Un résumé de Les marchands de doute (2010) de Naomi Oreskes et Erik M. Conway (Le Pommier 2012), par Madeleine Théodore. Ouvert aux commentaires.
Au sujet de la liberté d’expression, la notion d’« égalité du temps de parole » demeure à la racine du sens de la justice et du fair-play des Américains. Cependant, toutes les versions ne sont pas justes ou vraies, Internet a créé une galerie où toute affirmation peut être démultipliée à l’infini. Où que l’on se tourne, on voit quelqu’un mettre en doute quelque chose.
La question est : qui doit-on écouter?
Souvent, les medias se dispensèrent d’informer les lecteurs. Certains journalistes actuels ont été surpris par le résultat d’une étude portant sur 5 ans qui révèle comment les dirigeants des medias furent courtisés par l’industrie du tabac, et y répondirent comme celle-ci le souhaitait.
En principe, les medias doivent jouer le rôle de veilleur consciencieux mais ce ne fut pas le cas. Il y eut de fausses informations publiées en provenance de la droite mais aussi de la gauche. La situation évolue. La presse a révélé que des généraux à la retraite témoignant à la télévision sur la guerre en Irak n’étaient pas indépendants mais des employés payés par des fournisseurs de l’armée, d’autres travaillaient pour la Maison Blanche.
Au niveau de la stratégie, faire croire que les affirmations mises en avant étaient scientifiques fut le moyen clé des campagnes pour vendre le doute. L’institut Marshall rédigea des rapports présentant tous les dehors de l’argumentation scientifique, l’un d’eux au moins parvint jusqu’à la Maison Blanche où il fut pris au sérieux. Pourtant les rapports ne passaient pas par la procédure d’évaluation indépendante par les pairs. Les scientifiques impliqués adoptèrent aussi des méthodes qui s’écartaient clairement des normes de comportement scientifique habituel, en lançant des pétitions publiques dont les signataires peuvent ne rien connaître au sujet en question. En 1973, Richard Nixon décida de dissoudre le PSAC (Conseil national scientifique du Président). Le pays ne disposait peut-être plus du PSAC pour faire le point de la situation scientifique, mais cela n’avait peut-être pas d’importance, car les campagnes menées pour dévaloriser la science en jeu furent si amples, si subtiles et si bien financées que le PSAC aurait eu du mal à rivaliser avec elles, elles bénéficièrent par exemple du soutien d’Exxon Mobil à l’entreprise de fabrication du doute. On trouve aussi parmi les groupes de réflexion que Philip Morris a soutenus l’Institut Ludwig von Mises, propagateur du laisser-faire économique, défenseur à tout crin du marché et de la liberté de la concurrence.
Les protagonistes de l’entreprise du doute Seitz, Singer, Jastrow, Nierenberg envisageaient la science comme une aide cruciale à mobiliser pour prévenir l’expansion du communisme. Lorsque cette menace disparut, ils se tournèrent vers l’environnementalisme comme le nouvel ennemi à abattre. George Soros a ainsi dit que la seule voie qui ne détruit pas, finalement, les autres libertés, est celle de la libre concurrence. Il s’agit d’un acte de foi.
Le principe selon lequel la libre concurrence conduit à l’équilibre entre l’offre et la demande et assurera une distribution des ressources optimale est un axiome qui se révèle faux, ce dont a témoigné l’effondrement du marché du logement aux Etats-Unis en 2008. L’Histoire révèle que les marchés peuvent se tromper, comme l’a montré la Dépression.
Le spectre de l’accroissement du contrôle gouvernemental était souvent lié à la menace agitée par les ultralibéraux d’une gouvernance mondiale par un « Nouvel ordre mondial », avec planification centralisée par les Nations-Unies. Aussi, pour ses adversaires, le Sommet de la Terre était un champ de bataille mis en place par des socialistes, les Américains devaient prendre garde à l’ennemi intérieur, l’EPA, l’agence pour la protection de l’environnement.
Cependant, peu de climatologues sont des militants du socialisme et plus on attend, plus les problèmes s’aggravent.
Le paradoxe aussi, c’est que ces collaborateurs de la stratégie dilatoire ont favorisé la création de la situation qu’ils redoutaient. C’est ainsi que Gus Speth, doyen à Yale de l’École d’études forestières et environnementales avertit que des solutions à long terme doivent être recherchées dans des transformations des principaux modes de fonctionnement du capitalisme contemporain. Des « gentlemen du Sud » se préparent donc à démanteler le capitalisme !
Dans les années 1980, l’Administration Reagan annonça qu’elle considérait que « la technologie fournirait la réponse ultime aux problèmes d’approvisionnement en énergie et de protection de l’environnement ». La question est cependant de savoir si nous pouvons supposer que le marché produira ces technologies de lui-même selon sa propre logique et de savoir s’il le fera dans les temps. Cette croyance de l’époque Reagan est connue sous le nom de cornucopianisme (la corne d’abondance). En réaction au philosophe Malthus, elle affirme un progrès illimité.
Selon ce mouvement et son fondateur Julian Simon, membre du think tank libertarien le Cato Institute, le monde futur serait meilleur et moins vulnérable aux perturbations dans l’approvisionnement des ressources que le monde actuel. Cette philosophie est liée au fondamentalisme du marché selon lequel l’État est le problème, pas la solution. On peut contredire cette pensée par deux arguments :
1) elle suppose que les avancées vont nécessairement se poursuivre.
2) elle suppose que l’abondance des années passées a été le résultat de l’économie de marché. Or on peut montrer que cette assertion est fausse.
Beaucoup de technologies furent inventées avant l’émergence du capitalisme. De plus, l’Union soviétique fut une société technologiquement innovante.
Les cornucopiens ont une foi aveugle en la technologie, que les faits historiques n’ébranlent pas. Cette attitude, on peut l’appeler « technofidéisme ». On peut se demander pourquoi ils gardent cette foi aveugle, alors que l’Histoire montre qu’ils ont tort.
D’après Milton Friedman, « les grandes avancées de la civilisation ne sont jamais venues de systèmes avancés de gouvernement ». Cependant, la technologie la plus importante de l’âge industriel consista à fabriquer des pièces parfaitement identiques et interchangeables. C’est le département de la Défense de l’armée américaine qui développa des machines capables de fabriquer des pièces pour d’autres machines. Quand la technique de base fut inventée, – les machines-outils d’aujourd’hui – elle se répandit rapidement à travers toute l’économie américaine, ainsi qu’en Europe et au Japon. C’est un gouvernement centralisé, sous la forme de l’armée américaine, qui inventa l’âge moderne de la machine. De même, c’est ainsi qu’Internet fut développé comme un réseau complexe d’échanges entre universités, agences gouvernementales et industries, en grande partie financé par le département de la Défense.
Dans d’autres cas, les technologies furent inventées par des individus mais diffusées par des aides gouvernementales. L’énergie nucléaire, par exemple, qui peut nous aider à sortir du casse-tête du réchauffement climatique, est un sous-produit de la technologie qui enclencha la guerre froide : la bombe atomique.
En conclusion, les campagnes de promotion du doute ne concernaient pas la science, mais bien le rôle du gouvernement, tout particulièrement dans la remédiation aux échecs du marché.
S’il s’agissait de politique déguisée en science, pourquoi les scientifiques ne s’en sont-ils pas rendu compte et pourquoi ne se sont-ils pas exprimés ?
Une des raisons se trouve dans la dialectique complexe qui, en science, se joue entre l’individu et le groupe.
De plus, les scientifiques sont des spécialistes pointus, mais peu entraînés à défendre le travail scientifique contre des contradicteurs déterminés et bien financés.
Ils sont aussi soumis à un dilemme : l’objectivité exige qu’ils restent à l’écart des questions contestées, mais s’ils ne s’engagent pas, personne ne saura à quoi ressemble le point de vue objectif sur la question.
De même, ils sont réticents à prendre parti parce qu’ils ont vu ce qui se passe quand ils le font. Les auteurs du présent livre ont eux-mêmes été attaqués, en particulier par le sénateur James Inhofe de l’Oklahoma. Ben Santer continue d’être harcelé, l’audit climatique conduit par Steve McIntyre, un géologue canadien lié à l’industrie minière, a usé du Freedom of Information Act (FOIA ) pour exiger des détails à propos de ses recherches. Les attaques ont un effet inquiétant. L’intimidation fonctionne !
La raison la plus excusable pour laquelle les scientifiques ne se sont pas plus engagés tient à leur amour de la science, et à leur croyance que la vérité finit par triompher. C’est leur travail spécifique d’imaginer ce qu’est cette vérité. Un scientifique renommé avait dit à propos du rapport de 1983 sur le changement climatique qu’il était bon à mettre à la poubelle et qu’il l’avait donc ignoré. Malheureusement, les poubelles ne se vident pas toutes seules.
Des solutions existent. Il faut cesser de prêter l’oreille à la désinformation, être attentif à ce que disent les scientifiques et mettre à contribution le pouvoir des ingénieurs. Nous avons tous besoin d’une meilleure compréhension de ce qu’est vraiment la science.
Nous sommes confrontés maintenant aux coûts environnementaux liés à la façon dont les citoyens des nations riches et développées ont vécu depuis la Révolution industrielle. Maintenant nous devons ou bien en payer le prix, ou bien changer notre façon de faire, ou bien les deux. Il n’est pas étonnant que les marchands de doute aient eu du succès : ils nous ont offert le prétexte pour ignorer la note que nous allons devoir payer.
La culture du doute a bien fonctionné. La théorie de la décision en explique la raison, selon les auteurs Ronald Giere, John Bickle, Robert Mauldin dans leur livre « Understanding Scientific Reasoning ».
Selon cette théorie, le résultat d’une analyse rationnelle est le suivant : en cas de connaissance incertaine, la meilleure option est de ne rien faire. Faire quelque chose implique des coûts et si l’on n’est pas sûr que ces coûts seront compensés par des bénéfices futurs, il vaut mieux laisser les choses en l’état. De plus, agir pour limiter les dommages à venir oblige à renoncer à des avantages pour aujourd’hui. Certains disent aussi qu’il faudrait pour agir face au futur, des preuves irréfutables. La question est : « Pourquoi faudrait-il exiger de telles preuves ? » car on ne peut jamais prouver quelque chose à propos du futur.
Le doute fonctionne car nous avons une vision erronée de la science : nous pensons que la science produit des certitudes. Par conséquent, si la certitude fait défaut, nous pensons que la science se trompe ou n’est pas achevée. Cela vient d’une idée positiviste du 19ème siècle, qui n’est rien de plus qu’un rêve. La science ne fournit qu’un consensus d’experts, fondé sur l’examen minutieux des faits et de leur organisation.
De plus, écouter « les deux versions » sur un problème a du sens pour des débats politiques au sein d’un système biparti, mais pour une question scientifique, il peut y avoir de nombreuses hypothèses, comme il pouvait y en avoir par exemple pour la dérive des continents. Malheureusement il y a eu un débat entre les opinions de Seitz, Singer, Nierenberg et une poignée d’autres d’un côté et, de l’autre, le GIEC, une organisation regroupant les travaux de milliers de personnes.
Un autre point important à mentionner est que la science est collective. Nous pensons à de grands hommes de science comme Galilée, Newton comme à des personnalités héroïques, isolées mais dès les premiers jours, la science a été liée à des institutions car les lettrés ont compris que pour créer des connaissances nouvelles, il leur fallait les moyens de confronter les apports des uns et des autres, et faire de la place à ces connaissances, qui nécessitent un mécanisme de contrôle des innombrables contributions qui sont faites.
Depuis les années 1960, l’idée fondatrice de la science est la même : les idées scientifiques doivent s’appuyer sur des faits, et être soumises à acceptation ou rejet. Tant qu’une opinion n’est pas passée par le filtre du jugement par les pairs, ce n’est pas plus qu’une opinion. En science, on n’est pas censé s’accrocher à un sujet jusqu’à ce que la réserve des opposants ait été épuisée.
Nombre de points de vue des contradicteurs n’avaient pas franchi les tests de l’évaluation par les pairs. Ils ne pouvaient dès lors être considérés comme scientifiques. De plus, beaucoup d’entre eux avaient cessé de faire de la recherche. Fred Singer est peut-être le seul qui puisse prétendre avoir été un scientifique actif durant le déroulement des événements rapportés. Par ailleurs, ces hommes n’étaient experts dans aucun des domaines vers lesquels ils se tournèrent au sommet de leur gloire. Pour pouvoir être expert dans les différents domaines qu’ils abordèrent, ils auraient dû l’être dans tous. Or la science moderne est beaucoup trop spécialisée. Que dire d’un expert dans plusieurs domaines à la fois ?
Que pouvons-nous faire ?
Nous pouvons faire confiance aux experts scientifiques sur les sujets scientifiques, en nous informant sur ce qu’ils ont fait. Si la communauté scientifique a été mandatée pour analyser un dossier, il faut prendre au sérieux ses analyses et ne pas les rejeter parce qu’une personne, quelque part, n’est pas d’accord. Ce n’est pas une raison non plus pour rejeter l’observation faite par des profanes détenteurs d’un véritable savoir empirique, que les scientifiques commencent à reconnaître.
Notre confiance doit être spécifique. Une confiance stupide en l’autorité est l’ennemi de la vérité, mais il en va de même d’un cynisme stupide.
Le mieux est de laisser les témoins des événements s’exprimer eux-mêmes.
Voici un premier commentaire : celui de S. J. Green, directeur de recherche pour l’institut du tabac : « Exiger une preuve scientifique est toujours la bonne formule pour l’inaction et la temporisation, et c’est d’habitude la première réaction du coupable. Le fondement adéquat d’une prise de décision, bien sûr, c’est tout simplement ce qui paraît raisonnable dans les circonstances du moment ».
Et un deuxième commentaire, celui-ci de Nierenberg (dans un moment de candeur) : « Au fond de vous-même, vous savez bien qu’il est impossible de répandre 25 millions de tonnes de sulfates par an dans le Nord-Est sans qu’il en résulte quelques… conséquences ».
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