de Confucius. Titre ? « Un grand bond en arrière » (en lettres gigantesques). Il s’agit, sous la plume de François Bougon, d’évoquer la remise au goût du jour de la doctrine confucéenne par le PCC, c’est-à-dire davantage du « réchauffé » qu’un scoop. L’article est correct et se présente en bonne dissertation équilibrée, appuyée par deux ou trois citations de sinologues qui n’ont rien de bouleversant, bref une copie comme on les a aimées en France quand on y pratiquait encore « les humanités ». Mais le Diable guette et on sait bien qu’il est dans les détails. Il y a au journal « Le Monde » une équipe de coiffeurs et de modistes dont le job est de coiffer les articles de titres et de leur confectionner des « chapeaux », c’est sur leur ouvrage que nous allons ici nous attarder un peu. Occupons-nous d’abord du titre général barrant toute la page, en énorme « Un grand bond en arrière ». Il s’agit bien sûr d’un jeu de mots de connivence avec l’intelligentsia qui captera le clin d’œil, mais le lecteur plus négligent n’en retiendra en passant que l’idée diffuse d’une Chine qui freine, voire recule et même régresse. Décortiquons maintenant le « chapeau » que voici : « En mal de légitimité, Xi Jinping, le président de la République Populaire, puise allégrement dans la philosophie du vieux maître, subitement réhabilitée pour promouvoir l’ « harmonie sociale ». Le « en mal de légitimité » vient d’où ? Etayé par quoi ? Il semblerait au contraire que, sans peut-être faire l’unanimité, « Xi dada » (Oncle Xi), comme l’appellent affectueusement les Chinois, jouit pour le moment d’une popularité qu’envieraient bien des chefs d’état sous nos propres cieux. Rien dans l’article ne corrobore l’idée d’un déficit de légitimité des dirigeants, l’éventuel déficit pointé étant de l’ordre de la morale mise à mal dans la société par le consumérisme et le poids de l’argent. « Puise allégrement » : bigre, en voilà un qui ne se gêne pas ! L’expression ne laisserait-elle pas entendre sur le mode subliminal qu’il est homme habitué à « puiser allégrement »… points de suspension. On se demande bien aussi en quoi le recours, même un peu trop « allègre » à un corpus philosophique authentiquement chinois aurait un caractère d’excessive prédation de la part d’un Chinois. « Subitement réhabilitée » est une semi-contre vérité dans la mesure où cela évoque un revirement brutal talonné par l’urgence, qui a sans doute sa source dans la première phrase (la plus contestable) de l’article « Il s’agit d’un hold-up idéologique magistral ». Certes le PCC réaffirme son ancrage dans une tradition intellectuelle et morale du patrimoine chinois, un temps délaissée et fortement critiquée, c’est vrai, mais déjà si bien réinstallée que l’« harmonie sociale » fut le principal mot-clef du prédécesseur de Xi Jinping, Hu Jintao (secrétaire du PCC de 2002 à 2012). « Hold-up » écrit F. Bougon à la première ligne de son papier, l’image est piquante, nos « modistes » la reprennent : cet homme qui « puise allégrement » et qui fait un « hold-up », ça devient la Bande à Bonnot à lui tout seul ! Les fabricants de « chapeaux » et d’accroches en tout genre ont besoin d’effets-coups de poing. Racolage et désinformation sont les deux mamelles de leur turbin. Dans un article lisse et atone comme celui-là, il leur faut dénicher quelques phrases un peu saillantes pour en faire leur miel, en voici une qui a dû les faire saliver : « Pourquoi ce tour de force, cet alliage qui défie la logique ? ». Quel « tour de force » quand il s’agit de proposer à des gens un terreau dans lequel ils poussent génération après génération depuis deux millénaires ? Et si notre « logique » peut à la rigueur être « défiée » par l’alliage socialisme de marché-confucianisme, il en va évidemment tout autrement de la « logique » chinoise !

A quoi rime ce genre d’enfumage et de détournement en catimini ? Poivrer un plat trop fade ? Montrer qu’on ne la leur fait pas et qu’on n’est pas le phare de l’Opinion propre sur elle sans prendre l’info avec des pincettes ? Surligner qu’ils sont vigilants quand il s’agit de décontaminer une idéologie douteuse avant de lui ouvrir une page ? Ou tout bêtement agir par réflexe pavlovien et sans véritable intention tant le préjugé et le vocabulaire qui y est assorti sont ancrés dans leurs circuits de pensée depuis belle lurette ?

Un peu de tout ça sans doute…

 

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