Voici un demi-siècle, Jean Rostand se demandait si les grandes expéditions vers l’espace n’étaient pas un luxe, ou comme le dit Chamfort : « Avoir des dentelles avant des chemises » si l’on pensait aux nombreux êtres humains qui au même moment ne pouvaient survivre, épuisés qu’ils étaient par la famine et la misère. À la même époque, il tirait déjà la sonnette d’alarme. Faisant écho au livre de Rachel Carson Printemps silencieux (1962), il nous faisait comprendre que notre rapport à la nature, que nous croyons réglé par une harmonie préétablie entre elle et nous, était en train de changer. La nature n’était pas cet océan de ressources illimitées que nous aimions y lire, nous nous devions d’en protéger la faune et la flore, pour le bien de notre propre espèce, pour le bonheur que nous procure la nature tout entière, autour de nous et en nous.
Depuis cinquante ans, le cours de l’histoire s’est encore accéléré. Malgré les avertissements de nombreux scientifiques face aux menaces de détérioration définitive de notre terre et de notre espèce, la politique de la terre brûlée qui est la nôtre se poursuit, menée par des conducteurs inconscients voulant à tout prix se projeter dans le peloton de tête, saoulés par la vitesse de leur course folle. Ils nous emmènent avec eux droit dans le mur. Leur soif de puissance n’a d’égale que leur aveuglement.
Le grand rêve technologique de notre époque, que nous qualifions de « scientifique », n’est plus uniquement le voyage dans l’espace mais bien de rendre l’homme immortel. Des sommes extravagantes sont consacrées d’ores et déjà à ce projet, comme à l’Initiative 2045, menée par Dmtry Iskov, milliardaire russe pour lequel « l’immortalité n’est ni un fantasme ni une utopie : ce n’est qu’un problème scientifique qui peut être résolu ». Il espère, à l’horizon d’une trentaine d’années, voir la conscience humaine transférée dans un corps artificiel impérissable. Le projet « transhumaniste » d’amélioration et d’amplification des capacités humaines dans un cyborg homme-machine, aurait atteint sa phase suivante mais aussi ultime, de projet « posthumaniste », où une créature artificielle idéale remplace celle imparfaite qu’était l’homme, et une fois pour toutes.
Certains donc prétendent faire le bien de l’humanité en cherchant à rendre l’homme immortel, et prioritairement évidemment leur propre petite personne en raison de son génie avéré, quel que soit le prix à payer pour une telle prolongation, définitive sans doute, mais aux motivations douteuses.
Si la situation n’était aussi sérieuse pour la grande masse de l’humanité vivant dans la pollution et la précarité, ce projet pourrait sembler ridicule, témoignage seulement du narcissisme infantile de ses auteurs. Malheureusement, aussi fascinant qu’il soit à première vue, ce dessein est essentiellement injuste car s’il nous projette dans un pays de Cocagne enchanté, il nous détourne de notre devoir humain plus qu’urgent de restituer leur dignité perdue à beaucoup de femmes et d’hommes soucieux de leur présent et de celui de leurs enfants dans un cadre durable et renouvelable plutôt qu’en voie de dégradation à un rythme désormais exponentiel.
C’est Jean Rostand aussi qui a écrit : « La science a fait de nous des dieux avant même que nous méritions d’être des hommes ». Cette immortalité physique et psychique individuelle, rendue possible par la technologie à l’image de la science-fiction, ne vaudrait pas encore grand-chose comparée à l’immortalité à nos yeux de grands artistes et de génies de la pensée, qui l’ont réalisée à leur manière, en nous laissant des œuvres reflétant au mieux ce que l’humain peut produire, dans sa singularité non pas technicienne, mais subjective et universelle. Encore faut-il que notre course folle s’interrompe d’abord : ni l’immortalité physique individuelle, ni celle du génie de l’espèce ne valent quoi que ce soit dans un monde où la survie du genre humain lui-même est rendue impossible par la quête échevelée du profit à court terme.
Mais c’est quand même se donner beaucoup de mal pour reproduire en moins bien ce qui existe déjà dans la…