Billet invité.
Dans son essai sur Marx et Spinoza (Capitalisme et servitude), Frédéric Lordon part du principe que tout être tend vers sa perfection, et que cet essor (conatus) est doué d’affects joyeux qui se transforment en affects tristes lorsqu’il est réduit à l’impuissance. Cette alternative est exploitée, constate-t-il, par ceux dont le conatus particulier est le plus fort. Mais puisque la raison forme des idées adéquates qui s’accompagnent d’affects joyeux, la multitude peut choisir la raison pour se libérer du pouvoir des minorités qui entendent faire prévaloir leurs passions prédatrices.
« L’exploitation passionnelle prend fin quand les hommes savent diriger leurs désirs communs – et former entreprise, mais entreprise communiste – vers des objets qui ne sont plus matière à captures unilatérales, c’est-à-dire quand ils comprennent que le vrai bien est celui dont il faut souhaiter que les autres le possèdent en même temps que soi. Ainsi, par exemple, de la raison que tous doivent vouloir être le plus nombreux possible à posséder puisque “les hommes, en tant qu’ils vivent sous la conduite de la raison, sont suprêmement utiles aux hommes” (Eth. IV, 37 première démonstration)»[1].
Il serait donc possible que la démocratie l’emporte sur l’exploitation capitaliste.
Je voudrais dans cet article discuter de trois points : 1) La réduction de l’affectivité à deux valeurs sert le capitalisme mais ne rend pas compte de l’économie humaine. 2) Il me semble que pour Marx la capture d’autorat se traduit par l’aliénation de la qualité du travail et la privatisation de la propriété. 3) La puissance de la multitude ne me semble pas de même nature que le pouvoir.
1) Le “binarisme affectif” à deux ou quatre valeurs.
Quand on parle de l’affectivité en général, il faut distinguer celle du Soi qui se rapporte au Moi, le Soi-même, l’ipséité, du Soi qui se rapporte à l’autre, le Soi-Autre, le Tiers, le sentiment d’être humain qui naît partout et spontanément dès que se constitue entre les individus une relation intersubjective de réciprocité[2].
Les affects qui ont une valeur de référence pour l’“homme social”, ses émotions spirituelles comme l’amour ou l’amitié, les sentiments de responsabilité ou de justice sont créés à partir de la relation et de la participation d’autrui. Et puisque l’affectivité a pour caractère essentiel d’être absolue, et qu’elle est nécessairement singulière et incommunicable d’un être à l’autre, il n’y a de sentiment qui puisse être une référence ontologique universelle que produit par l’ensemble de la communauté (la multitude), et seulement lorsque tous participent à sa genèse de façon égale.
Nous ne détaillerons pas ici pourquoi le principe de réciprocité s’impose plutôt que le principe de différence ou le principe d’identité : disons seulement que le principe d’identité ne crée rien de nouveau par rapport aux affectivités biologiques sinon d’accumuler leurs effets, et que le principe de différence ne permet pas aux affectivités différenciées de se concilier les unes avec les autres. C’est de la relativisation de l’identité par la différence et réciproquement – de leur interaction donc – que surgit un sentiment, le Soi qui se révèle une affectivité pure, neutre si l’on peut dire, et qui, lorsqu’elle est redoublée dans la réciprocité se transforme en une conscience de soi, un sentir qui se sent lui-même, comme dit Aristote qui reconnaît là « ce qui est à proprement parler “penser” ». Être conscient est une énergie qui manifeste aussitôt sa puissance comme une liberté souveraine, par la parole[3].
Nous situons le Tiers comme la conscience née de la réciprocité, et comme la source d’une parole qui a nécessairement le même sens pour tous les participants à sa genèse. Le sens du nom par exemple est immédiatement perçu par tous les partenaires d’une relation d’alliance inaugurale au sein de laquelle il est prononcé pour désigner l’être commun de tous. Le nom de l’Homme s’impose donc comme celui de l’être parlant, et se substitue au sujet biologique. D’où la contradiction entre l’un et l’autre car où disparaît la réciprocité le biologique revient en force.
Que le principe de réciprocité soit oublié ou écarté, et nous retrouvons soit le principe d’identité qui associe les hommes en phalange ou faisceau et qui les fait marcher au pas de l’oie, soit le principe de différence qui pulvérise la société en autant d’individus dont la liberté se limite au pouvoir de domination des uns sur les autres que leurs forces respectives autorisent. Le Tiers est le sujet humain de la multitude lorsque la multitude est organisée par la réciprocité.
Il nous faut alors distinguer l’affectivité du sujet qui se définit comme soi-même, le Moi, et le sujet qui se définit comme le Tiers en chacun de nous, le sentiment d’Humanité commun à tous les partenaires de la réciprocité. Nous appellerons joie et tristesse l’affectivité du Tiers, peine et plaisir celle du Moi.
La peine est le contraire du plaisir comme la tristesse est le contraire de la joie. Il est donc possible de donner le même statut à la peine et à la tristesse et à la joie et au plaisir en se fiant à l’identité de leurs rapports. Cette analogie est exploitée par le système capitaliste car celui-ci pose la question du pouvoir dans une économie à deux valeurs. Il confond la joie et la tristesse, qui sont les affects de l’Humanité, avec les affects du plaisir et de la peine, dépendants de fonctions biologiques, afin de les réduire à des rapports de force. L’art du pouvoir capitaliste est d’habiller le plaisir de l’apparence de la joie et la peine de celle de la tristesse.
Ainsi, dans la mesure où la critique consent au binarisme affectif et se tient dans le champ à deux valeurs défini par le capitalisme, le conatus de la multitude ne peut plus être séparé du pouvoir du Moi de chacun, fut-il devenu par similitude celui de la multitude.
Mais si le Moi s’efface au bénéfice de ce que nous appelons le Tiers entre les uns et les autres, ce n’est plus le désir de l’individu qui est en jeu mais l’amour entre les individus, qui est bien plus exigeant que le désir lui-même. Et le Tiers se manifeste au-delà de toute crainte ou envie puisque disparaissent les critères de possession et de pouvoir qui leur sont sous-jacents. Le Tiers se donne avec la joie, tandis que le défaut d’amour est tristesse, que l’on ne doit plus confondre avec la peine.
Mais quelle qu’elle soit, l’affectivité se manifeste sous forme de deux affects antagonistes, ici la joie et la tristesse, là le plaisir et la peine. On évitera cependant de réduire l’économie de l’affectivité à deux valeurs car pour peu que l’on tienne compte du Tiers, c’est à quatre valeurs que l’on doit faire appel : la peine et le plaisir sûrement, mais aussi la joie et la tristesse puisque ces deux couples d’affects ne jouent pas le même rôle.
Frédéric Lordon propose une image trigonométrique fort suggestive de l’alignement des conatus des salariés sur le conatus-maître du patronat lors de la capture du conatus des uns par l’autre. Il imagine de représenter celui-ci par un vecteur d1 et celui-là par un vecteur d2 formant un angle a ï€ : l’enrôlement d’un conatus salarié peut être exprimé par le produit scalaire de ces deux vecteurs associés. La mesure de l’angle a ï€ est celle de la liberté du salarié vis-à-vis du patron. Lorsque leurs désirs sont orthogonaux cosinus aï€ est égal à 0. Lorsque l’angle a ï€ est nul cosinus a ï€ est égal à 1 et les deux conatus sont alignés. L’alignement du désir du salarié sur le désir patronal est représenté par le cosinus de l’angle a. Et le sinus de l’angle aï€ mesure la liberté du salarié vis-à-vis du patron. Lorsque les deux conatus sont orthogonaux et que leur angle est un angle droit, le conatus des salariés ne laisse aucune possibilité de capture au désir-maître du patronat. Lorsque l’angle est nul, l’alignement est parfait : le désir enrôlé vit entièrement pour le désir-maître[4].
La question est de savoir ce qui permet l’orthogonalité des deux conatus, et la réalisation de l’angle a à son maximum.
Eh bien, ce qui permet de définir cette orthogonalité est le Tiers. Le Tiers n’est pas seulement le désir du salarié ! C’est le sentiment d’humanité réalisé par la liberté de chacun lorsqu’elle est engendrée par la liberté commune, et qui s’oppose donc à la liberté unilatérale de chacun qui s’oppose à celle de l’autre, y compris quand il s’agit de celle du salarié et celle du patron. Dès lors, la dignité du salarié n’est pas réductible à l’intérêt du plus faible qui lutte contre l’intérêt du plus fort, mais à celle de l’Humanité qui lutte contre son aliénation.
Affirmer que la multitude a pour conatus la raison est un postulat qui fait l’impasse sur le fait qu’elle doit être organisée par la réciprocité. Un postulat qui peut être un acte de foi salutaire, mais qui ne dispose d’aucune supériorité sur tout autre acte de foi comme celui dans la souveraineté de l’individu qui n’a de compte à rendre à personne ni de responsabilité vis-à-vis d’autrui et de l’avenir du monde, ou de l’individu pour qui l’avenir appartient à la coalition des plus forts.
En réalité, Frédéric Lordon oppose le conatus qui se manifeste dans la réciprocité au conatus qui l’ignore ou la nie : ce dernier conduit au pouvoir de domination, tandis que le premier conduit à la puissance qui se multiplie, ce qu’il appelle l’empuissantisation dont l’effectivité est la liberté commune. Mais sans la distinction de la matrice de l’un et de la matrice de l’autre, l’incertitude laisse au hasard le soin de décider de l’avenir humain.
2) La “capture” de la “qualité du travail” condition préalable à l’exploitation de la force de travail.
Lorsque Frédéric Lordon dit en se référant à Spinoza que « ce n’est pas tant la valeur, préexistante et objectivement établie, qui attire à elle le désir que le désir qui, investissant des objets, les constituent en valeur »[5], il entend mettre en évidence qu’il n’y a pas de contenu substantiel de la valeur, mais seulement des investissements du désir. Il dénonce la valeur telle qu’elle est définie dans le système capitaliste (comme valeur d’échange) à partir du temps social abstrait nécessaire à sa production.
Au départ, c’est la faim qui meut le prolétariat. La faim, certes, n’est pas une mesure substantive de la valeur ; la valeur n’est qu’un rapport entre la faim et la satiété, plus proche de la définition de la chreia d’Aristote (le besoin d’autrui) que de la valeur d’échange de la force de travail décidée par le capitaliste (le salaire). Et lorsque Frédéric Lordon dit « il n’y a pas de valeur substantielle qui puisse faire objectivement norme et fournir des ancrages incontestables aux arguments des disputes distributives, il n’y a que les victoires temporaires de certaines puissances imposant avec succès leurs affirmations valorisatrices »[6], il pense à toute situation et pas seulement aux compétitions de la société de consommation d’aujourd’hui. On peut se souvenir qu’au XIXe siècle, le désir des ouvriers était réduit à la nécessité. Et le besoin n’était pas celui du loisir mais de la survie. Frédéric Lordon peut donc dire qu’en toutes circonstances « Vaut ce que le plus puissant a déclaré valoir »[7].
Si avant Marx les victoires étaient distribuées de façon systématique pour les uns, les défaites pour les autres, on conviendra cependant que la théorie marxiste offrit l’alternative et permit que le besoin puisse être défini autrement que par la seule nécessité, mais aussi par la raison. A contrario, lorsque la défaite du salariat dans son rapport de force avec le patronat fut d’une ampleur telle que la violence de la détresse l’aveugla, la raison ne put soutenir la théorie, et c’est l’affect d’une folie meurtrière qui s’empara des victimes pour en faire à leur tour des bourreaux.
Pour aller dans le sens de Frédéric Lordon, on peut souligner que Marx insiste sur le fait que le capitaliste écarte a priori toute évaluation de la qualité du travail. Entendons par qualité le fait que le travail de l’homme libre est une œuvre et non un labeur[8], car ce que le patronat achète n’est pas un ouvrage mais une force de travail qu’il va, lui, mettre en œuvre. Autrement dit, le système capitaliste commence par décapiter le travail de sa qualité pour le réduire à une quantité de force de travail dont le fonctionnement “à vide” peut s’accumuler en termes quantitatifs et mesurables.
Une fois qu’il a obtenu, par la privatisation de la propriété, que le salarié n’ait plus la possibilité d’exercer son activité en fonction de sa finalité propre, qu’il soit privé d’autorat, comme dit Frédéric Lordon, le patronat réduit autant qu’il le peut le prix de revient de la force de travail afin d’augmenter la marge de son profit. Sur cette exploitation est construite la misère du prolétariat. Mais doit-on arrêter la dénonciation de cette exploitation à cette violence cynique, et oublier l’aliénation forcée du travail qui en est le pacte inaugural ?
Pourquoi Marx aurait-il dit dans le Manifeste communiste : « Ce qui caractérise le communisme ce n’est pas l’abolition de toute espèce de propriété, mais l’abolition de la propriété bourgeoise. Or, la propriété bourgeoise moderne, la propriété privée est l’expression ultime, l’expression la plus parfaite du mode de production et d’appropriation fondé sur des antagonismes de classes, sur l’exploitation des uns par les autres. En ce sens les communistes peuvent résumer leur théorie par cette seule formule : abolition de la propriété privée. »[9] ?
Marx fonde la possibilité de l’exploitation capitaliste sur la privatisation de la propriété, qui est bien un rapport de force entre ce qu’on pourrait dire le conatus du plus fort et le conatus du plus faible.
Il semble que Frédéric Lordon redise l’analyse de Marx plus qu’il ne la contredise lorsqu’il conclut : « Et contrairement à ce qu’on pourrait croire, la perspective de la capture n’aide pas tant à remettre en selle la théorie marxienne de la plus-value qu’elle ne suggère, non d’abandonner, mais de redéfinir l’idée d’exploitation. La chose a tout du paradoxe au premier abord puisque l’exploitation au sens marxien du terme est précisément définie comme la captation de la plus-value par le capital, c’est-à-dire par la privation des salariés d’une part de la valeur qu’ils ont produite. Ce n’est pourtant pas la dépossession en elle-même de cette part de valeur qui fait l’exploitation mais son appropriation privative par le capitaliste. »[10]
La théorie substantielle de la valeur d’échange est à porter au passif du capitalisme qui ne peut capturer la plus-value, c’est-à-dire séparer de la valeur une quantité de force de travail (qu’il mesure en valeur d’échange pour pouvoir l’accumuler), qu’à la condition de privatiser la propriété, sans quoi nul ne pourrait s’emparer de la force de travail du salarié comme d’une marchandise et la dissocier du produit que l’actualisation de celle-ci permet de réaliser.
« Si exploitation il y a, elle est donc davantage du ressort d’une théorie politique de la capture que d’une théorie de la valeur, et le coût par conséquent de renoncer à la théorie marxienne de la valeur objective est moins grand qu’il n’y paraissait puisque cette théorie ne faisait accepter ses impasses que d’avoir été conçue tout exprès pour soutenir un concept d’exploitation qui peut être soutenu autrement. »[11] “Soutenir ce concept” consiste en fait à le dénoncer puisque pour Marx, et il ne cesse de le préciser, l’exploitation requiert au préalable la privatisation de la propriété et l’aliénation de la qualité du travail, ce qui n’est pas autre chose que la capture d’autorat.
C’est donc de se contenter de reporter la critique du capitalisme industriel du XIXe siècle, l’exploitation brutale de la force de travail, sur le capitalisme de notre temps qui doit être dénoncé comme un appauvrissement du concept de l’exploitation de l’homme par l’homme. « La capture par le désir-maître, activation à son service des puissances d’agir enrôlées, est donc dépossession d’œuvre, dépossession non seulement du produit monétaire des œuvres quand la plus-value est captée par le capital, mais plus largement car la capture est le propre de tous les patronats, dépossession d’autorat »[12].
Voilà qui n’invalide donc pas l’analyse de l’exploitation à mort du salarié toujours en vigueur dans les zones périphériques du système capitaliste : “ Que le patron capitaliste capte une partie de valeur est un fait tellement évident qu’il serait absurde de le contester, mais le manque d’une référence substantielle objective à quoi raccrocher la mesure de la plus-value oblige à détacher l’idée d’exploitation du calcul de valeur, et à la redéfinir autrement »[13].
C’est pourtant seulement aujourd’hui que l’affect que le capital mobilise à son profit n’est plus celui de la survie (la faim) mais celui de la vie entière (le désir), et qu’alors « Expressions de la nature profondément affirmative du conatus, les demandes sont des efforts de puissance dont les conflits seront réglés, comme toute rencontre antagoniste dans le monde, par la loi élémentaire de la puissance la plus forte…. »[14]. L’épithumogénie néolibérale révèle plutôt qu’elle n’infirme l’exploitation de la force de travail comme forme primitive de l’exploitation capitaliste.
Pourquoi Frédéric Lordon peut-il dire aujourd’hui « Or, la capture des énergies conatives enrôlées sur le désir-maître ne peut se faire que sous détermination passionnelle. Et c’est cela qu’exploite le “patron général” : de la puissance et des passions, de la puissance bien dirigée par des passions »?[15]. C’est parce que le capitalisme du XIXe siècle est mort dans la “grande crise de 1929”. S’il a ressuscité, c’est qu’il a compris que la surexploitation le conduisait à la surproduction et à l’insolvabilité du prolétariat, ce qui tarissait son profit, et qu’il était donc nécessaire de modifier cette contradiction absolue en une contradiction relative : la croissance du pouvoir d’achat du prolétariat devait assurer la pérennisation de la production sous condition d’un différentiel qui assure au capital sa marge de profit. À partir de l’intégration de la qualité dans la définition de la valeur d’échange, et du loisir dans les motivations du travail qui permirent de surpasser la crise, c’est au désir que le capitalisme fut forcé de diriger son attention et pas seulement à la nécessité.
La redistribution d’une partie du bénéfice au prolétariat fut suivie de l’intégration à la dynamique de l’entreprise de l’inventivité du salariat (la qualité du travail) parce qu’elle pouvait amplifier la production par la demande et la consommation : voilà qui implique la substitution des affects du plaisir et du désir à ceux de la peine et de la faim, c’est-à-dire, comme le précise Frédéric Lordon, que les affects du désir deviennent l’enjeu de la compétition pour le pouvoir[16]. Mais nous avons changé d’époque et de définition du système capitaliste.
« Mais en quoi consiste exactement cette extension de la complexion passionnelle du salariat requise par le projet néolibéral d’alignement intégral ? Nécessairement en enrichissement en affects joyeux, mais plus précisément ? En la production d’affects joyeux intrinsèques. Le premier enrichissement – celui qui avait donné à l’épithumè capitaliste sa configuration fordienne – avait consisté à ajouter aux affects tristes de l’aiguillon de la faim, les affects joyeux de l’accès élargi à la marchandise consommable, et complété le désir d’éviter un mal (le dépérissement matériel) par le désir de poursuivre des biens (mais sous la seule forme des biens matériels à entasser). Nul doute que cette première adjonction a beaucoup fait pour déterminer les salariés à l’alignement sur le désir-maître du capital. Mais insuffisamment, a cependant jugé l’entreprise néolibérale. Qui prend désormais elle-même le travail épithumogénique en main. Et voilà son ajout stratégique : l’aiguillon de la faim était un affect salarial intrinsèque, mais c’était un affect triste ; la joie consumériste est bien un affect joyeux, mais il est extrinsèque ; l’épithumogénie néolibérale entreprend alors de produire des affects joyeux intrinsèques. C’est-à-dire intransitifs et non pas rendus à des objets extérieurs à l’activité du travail salarié (comme les biens de consommation). C’est donc l’activité elle-même qu’il faut reconstruire objectivement et imaginairement comme source de joie immédiate. Le désir de l’engagement salarial ne doit plus être seulement le désir médiat des biens que le salaire permettra par ailleurs d’acquérir, mais le désir intrinsèque de l’activité pour elle-même. Ainsi l’épithumogénie néolibérale se donne-t-elle pour tâche spécifique de produire à grande échelle des désirs qui n’existaient pas jusqu’alors, ou bien dans des enclaves minoritaires du capitalisme, désirs du travail heureux ou, pour emprunter directement à son propre lexique, désirs de “l’épanouissement” et de la “réalisation de soi”, dans et par le travail »[17].
L’objectif premier de l’exploitation de l’homme par l’homme n’a pas été modifié : la capture des conditions d’existence de l’humanité, même si cette capture passe par la confiscation des affects de la multitude et pas seulement par celle de ses moyens de production. Mais…
« Passer d’une économie de la plus-value à une politique de la capture demande alors de préciser la nature de ce qui est capté »[18].
Du temps de Marx, la capture était la privatisation de la propriété dont les enclosures sont l’exemple paradigmatique, c’est-à-dire la privatisation des moyens de production. Mais aujourd’hui ?
« Or, la réponse d’inspiration spinoziste à cette question est immédiate : de la puissance d’agir »[19].
Frédéric Lordon précise que le couple plaisir-peine est dynamisé par le patronat sous une forme dialectique : il s’agit d’utiliser la peine comme ressort d’une relance du plaisir. D’où vient en réalité que le plaisir soit dans le désir de l’échelon supérieur ? Du fait que la suppression de la peine se transforme en plaisir, ce pourquoi le retour à l’équilibre antérieur le fait disparaître aussitôt, et que la peine est nécessaire pour en reproduire l’occasion.
L’articulation du désir à l’échelon supérieur est assurée par la crainte permanente de l’échelon inférieur. Et ce ressort est institutionnalisé sous le nom de hiérarchie, le contre-maître exerçant ses prérogatives de patron délégué avec d’autant plus de violence sur le dominé qu’il craint des représailles de son supérieur, mais aussi qu’il désire conforter sa position ou même accéder à un échelon plus élevé[20]. Le choix d’exercer le pouvoir (pouvoir de domination des uns sur les autres) ou de s’en libérer n’appartient pas à une classe mais à la disposition de tout le monde, comme le rappelle Frédéric Lordon :
« La vue spinoziste ajoutera que la servitude passionnelle est la condition de tous, et qu’en réserver l’imputation à certains en dit au moins autant sur celui qui impute que sur celui qui est imputé »[21].
Ce qui ne veut pas dire que tous les dominés soient de futurs dominants…
3) Le pouvoir de domination et la puissance de la liberté.
Dans la théorie de Spinoza, auquel se réfère Frédéric Lordon, actions ou interactions sont causes et effets, tout est déterminé, et l’“illusion de la liberté” est due à l’inconnaissance de la plupart des causes qui nous déterminent. Dès lors, observe Frédéric Lordon, un système aujourd’hui bien établi peut se défaire par le hasard d’une cause qu’il n’avait pu soumettre pour l’avoir ignorée :
« Or, les passions qui travaillent à maintenir des individus sous des rapports institutionnels peuvent aussi, parfois, se reconfigurer pour travailler à détruire ces rapports. Conformément au principe causal, elles ne se reconfigurent pas d’elles-mêmes, mais toujours sous l’effet d’une affection antécédente, souvent ce geste de trop que le pouvoir institutionnel n’a pas su retenir et qui va causer sa perte en remettant la multitude en mouvement »[22].
Par exemple : « Comme les matelots du cuirassé Potemkine basculent dans la mutinerie, indignés par la peine de mort réservée à ceux qui ont eu pour seul tort de protester contre la viande avariée, une mise à pied abusive déclenche un soulèvement usinier, ou le plan social de trop finit par mettre les cadres dans la rue »[23].
Le sort du Potemkine, réglé dans un sens inverse de celui qu’aurait pu espérer la multitude, montre combien il est dangereux de s’en remettre au hasard. En dépit du risque, Frédéric Lordon espère que le conatus de la multitude aujourd’hui organisé pour satisfaire l’actionnariat capitaliste puisse se réorganiser à ses dépens : la tristesse, aujourd’hui compensée par la joie factice du plaisir de la consommation, peut tout d’un coup se transformer en indignation si la supercherie de la compensation est découverte à l’occasion d’un événement futile mais qui n’en serait pas moins révélateur aux yeux du plus grand nombre. C’est compter avec l’idée que la tristesse puisse être un ressort de la réorganisation.
Mais dans une société où la réciprocité est systématiquement rompue, dévoyée ou récupérée à des fins contraires, personne n’a plus d’axe auquel se référer. La multitude est seulement équilibrée selon un rapport de force que les capitalistes veillent soigneusement à préserver en leur faveur et à prémunir de toute remise en cause. Si les dominés refusent le plaisir que leur délivre le capitalisme, ils sont voués à la tristesse[24] dont la somatisation exigerait le suicide s’ils n’acceptaient la peine.
Il nous serait plus facile de dire cela si l’on définissait comme “plaisir” la “joie postiche” qui accompagne le leurre de la consommation artificielle que le capitalisme substitue à la joie vraie, celle du Tiers, du sentiment d’humanité en chacun d’entre nous, à laquelle on réserverait le terme “joie”. Dès lors, on pourrait dire que, privés de la joie, et dans la mesure où ils s’indignent de la supercherie que leur impose le capitalisme sous couvert du plaisir, les hommes devant le vide d’être qui les conduirait au suicide se rattrapent à la peine grâce à laquelle ils peuvent se sentir exister malgré tout. C’est ce que l’on appelle la résignation. Il est plus facile pour tenir debout d’accepter son sort, que de subir la nausée de la désillusion. Les hommes requièrent le malheur comme défense ultime face au néant. Le capitalisme peut donc compter sur la tristesse comme un allié en cas de besoin.
C’est pourquoi il paraît nécessaire d’envisager le devenir post-capitaliste sur la possibilité ou l’impossibilité du Tiers plutôt que de s’en remettre à l’imprévu de la conjoncture.
Il existe une autre raison pour laquelle il n’est pas évident que la tristesse soit un motif de révolte et une promesse de révolution. Les dominés ont plusieurs stratégies : l’une est la résignation, on vient de le dire, mais une autre est la reconstitution entre eux des relations de réciprocité, comme par exemple chez les mineurs de Potosi (la montagne d’argent de Bolivie) : enfermés à vie dans les souterrains de la mine, les esclaves s’organisaient “à l’abri de la lumière” en recréant leur humanité avec une autre économie, une autre politique et une autre religion. Les esclaves d’Amérique, et les parias des bidonvilles créent aussi par leurs relations de réciprocité entre eux des valeurs qui leur appartiennent, et qui sont inaliénables. Pourquoi les Américains d’origine, les Noirs d’Amérique, les Esclaves africains ou asiatiques, les Roms européens, les Parias des banlieues renonceraient-ils à leurs valeurs pour s’intégrer au prolétariat du système capitaliste en pleine dissolution ? On ne voit pas non plus comment ils pourraient concilier leur système de réciprocité avec celui de la bourgeoisie, qui, replié dans le cadre familial ou la religion, ne produit plus que des justifications morales pour leur pouvoir. Cependant, de tels systèmes ne sont pas une solution d’avenir car ils se fondent sur des contextes particuliers et s’expriment dans des imaginaires tristes issus de l’exclusion.
Quoi qu’il en soit, c’est à la contradiction de la raison dont l’affect est la joie et des passions particulières dont l’affect n’est que plaisir que nous avons essentiellement affaire, ou, dit dans les termes de Frédéric Lordon, à la relation orthogonale entre la liberté de la multitude organisée par le principe de réciprocité – qui peut se dire l’empuissantisation – et le pouvoir promu par les prédations unilatérales capitalistes.
L’espérance dans le hasard qui recomposerait les données du système, et la foi en la supériorité de la raison éthique sur la raison utilitaire naissent spontanément de la communion des victimes, c’est-à-dire de la réciprocité de face à face généralisée ; mais il est clair que la société, qui n’entend pas recourir à l’idéalisme ni tolérer la résurgence d’imaginaires religieux dépassés, voudrait plus que jamais faire appel à la raison. Il lui faut alors exiger qu’elle soit capable de reconnaître les structures sociales instruites par le principe de réciprocité, et toutes les structures sociales qui l’autorisent à s’assurer de la genèse de l’Éthique.
[1] Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza, Paris, La fabrique, 2009, pp. 195-196.
[2] Cf. Dominique Temple, Théorie de la réciprocité sur http://dominique.temple.free.fr/
[3] Cf. Dominique Temple, “Le principe du contradictoire et l’affectivité” (1998).
[4] Ibid. pp. 54-55.
[5] Ibid. p. 149.
[6] Ibid. p. 150.
[7] Ibid. p. 150
[8] Distinction partout reconnue : labor/opus ; ponia/ergon ; arbeiten/werken ; travail/œuvre.
[9] Karl Marx, Å’uvres, économie, I, la Pléiade, Le manifeste communiste (II, prolétaires et communistes), p. 175.
[10] Frédéric Lordon, op. cit., pp. 152-153.
[11] Ibid. p. 153
[12] Ibid. p. 154.
[13] Ibid. p. 156.
[14] Ibid. p. 151.
[15] Ibid. p. 156.
[16] « Dans le pire des cas comme celui qui suit le désir d’éviter le mal du dépérissement matériel, la puissance d’agir n’est apportée que dans un environnement d’affects tristes. Dans le meilleur, l’épithumogénie spécifique d’entreprise (au sens capitaliste du terme cette fois) colinéarise les conatus salariés par des affects de joie mais en rivant les puissances d’agir à la division du désir, c’est-à-dire en bornant leur effectuation à des domaines extrêmement restreints ». Ibid. pp. 153-154.
[17] Ibid. p. 76.
[18] Ibid. p. 153.
[19] Ibid. p. 153.
[20] Ce mécanisme n’est pas une invention du système capitaliste ! La Boétie nous a rappelé qu’il est utilisé dans tous les systèmes de pouvoir.
[21] Frédéric Lordon, op. cit. p. 140.
[22] Ibid. p. 177.
[23] Ibid. p. 178.
[24] C’est peut-être ce que veut signifier le terme “atterré”.
J’ai l’explication : https://www.francebleu.fr/emissions/circuit-bleu-cote-saveur-avec-les-toques-en-drome-ardeche/drome-ardeche/circuit-bleu-cote-saveurs-avec-les-toques-de-drome-ardeche-102