Billet invité.
Avant de rouvrir le rideau sur la « lutte de lignes », amorcée par la directive des « Dix premiers points », qui coupe en deux le Parti Communiste Chinois à partir de 1963, il serait bon de rappeler que tout cela se déroule sur fond de rupture plus large au sein du bloc communiste mondial : dès l’été 1960 les Soviétiques, rompant unilatéralement le traité d’amitié et de coopération conclu avec la Chine, rembarquent le matériel des gros complexes d’industrie lourde en chantier qu’ils s’étaient engagés à équiper et rapatrient leurs experts.
Le contentieux entre les deux « empires » (qui se sont de tout temps méfié l’un de l’autre) date de plus loin : Mao n’a pas approuvé le rapport Khrouchtchev en 1957 ni l’entrevue de Camp David en 1959 qui, l’un comme l’autre, le poussent à penser que l’URSS a trahi la cause révolutionnaire en « révisant » les fondements du marxisme-léninisme et en adoptant une politique conciliatrice avec les impérialistes. La tension est telle qu’elle provoque même quelques incidents frontaliers au Xinjiang et sur le fleuve Ili. Or la faille qui vient de se creuser à l’échelle mondiale a sa « réplique » au sein du PCC.
Le coup d’envoi de l’affrontement est sans nul doute l’appel lancé par Mao en septembre 1962 : « N’oubliez jamais la lutte des classes ! » qui sonne comme une reprise en main de la situation dont nous avons vu qu’elle s’était nettement assouplie depuis son relatif effacement suite à l’échec du Grand Bond. En effet, au cœur même du Bureau Politique, de nombreux « modérés » rêvent d’un atterrissage en douceur et d’un socialisme plus conciliateur : Chen Boda entreprend de rogner peu à peu la part de « communisme » intégral des Communes Populaires, Deng Xiaoping caresse l’idée que tous les chats peuvent bien être gris s’ils attrapent des souris, Liu Shaoqi voudrait panser les plaies et présider une Chine apaisée en bons termes avec tout le monde. Lors du Dixième Plenum toutefois un accord de façade semble s’établir sur la nécessité de mettre en chantier un « travail d’éducation socialiste » à l’échelle du pays pour extirper les « tendances spontanées au capitalisme » toujours prêtes à repousser comme autant de mauvaises herbes menaçant d’étouffer les bonnes semences de la Révolution. La mise en œuvre de ce programme à travers différentes « expériences » en zones rurales en 1963-64 va révéler les profondes divergences que l’unanimité de façade a masquées. A l’été 1964, une polémique s’enfle et court comme un feu de brousse. Elle prend une tournure plus philosophique que vraiment politique : deux « théorèmes » s’affrontent qui rouvrent la faille mal colmatée. Le premier s’énonce « Un se divise en deux« , c’est celui défendu par Mao et ses partisans. On y reconnaît son postulat favori, estampillé « pur Yi Jing« , qui veut que tout ce qui vit s’alimente de contradictions et qu’il y a toujours profit à les laisser pleinement jouer tant qu’on ne se trouve pas entre ennemis irréconciliables. Le second, « Deux fusionnent en un« , est la devise du camp d’en face, plus familièrement « Pas trop de vagues ! » : la solution pour un développement continu et harmonieux est dans la recherche de positions d’équilibre successives et de conciliation par compromis au gré des situations, procédure où l’on retrouve sans trop d’étonnement les préceptes confucéens de la « régulation » (traduction que donne F. Jullien du « Zhong Yong« , l’un des « Quatre Grands Livres« ) et que Deng Xiaoping appliquera quand il reviendra au pouvoir en 1978.
Constatant les succès mitigés du « Mouvement d’éducation socialiste » et les efforts déployés par ses adversaires pour en édulcorer les effets, Mao passe à l’offensive avec l’intention avouée de dynamiter ces « grands fiefs encore gouvernés par les Morts« , véritables camps retranchés de l’idéologie bourgeoise que sont encore à ses yeux l’éducation et la culture. Ces bastions de la superstructure sont tenus par Zhou Yang, président de l’Union des écrivains et vice-ministre de la Culture (l’instigateur du symposium sur Confucius en 1962, cf 1ère partie), Peng Zhen, maire de Pékin, flanqué de son vice maire, Wu Han, également rencontré dans notre 1ère partie comme auteur d’une pièce de théâtre exaltant la figure de l’intègre Hai Rui destitué par un souverain despotique et injuste. Toutes ces sommités académiques (et bien d’autres) s’apprêtent à devenir les figures à abattre dans le stand de jeu de massacre qu’on ne va pas tarder à appeler la » Grande Révolution Culturelle Prolétarienne ».
Le 10 novembre 1965, un article publié dans le « Wenhuibao » de Shanghai est une critique acerbe de la pièce de Wu Han « La destitution de Hai Rui » (qui date de 1961). Il est signé par Yao Wenyuan, un jeune journaliste appelé à un grand avenir dans la Révolution Culturelle jusqu’à son baisser de rideau définitif en 1976 puisqu’il sera alors au nombre des « Quatre » de la fameuse « Bande ». Est nommé au début de l’année 1966 un « Groupe des cinq » chargé très officiellement d’animer cette « Révolution Culturelle » et de démanteler les fiefs infectés par une idéologie vénéneuse. Une fois de plus, Mao roule ses adversaires dans la farine en se livrant à ce sport où il excelle : attiser ses chères contradictions en les portant à l’incandescence et amener ses adversaires à se dévoiler sous leur vrai jour. Jugez plutôt : c’est Peng Zhen qui est nommé à la tête de ce « Groupe des cinq » et Liu Shaoqi lui-même est convié à jouer un rôle majeur dans l’application des décisions prises ! Après ce coup d’envoi, les événements se succèdent très vite : le 16 mai 66, une circulaire du Comité Central appelle à débusquer très vite les « individus du type Khrouchtchev infiltrés jusque dans les rangs du Parti » et à l’été, après avoir nagé dans le Yangzi, Mao affiche son propre « dazibao » (affiche en grands caractères) au siège du Comité Central : « Bombardez les états-majors ! »
Ne pouvant (et ne voulant) entrer ici dans les détails du tumultueux déroulement de la GRCP, nous nous contenterons de nous en tenir plus strictement à notre sujet : l’utilisation des précédents historiques et littéraires qui nourrissent les débats et servent de fonds référentiel commun. On ne peut les retrouver qu’en enjambant le gros de la tourmente exaltée et meurtrière (1966-1971). Rien à se mettre sous la dent pendant ces cinq années-là, et pour cause : la seule et unique référence admise et imposée pendant tout ce temps a été le « Petit Livre Rouge« ! Ce n’est qu’en 1973 que les joutes idéologiques peuvent reprendre « à la chinoise », c’est-à-dire par le truchement d’écrits anciens. En 1973, deux ans après la mort accidentelle (?) de Lin Biao en fuite hors de Chine pour avoir fomenté un complot, on assiste à une nouvelle mobilisation des masses sur le mot d’ordre : « Pi Lin, pi Kong » (« Critiquons Lin Biao, critiquons Kong Fuzi »). Confucius revient donc sur le tapis, sa mise en cause est un grand classique, mais son appariement avec l’ambitieux maréchal Lin Biao n’est pas évident à première vue. Sans doute une interrogation rétrospective sur les débordements du culte de la personnalité auxquels la Chine vient de se livrer impose-t-elle une révision et un responsable. Auteur du recueil des pensées du Grand Timonier compilées dans le « Petit Livre Rouge« , Lin Biao est une cible expiatoire d’autant plus commode qu’il est mort et qu’on ne se privera pas de l’accuser alternativement (voire conjointement) de dérives gauchistes ou droitières ! N’est-il pas coupable d’avoir, à la manière de Confucius, voulu endoctriner le peuple en lui bourrant le crâne d’un catéchisme « rouge » pour mieux se faufiler jusqu’au sommet du pouvoir (il était le dauphin désigné de Mao). Confucius reste au centre des débats du IXème Congrès du PCC en septembre 1973 puisqu’il y est décidé de relancer le mouvement de critique en vue d’éradiquer tout ce que le confucianisme véhicule de négatif, comme l’élitisme, la soumission et le piétinement dans le passé entretenu par un fatras de « vieilleries » dont il reste encore bien des racines à couper.
De plus en plus ouvertement, le régime de Mao s’inspire désormais des ennemis jurés des confucéens : les légistes. Ces disciples de Shang Yang (IVème siècle avant notre ère) ont été les artisans de la victoire de Qin Shi Huangdi, le premier empereur unificateur de la Chine (221-210) et les inspirateurs du grand autodafé des livres et de l’exécution des lettrés (en 212). Le légisme ne prône pas à proprement parler un état où règnent les lois, mais un pouvoir fort garanti par un système despotique fondé sur un jeu de récompenses (rares)/punitions (fréquentes et impitoyables) : une main de fer dans un gant de toile émeri ! L’empire légiste, fondé sur le développement de l’agriculture, accroît aussi les échanges par l’unification de la monnaie et celle des poids et mesures ainsi que par la création d’un réseau de routes standardisé. Il s’est trouvé contraint de pratiquer une économie de temps de guerre (avant d’unifier la Chine il a fallu à Qin éliminer toutes les principautés rivales) et le résultat a été un saut qualitatif très important dans la maîtrise de la métallurgie, l’efficacité des armes (l’arbalète), la rationalisation du maillage du territoire, l’organisation du travail (en bonne partie corvée et travail forcé de travailleurs déportés), l’hydrographie (les premiers barrages)…etc. Mao a les mêmes ambitions pour la Chine et il ne cache pas son admiration pour le personnage du premier Empereur. Nous laissons chacun jouer au petit jeu de ressemblances !
Or, quel heureux hasard !, c’est opportunément en 1974 qu’un paysan des environs de Xi’an (au Shaanxi) découvre en bêchant une tête d’argile enfouie dans le sol. Il s’agit bien sûr de la première trouvaille de l’armée de 8000 soldats de terre cuite que Qin Shi Huangdi a fait placer aux avant-postes de son tumulus et qui révèle au monde entier le haut degré des capacités d’organisation et des opérations très rationalisées mises en œuvre à l’époque pour sa réalisation.
Parallèlement un ouvrage se répand dans les librairies et fait l’objet de commentaires dans les revues du PCC : il s’agit de la « Dispute sur le sel et le fer » (« Yantie lun« ), le verbatim d’une controverse bien réelle qui s’est déroulée en 81 avant notre ère à la cour des Han, six ans après la mort de l’Empereur Wudi, entre le Grand Secrétaire Sang Hongyang (le jeune empereur qui n’a que treize ans ne prend pas la parole, pas plus que le Régent pourtant présent lui aussi) et une soixantaine de lettrés confucéens venus de tout l’empire pour porter la contestation à propos de mesures adoptées par le règne qui vient de s’achever. En effet, l’empereur Wudi, s’inspirant des méthodes autoritaires et centralisatrices de Qin Shi Huangdi, a non seulement décrété le monopole de la frappe de la monnaie par l’Etat (avec un succès assez relatif), mais aussi nationalisé en 119 les secteurs d’activité les plus indispensables et rentables que sont le sel et le fer (auxquels s’ajoutent les alcools). Sang Hongyang, conseiller de l’empereur Wudi dans le droit fil du légisme, a personnellement mis en place un système rationnel de régulation des approvisionnements en égalisant les prix des denrées par leur circulation, contrôlée par l’Etat, entre régions où elles sont abondantes et à bas prix et les régions où leur rareté les rend chères. Il encourage le commerce et même, ne tarissant pas d’éloges sur la diversité des produits venus de l’étranger, se montre un partisan enthousiaste des relations internationales ! C’est contre tous ces dévoiements révélant un gouvernement indigne de ce nom que les lettrés confucéens sont venus se plaindre : en gros, le commerce et les profits qu’il génère sont des activités corruptrices (les inévitables pots de vin) et répréhensibles (non conformes au respect des rites) auxquelles un empire qui se respecte ne devrait pas prêter la main ! On devine aisément, dans ce mouvement de critique en train de se mettre en place 2054 ans après, que les lettrés confucéens aigris et pleurnichards sont dans le mauvais camp, mais la louange implicite de Sang Hongyang laisse perplexe et l’incitation aux achats de denrées étrangères de luxe a de quoi surprendre un peu… sauf si l’on se souvient que la Chine Populaire occupe à l’ONU depuis octobre 1971 le siège qui était celui de Taïwan depuis 1950 et que la « diplomatie du ping-pong » mise en œuvre sans bruit par Kissinger et Zhou Enlai a abouti à la visite de Nixon à Pékin en 1972.
Une dernière polémique du genre qui nous intéresse ici va clore la période de la GRCP. Elle a lieu en 1975 et se développe autour de la question d’éventuelles révisions de verdicts ayant frappé des « révisionnistes », en particulier celui qui a condamné à la réclusion à vie l’ancien président Liu Shaoqi, mort en prison en 1969. Le « problème des verdicts » ne sera jamais évoqué directement du vivant de Mao, mais l’affaire sera débattue à travers le subterfuge habituel : une nouvelle controverse (en fait résurgence d’un ancien débat du début du siècle) naît qui prend pour objet le roman classique du XIVe s. « Au bord de l’eau » (« Shui hu zhuan« ) tout au long duquel nous vivons au quotidien en plein XIIe s., sous les Song, avec une bande de 108 brigands, bandits d’honneur mais aussi hommes de sac et de corde, qui ont pris le maquis contre l’empereur et se sont réfugiés dans les Monts Liang au nord du Fleuve Jaune. Après nombre de brillants combats remportés, là encore, par l’alliance de la ruse et du courage (et dont Mao s’inspira), le chef de cette bande de frères jurés, un certain Song Jiang, décide, sans trop avoir consulté tout le monde dans sa troupe, de faire amende honorable en se rendant à l’Empereur Song en 1121. Comme ironise Etiemble dans l’avant-propos qu’il donne à la traduction du roman par Jacques Dars dans la collection La Pléiade : « Comble d’horreur, Song Jiang s’avoue disciple de Confucius et de Mencius et s’en remet à la magnanimité de l’empereur Huizong, ce débauché qui dispose d’une favorite, pensez donc ! »
C’est évidemment l’insigne sottise de la fraction gauchiste du PCC (qu’on n’appelle pas encore « Bande des Quatre » en 1975) que fustige Etiemble : ces révolutionnaires modèles n’ont-ils pas décrété urbi et orbi que Song Jiang, le « capitulard« , le renégat qui a trahi les siens et la juste cause de la rébellion devra porter l’étiquette « révisionniste » pour les siècles des siècles devant le grand tribunal de l’Histoire ? Toute ressemblance avec Liu Shaoqi…
FIN. Non pas de l’Histoire évidemment (Mao avait raison au moins sur ce point, les contradictions d’aujourd’hui sont autres, mais elles n’ont pas cessé et l’Histoire continue), mais de notre parcours qui, soulignons-le encore, n’a prétendu à rien d’autre qu’à proposer une piste de lecture légère et un peu décalée d’une grande page de l’histoire du XXe s.
La réponse est ici : entre Avranches et Granville.