La fusée Ariane, petite fille du missile balistique nazi V2, ou les origines du programme spatial français, par Roberto Boulant

Billet invité.

Un petit texte en hommage à Jacques Villain qui vient de nous quitter. Ingénieur de formation et historien de la conquête spatiale, ces travaux nous rappellent combien il n’existe pas de recherche appliquée neutre.

8 septembre 1944, Paris est libéré et même si le front est proche, la menace des destructions s’éloigne de la capitale. Et pourtant à 11h05, une formidable explosion dévaste un quartier de Maisons-Alfort causant de nombreuses victimes. Le premier missile balistique de l’histoire, le tristement célèbre V2, vient de devenir opérationnel.

S’en suivront 3.500 tirs – sur environ 4.000 engins construits -, qui causeront des milliers de victimes et d’immenses dégâts en France, en Angleterre, en Belgique et aux Pays-Bas. Il convient d’ajouter à cette macabre liste, les 20.000 morts du complexe souterrain de Dora Mittelwerk, où déportés et travailleurs forcés étaient employés dans des conditions dantesques à l’assemblage des V1 et V2 (sans oublier bien sûr la base militaire de Peenemünde). C’est là, suivant les mots de Robert Carrière, résistant français rescapé de Dora, que commença véritablement l’ère de la conquête spatiale…

Mais en septembre 44, les alliés connaissent déjà les caractéristiques et performances du V2. Les Britanniques ont récupéré via la Suède un engin perdu lors d’un essai, et les Russes ont ramené à Moscou un missile capturé en Pologne. Dès lors, la chasse aux savants allemands et à leurs armes imparables devient pour tous une priorité.

Tout cela était parfaitement organisé, et pour les Américains porte le nom d’opération Paperclip. Et les nazis le savaient. C’est pourquoi ils surveillaient de près savants et techniciens, avec l’ordre dans la dernière année de la guerre de les abattre au cas où ils tenteraient de se rendre à l’Ouest (se rendre aux soviétiques n’étant franchement pas la première option pour eux).

Ainsi début juin 45, quand seize Liberty ships chargés d’une centaine de V2 et de 14 tonnes de documentation, tentèrent de quitter le port d’Anvers pour la Nouvelle-Orléans, se virent-ils bloqués par… la Royal Navy ! Un épisode qui révèle par sa tension, l’extrême importance attachée par les gouvernements de l’époque à la technologie des missiles balistiques (je vous laisse le soin de deviner qui, entre un Royaume-Uni exsangue et une Amérique surpuissante, finit par avoir gain de cause).

Les Français dans cette course aux savants nazis (chasse, du côté soviétique), sous l’autorité du Pr Henri Moureu et de Frédéric Joliot-Curie, purent récupérer de leur côté la soufflerie d’Ötztal dans le Tyrol autrichien, ainsi que 200 tonnes de pièces et matériels divers. En mai et juin 45, grâce aux excellents rapports que le professeur Moureu entretenait avec les autorités américaines, il fut même possible de rapatrier d’Allemagne neufs wagons de pièces de V1 et V2. Il convient également de citer le rôle d’autres pionniers de la fuséologie militaire, comme le commandant Jean-Jacques Barré qui réalisa le premier prototype français de fusée à propulsion liquide, alors que le pays était encore occupé ! Finalement, en août 1945 est créé le CEPA (Centre d’études des projectiles autopropulsés), et en mai 46 à Vernon dans l’Eure, le LRBA (Laboratoire de recherches balistiques et aérodynamiques), destiné à devenir le cœur de la recherche balistique et spatiale française.

Côté ‘ressources humaines’, se sont 123 ingénieurs et techniciens allemands qui sont recrutés pour constituer un bureau d’étude. Bien que les ingénieurs français aient tout à apprendre de leurs subordonnés allemands et que la guerre soit encore présente dans tous les esprits, les relations de travail évoluent rapidement et permettent d’estomper les difficultés relationnelles et culturelles  (avec – un peu – de mauvais esprit, certains seraient d’ailleurs tenter d’y lire les prémisses du fameux moteur franco-allemand: sur un cycle à deux temps. Pendant que d’un côté du Rhin, le nombre de résistants explose en septembre 44, de l’autre, c’est le nombre de sympathisants nazis qui est comprimé en juin 45).

Différents projets de missiles à longue portée sont alors mis à l’étude, découlant de l’EA41 du commandant Barré ou de versions améliorées du V2. Mais devant l’absence de volonté politique, ils sont abandonnés un à un. Ainsi dès 1951, certains ingénieurs allemands commencent à quitter le pays, pour se mettre au service des États-Unis dans la guerre froide qui les oppose à l’URSS. Mais ceux qui restent, entourés d’une nouvelle génération d’ingénieurs français, constituent le noyau dur du LRBA (futur Société européenne de propulsion, puis SNECMA avant que d’être intégré au groupe SAFRAN). C’est à partir de leurs travaux que seront réalisées les premières fusées-sondes Vesta, le lanceur Diamant, le missile balistique M1, le second étage du lanceur européen Europa, ou bien encore le moteur Viking qui sous ses différentes évolutions, équipera les lanceurs Ariane 1 à Ariane 4.

Oui, Ariane est tout comme ses consœurs américaines ou russes, la descendante directe du missile nazi V2.

Alors cette brève histoire n’est-elle pas finalement à notre image, celle du produit de nos rêves, mais également celle de nos pires cauchemars ? Aujourd’hui nous avons absolument besoin, entre autre mille exemples, de l’observation spatiale pour comprendre les complexes interactions existant entre océans, forêts, calottes glaciaires et atmosphère. Mais cela ne doit pas nous faire oublier que les coordonnées géographiques de toutes nos grandes villes, sont prêtes à être injectées à tout instant dans les calculateurs de bord de missiles balistiques à tête(s) nucléaire(s).

Les fusées, ou l’épaisseur du trait entre ce qui sauve et ce qui tue. À l’image des sciences appliquées.

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